Plusieurs mois sont passés depuis qu’Ella t’a quitté. Plusieurs mois que tu t’acharnes, t’as jamais fait autant de papiers de toute ta vie. Elle qui avait toujours tout géré pour te protéger, tu te sens noyé. Tu n’as aucune espèce d’idée de comment gérer tout ça. Comment gérer la douleur de la perte et les obligations administratives ? Tout ça n’a aucun putain de sens pour toi, c’est absurde. Tu ne sais pas comment, t’as pourtant réussi à remplir ces tâches toutes plus douloureuses les unes que les autres. Pas d’enterrement, tu lui as promis. À la place, une belle cérémonie. Tous ses amis – beaucoup : Ella était très appréciée, autant des tiens que de simples connaissances, de la famille à elle, aussi. Pas de pleurs, enfin le moins possible : elle aurait voulu voir tout le monde rire, mais tu n’y es pas arrivé. T’as pas su faire semblant. Moment d’émotion, trompette à la main, la musique vaut mieux que tous les mots, c’est ce qu’elle t’a toujours dit. C’est pour cette raison qu’elle t’a toujours poussé à poursuivre les cours, section cuivres, au conservatoire, sans vraiment d’enjeux autres que de faire sortir la tristesse et les émotions qui te traversaient et que tu refusais de laisser sortir, depuis que tes parents t’avaient été arrachés. Il n’y a que par cette voie que tu as su laisser s’exprimer tes maux, pas vraiment doué avec les mots. Tout naturel, donc, que tu lui joues un dernier morceau, au coeur de la basilique Saint Sernin, pour lui témoigner combien tu l’as aimée – combien tu l’aimeras toujours.

Depuis ce jour là, c’est la panique à bord. Tu ne réalises pas vraiment ce que tu fais, tu n’as pas le temps d’avoir peur. Fichu robot parmi les humains, tes sourires se sont changés en râleries et cernes sous les yeux. Tu fais. Tu ne vis rien totalement, t’as comme l’impression de tout vivre de l’extérieur. Devenu spectateur de ta propre vie, tu sais que c’est passager, mais ça t’use. Dernières accolades à tes complices toulousains, tu laisses définitivement une partie de ta vie derrière toi. Mais pas Ella, dont tu gardes l’urne précieusement cachée dans ton sac à dos avec toi, le temps de pouvoir lui offrir son dernier voyage sur les terres où vous vous êtes rencontrés il y a de ça presque deux décennies. T’aurais bien aimé que ça dure une éternité. Tu la ramènes avec toi à Fall River. Tu sais que certains trouveraient ça abjecte, absurde, peut-être glauque ou sale. Mais tu t’en fous. Tu demandes à personne de comprendre : cette promesse réside entre elle et toi.

T’as fini par t’installer en résidence universitaire le temps de finir ton année, un peu à la hâte. Tu peux enfin lever le pied. Malgré les mois passés, t’es toujours aussi sonné et aphone. T’as besoin de prendre l’air, mais peut-être pas de croiser des connaissances : t’as pas la force de servir ce discours que tu sers depuis des semaines, des mensonges bien écrits, appris par coeur pour n’inquiéter personne. Casquette vissée sur la tête, lunettes de soleil parce que t’es convaincu que ça cache tes traits creusés par les insomnies, tu redécouvres les rues de cette ville où t’as grandi. A chaque coin de rue, tu te revois gamin, courir après Leja dans un cache-cache endiablé ou un trappe-trappe éfreiné… Votre premier bisou, hauts comme trois pommes, pour vous préparer « quand vous serez plus grands ». Sur le coup, t’as presque l’impression de voir double, quand tu lèves les yeux. Non, tu dois probablement rêver. La dernière fois que tu l’as vue, c’était à la fac à Boston et sur le coup, tu ne fais pas le rapprochement avec vos multiples discussions, trop perdu dans tes pensées, hagard. Tu n’atterris que lorsqu’elle te prend dans ses bras. retour à la réalité. Plus doux que tu l’imaginais. « Leja ! no esperaba verte aqui !» que tu lances dans un sourire doux, en la serrant à ton tour contre toi

Si tu étais jusqu’ici convaincu de ne pas être prêt à voir qui que ce soit, Alejandra était l’exception typique qui confirmait la règle. Tu profites de ces quelques secondes dans ses bras pour prendre une grande inspiration. Pour la première fois depuis quelques mois maintenant, t’as vraiment l’impression d’être chez toi, d’avoir un point d’accroche. Tu te détends, embrasse sa joue et retires ta capuche entre dans la lumière pour la première fois depuis le départ d’Ella. Ca te fait du bien, tu regardes vraiment ce qui t’entoure, alors que jusqu’ici, tu préférais rester dans ta bulle. Fall River a tellement changé, depuis ton départ… Et Ale’ aussi, à la regarder de plus prêt. Tu retires tes lunettes de soleil, pour mieux la voir. T’as l’impression de sortir d’une longue – très longue hibernation, tu te sens fracassé, groggy, perclus. Comme un soudain besoin de t’étirer, tu te redresses et comme si de rien n’était, commences la discussion avec ton amie, en espagnol, langue que vous avez souvent parlé ensemble, notamment lorsque vous ne vouliez pas qu’on vous comprenne : dur, d’entrer dans votre petit monde sans autorisation. « si. He vuelto. » tu lui adresses un sourire, avant de reprendre « je suis content de te revoir. Qu’est ce que tu fais en ville ? Qu’est ce que tu deviens ? » t’évites soigneusement le dossier Ella, encore trop frais dans ton esprit et détournes le regard lorsqu’elle l’évoque. Tu serres sa main et souris vaguement malgré l’envie de pleurer qui te prend à la gorge « merci. » tu regardes ta montre, et tu proposes « Mira ! On vient de se retrouver, hors de question que je te laisse filer comme ça ! Ils font toujours des bubble tea, en ville ? » tu lui adresses un clin d’oeil taquin et passes une main dans son dos, salivant déjà à l’idée de ton bubble tea, curieux de savoir s’ils sont toujours aussi bons que par le passé.

Quand t’étais en France, tu te sentais seul au monde. T’avais beau adorer cette ville qu’était Toulouse; tu te sentais seul dans ses rues. Cet amour presque ridicule, tu le devais sans doute à cause d’Ella, qui la célébrait tous les jours à grands renforts de Claude Nougaro – cliché, paraît-il. T’en avais jamais entendu parler, avant ça, pourtant, t’avais vraiment appris à aimer cette ville dont tu ne connaissais rien à travers ses mots  Quand tu ne les comprenais pas, c’est Ella, encore, qui t’expliquait, reprenant ces quelques refrains en faisant des gâteaux, jusqu’à ce que vous échangiez vos rôles. Tu l’aimais plus que tout, Ella. Grand-mère, maman, meilleure amie, psychologue, tes fondations s’étaient effondrées lorsqu’on t’avait dit que tout était fini. Tout seul dans ta cuisine, tu continuais à refaire ses recettes en chantant ses refrains favoris. Mais c’était loin d’avoir la même saveur.

« je suis heureux de te retrouver, moi aussi Leja ! » que t’avais lancé, tout sourire, le premier vrai sourire, pas seulement pour être poli, que t’arrivais à étirer depuis ton arrivée à Fall River. Tu l’écoutes te donner des nouvelles, et tu grimaces. Tu sais combien cette histoire a pu la secouer, a raison : à sa place, tu ne sais pas comment t’aurais pu réagir. Cette force, quoiqu’en dise ta meilleure amie, t’avait toujours laissé sans voix : toi, t’étais loin d’être capable de tenir le cap dans les situations de crise. Il n’y avait qu’à voir ton état maintenant, pour un évènement qui, bien que tragique était dans la logique des choses : nos aînés partent avant nous. Tu hoches la tête et lui adresses un sourire « oui, je me souviens d’Illana ! Comment va-t-elle ? » que tu demandes, soulagé de retrouver un peu de ta vie passée ici en une simple discussion. Tu te mets à rire légèrement « hey ! C’est absolument pas ce que j’ai dit ! Pensé… peut-être. Mais j’ai rien dit ! » tu ricanes et conclus « eh bien… faisons confiance à ta bonne fée, dans ce cas ! Je te suis ! » du moment que tu bois quelque chose, tu seras pas chiant : tu crèves de soif et tu commences à te demander la dernière fois que t’as croisé un verre d’eau. Waël, Waël, Waël. En période de canicule, tu serais déjà aussi sec que les pelouses de Fall River, malmenées par le soleil. Quand ferais-tu attention à ce que tu bois ? Pas aujourd’hui, visiblement.

« je t’ai à l’oeil ». T’as beau ne pas avoir le coeur à rire ces derniers temps, cette remarque, malgré tout, t’arrache un sourire et tu arques un sourcil, curieux. Tu ne sais pas ce qu’il y a derrière ces mots. T’es même pas certain qu’il y ait quelque chose d’autre à comprendre que ce que ça n’est. Mais c’est plus fort que toi : tu réfléchis trop, tout le temps. Alors sans que tu ne t’y attendes, tu analyses, encore et encore, si bien que ça t’en ferait mal au crâne. Ça t’agace, d’être comme ça mais t’as jamais su faire autrement que d’être dans la sur analyse. Alors avec le temps, t’as appris à passer outre. Ou du moins, à montrer ce que le monde qui t’entoure attend de toi. « des menaces, Murillo ? » tu arques un sourcil moqueur. En réalité, tu préfèrerais que ça soit des promesses : être avec Alejandra, ça a toujours été rassurant, confortable, même, en un sens. Comme une après-midi d’hiver où l’on s’enroule dans un plaid, avec un bon chocolat chaud. Elle a toujours eu le don de te rassurer et de t’apaiser, tu l’expliques pas. C’est un fait. Tu lui adresses un immense sourire, comme si ta peine avait disparu dans le simple contact de ta main dans la sienne. Tu marches d’un pas pressé, tu essayes de la suivre dans ce que tu devines être de l’impatience, vu comme tu la connais. Tu mordilles ta lèvre inférieure et observes les rues, émerveillé, presque nostalgique « c’est dingue comme rien n’a changé ici ! J’ai l’impression d’être parti hier ! » et pourtant, tu sais très bien que ce n’est pas le cas. Il n’y a qu’a voir le manque que tes amis ont laissé dans ton coeur avant ton retour : certes, t’étais très proche d’eux, mais quand même:24heures sans eux ne t’ont jamais rendu aussi morose.

Bien évidemment tu ne pouvais pas décemment être sérieux, lorsque tu as supposé des menaces de sa part : un format de poche comme ta Leja, non, ça ne pouvait pas vous menacer. Même en colère, tu n’aurais jamais pu penser un truc pareil de ta meilleure amie. De là à dire qu’elle ne puisse pas se mettre en colère ? Non plus. Mais tu espères ne jamais avoir à la voir dans un tel état. Tu lui adresses un sourire soulagé quand ses paroles rejoignent tes pensées. Des promesses. T’es bien content de le savoir. Touché, tu passes ton bras autour de ses épaules et lui adresses un immense sourire « c’est vrai que c’est pas le quartier que j’aie le plus côtoyé. Je parle de Fall River en général, pour être honnête. Tout est pareil. Même les odeurs. » T’avais eu l’occasion de faire un tour avant de la rencontrer : t’essayais de reprendre tes marques. Mais tu ne sais pas si c’est vraiment que rien n’avait changé ou que tu sois particulièrement attaché à ta ville, tu lui adresses un sourire et hausses les épaules « oui. C’est cool par ici. Je sais qu’il y a de bons restos. On pourrait revenir un de ces quatre ? Je veux dire : volontairement, pas une rencontre au hasard. » tu lui adresses un clin d’oeil et souris tandis que vous entrez dans le bubble tea « tu sais ce que tu prends ? »

Ce n’est pas par volonté de mentir, que tu n’as de cesse de sourire, mais bien parce que Leja a toujours eu ce pouvoir sur toi de te faire avoir un immense smile. Une mauvaise note ? Pas grave. Une mauvaise nouvelle ? Tant pis. Avec elle à tes côtés, rien ne te paraît insurmontable, du moins, pas au point de tirer la gueule… d’autant plus aujourd’hui, que tu la retrouves après de longs mois sans vous voir. Tu mordilles ta lèvre inférieure et souris de plus belle : pour la première fois depuis des mois, tu parviens à penser à autre chose qu’à la perte douloureuse d’Ella qui a laissé un trou béant dans ta poitrine. Tu te sens léger, tout autant que lorsque vous étiez gamins. Et rien que pour ça, t’as envie de sourire et de danser.Tu hausses les épaules, tes mains vissées au fond de tes poches et hésites, d’un air malicieux « ben… carrément, si ma partner in crime veut toujours de moi, bien évidemment ! » partner in crime avec l’accent toulousain ? Une grande première, pour toi qui n’es resté que deux ans dans le sud de la France : tu t’es visiblement très bien intégré, à en juger ton mélange d’accents qui frise le ridicule. T’espère que Leja n’aura pas remarqué, mais tu n’y crois pas trop : vous n’avez jamais perdu une occasion de vous asticoter. « tu prends ? Est-ce que je dois en conclure que… c’est ok ? » tu lui adresses un clin d’oeil et, entrant dans l’enceinte de l’échoppe, tu hoches la tête « sans doute un brown sugar milk. Tu connais mon amour pour le sucre ! » tu pouffes de rire et lui adresses un clin d’oeil « ça me va pour les mochis ! J’commence à avoir faim. » que tu avoues volontiers, avant de passer commande pour vous deux : tu tiens à offrir sa boisson à Leja, pour fêter vos retrouvailles. C’est peut être con, mais important pour toi.

Vivre l’instant présent. Voilà, la résolution que tu as prise il y a de cela quelques semaines. La vie est courte, tu le sais. A quoi bon rester bloqué dans un passé qui te fait mal ? Tu profites de chacune des secondes passées avec ton amie. Ses doigts entrelaçant les siens, un immense sourire se dessine sur ton visage et tu resserres légèrement tes doigts sous les siens. T’as pas l’intention de la lâcher, ni aujourd’hui, ni plus jamais : retrouver ta meilleure amie ? La plus belle chose qui pouvait t’arriver en revenant chez toi. Tu ricanes et ouvres de grands yeux « du salé ? Comme si j’avais besoin de ça : tu sais, non, mon amour pour la nourriture ! Tu veux que je passe mon temps à grigno… attends. C’est déjà ce que je fais, ça ! » tu réprimes un rire avant d’ajouter « à une condition ! C’est toi qui les fais. Je suis sûr que ça doit être une tuerie ! » tu lui adresses un clin d’oeil entendu : lui demander de te faire des empanadas ? Une excuse pour pouvoir profiter d’un moment supplémentaire avec Leja. T’en as, du temps à rattraper avec elle. Tu finis par t’installer avec elle et lui adresses un sourire, ta main reprenant sa place initiale, ou presque : cette fois, c’est elle, qui vient chercher celle de Leja, geste que t’as toujours eu avec elle. T’es pas tactile, d’ordinaire, mais elle a toujours été l’exception confirmant la règle. Tu lui adresses un sourire « t’es un peu l’une des raisons pour lesquelles je suis revenu, tu sais ? » que tu lui avoues bien volontiers. Pourtant, maintenant devant elle, tu restes presque surpris : tu t’attendais pas à la retrouver aussi vite, t’es tellement content, que t’en sauterais bien de joie, si vous étiez seuls dans l’échoppe.