L’eau froide s’écoule entre mes doigts, rivières rosées par le sang. Les jointures de mes mains sont abîmées, écorchées par les trop nombreux coups qu’elles ont donné. Dans le miroir, mon reflet me renvoie l’image d’un type fatigué, et mon t-shirt blanc est tâché de rouge. J’ai vraiment une sale gueule. Il faut dire aussi que les derniers jours n’ont pas été faciles et je ne suis pas mécontent que cela soit terminé. Je pose les mains sur le rebord du lavabo et adresse un regard vide à mon image. Je me sens épuisé mais je sais que je n’arriverai pas à dormir avant un moment, l’adrénaline vibrant encore dans mes veines. J’asperge mon visage d’eau fraîche et la sensation de froid sur ma peau me fait frissonner. Pas le temps de se laisser aller.
Je me débarrasse de mon t-shirt dans la pile de linge sale et attrape un sweat noir avant de sortir de la salle de bain. Mikha m’attend dans le salon où je l’ai abandonné pour me changer.
« Désolé de t’avoir lâché comme ça, j’avais vraiment besoin de faire une pause. »
Entre l’odeur du sang et de la sueur, je me sentais nauséeux. Malgré moi et toutes les années qui sont passées depuis, l’odeur ferrailleuse du sang me rappelle toujours les dernières heures dans la maison familiale. J’enfile mon sweat, l’image du dernier visage de mon paternel derrière les rétines. Mais tout ça, Mikha le sait déjà. Il est d’ailleurs bien la seule personne à être au courant de mon passé, j’ai toujours eu du mal à lui cacher des choses. Il y a quelque chose chez lui de rassurant, qui pousse à lui faire confiance, même pour moi qui n’ai que de la méfiance au creux des lèvres. Il sait que malgré toute ma bonne volonté, après une mission comme celle qu’on vient de terminer, j’ai toujours besoin d’une ou deux minutes à moi, pour me remettre en route et chasser les pensées qui me traversent. Voilà bien longtemps que je ne ressens plus la moindre culpabilité d’avoir mis fin aux jours du père, pourtant il continue de me hanter. Il faut croire qu’on est jamais vraiment débarrassé de ses abuseurs.
« Tu t’es servi ? Non ? »
Je me dirige vers la cuisine ouverte où Mistigris attend sur le comptoir. J’ai bien essayé de lui dire que ce n’était pas permis mais le chat n’écoute rien. Il faut dire aussi qu’au vu de la façon dont ma voisine l’éduque, le matou se prend pour le roi. Je m’en saisis pour le reposer doucement sur le sol en lui murmurant :
« Quand est-ce que tu apprendras que le comptoir est interdit… ? »
Lola doit revenir d’ici quelques jours de son voyage en Océanie, et elle récupérera Mistigris à ce moment-là. Ses séjours intempestifs dans mon appartement ne font rien pour essuyer ses mauvaises habitudes, quand j’ai tendance à céder face à ses yeux doux et ses ronronnements. Les gâteries sont légions par ici. J’ouvre le placard qui révèle les diverses bouteilles d’alcool, peu ou pas entamées. Je ne suis pas trop du genre à boire quand j’ai peur de perdre le contrôle de moi-même.
« Lola m’a ramené du whisky d’Écosse, si tu en veux. Elle m’a dit qu’il était très bon, mais je ne l’ai pas encore ouvert. »
C’est la chance qu’on a, lorsque notre voisine est hôtesse de l’air. En échange des bons services à Mistigris, elle pense toujours à moi lors de ses escales. Je me sers un verre de whisky on the rocks, et adresse un regard interrogateur à Mikha.
Je compte plus le nombre de soirées que j’ai passé ici. Cet appart m’est devenu si familier que j’hésite même pas à aller me servir dans le frigo. J’ouvre le premier tiroir sous l’évier pour prendre le décapsuleur, ouvre ma bière et le referme. Puis je vais m’étaler dans le canapé en attendant le retour de Rain. Encore un sale job de mené pour les Serpents. Je sais même pas pourquoi je suis venu ce aujourd’hui. C’est mon frère d’armes qui a encore fait tout le sale boulot. Sérieusement, on me remplacerai par un chien que ce serait pareil. Quoique, au moins le chien a un bon odorat. Mais j’essaie de pas trop y penser. Quelque part, ça m’arrange bien de passer du temps avec Rain. Non. Ça m'arrange bien que les Serpents ne se méfient pas et me confie des missions comme celle-ci.
Je devrais être rentré chez moi et réfléchir au rapport que je vais faire sur mes agissements d’aujourd’hui. Mais j’ai la flemme, je suis rincé, je préfère être là, chez Rain à boire quelque coup avec lui pour oublier ce qu’on vient de faire. Je me sens pas coupable pour nos victimes. J’essaye de l’être, mais ça veut pas. Il y a clairement un truc qui cloche chez moi. L’avantage c’est que j’aurais de quoi raconter à mon prochain rendez-vous avec la psy. Je suis perdu dans mes pensées quand Rain revient en s’excusant, je retrouve tout de suite mon sourire :
- C’était terriblement long tout ce temps sans toi ! Je suis totalement désœuvré et je pense qu’il n’y a que l’alcool qui pourra m’aider à surmonter ce… oh ! Attends ! Oublie ce que je viens de dire.
Je rigole à ma propre connerie en lui montrant ma bière et prend une longue gorgée. Je sais que Rain avait besoin d’une pause. Il a toujours besoin d’une pause pour se remettre les idées en place avait un job pareil. J’aimerai bien pouvoir être comme ça aussi, mais le truc c’est que je m’en fout. Genre, je peux boire ma bière sans problème. C’est flippant non ? A croire qu’on peut vraiment s’habituer à tout. Je sais que pour Rain ça va plus loin que ça, surtout que c’est lui qui a frappé, qui s’est retrouvé couvert de sang. J’étais juste là pour couvrir ses arrières au cas où. Et en l’occurence, là, j’ai rien eu à faire.
Rain n’a même pas l’air étonné que je me sois servi. Je fais partie des meubles, ça y est. Je devrais pas me sentir à ma place ici, putain. Sur cette pensée, je finis ma bière. J’ai pas envie de réfléchir ce soir, juste de profiter de cette semaine enfin terminée. Je souris en entendant Rain qui cause au chat dans la cuisine. Je sais que c’est celui de sa voisine, qu’il le garde souvent parce qu’elle est hôtesse de l’air et plus souvent dans des avions que chez elle. Je comprends pas pourquoi elle a pris un chat. Même ma vie me paraît plus stable à côté. Puis Rain a pas l’air de s’en plaindre. Je suis presque sûr qu’ils couchent ensemble. Avec Lola, hein, pas avec le chat, hein.
Pendant un instant j’en perd mon sourire et regrette que ma bière soit vide. Mais faut que j’arrête de me faire des idées. Puis qu’est-ce que je m’en fout que Rain couche avec Lola ou pas ? Ils font ce qu’ils veulent, c’est des adultes consentants, merde. Mon job c’est de surveiller les agissements du gang pas seulement de mon camarade. Est-ce qu’on peut dire que c’est une déformation professionnelle ? Franchement, ça me saoule, il y a eu tellement de fois où j’ai failli, où j’ai voulu juste tout balancer à Rain. Ça me fait chier de lui mentir alors que je sais tout de lui.
- Je suis pas contre ! Sauf si tu veux garder ta bouteille pour une occasion spéciale. Tu crois pas que Lola voudrait attendre que tu la boives avec elle ?
Je demande sur un ton lourd en sous-entendu, avec le sourire qui va avec alors que Rain se sert un verre. Je m’en fiche un peu que la bouteille soit bonne ou non. C’est aussi pour ça que je demande, même si je le fais sur le ton de l’humour. Rain sait bien que je suis pas un connaisseur. J’aime juste boire pour m’amuser et me vider la tête. Donc honnêtement, il pourrait me proposer le whisky le moins cher du marché que je dirais pas non.
Peu importe ce que je fais, le passé me talonne toujours, son ombre dans la mienne, ses mains griffues m’enserrant dès que j’ai le dos tourné. Il n’y a pas d’échappatoire, même s’il faut dire aussi que je n’ai pas fui assez loin. Pourtant je sais que même si j’effectuais le travail le plus normal du monde, l’image de mon père me poursuivrait jusque dans mon reflet. Je lui ressemble, sur plus de plans que je ne veux l’admettre. Il y a quelque chose dans le profil, un air un peu malsain de celui qui ne connaît que trop bien les manières de faire du mal à quelqu’un. L’eau fraîche sur mon visage cache son reflet dans mes yeux et je rejoins le salon de bien meilleure humeur quand j’ai l’impression d’abandonner mon paternel sur le rebord du lavabo.
Ici, il n’y a que Mikha, Mistigris et moi. Je ne pourrais pas être plus en sécurité. Je ne crains rien. Autant d’assurances qui me tournent dans la tête quand je desserre la mâchoire et décontracte mes épaules. Un sourire vient même se dessiner sur mes lèvres aux propos de mon meilleur ami et je lève les yeux au ciel.
« Je savais que ma présence t’était indispensable, mais il fallait que je me fasse beau pour toi. »
La voix est chaleureuse, roulante sur les accents et je secoue la tête, aussi désabusé qu’amusé. Je ne sais pas qui de lui ou de moi est le plus ridicule, mais force est de constater que Mikha a toujours le talent pour me détendre, quelle qu’est était notre mission du jour. C’est peut-être aussi pour ça qu’il est ma personne préférée, au sein du gang et en dehors. Je sais qu’il n’y a que lui qui me comprend, qui sait par quoi je suis passé, et pourquoi j’agis comme je le fais. D’autres me qualifient de monstre, ou de psychopathe et s’ils n’ont pas tout à fait tord, j’ai l’intime espoir de ne pas être que ça. En tout cas Mikha fait partie de ces personnes qui me donnent l’impression d’être plus que ça. Lola aussi, d’une manière différente. Qui irait confier son chat à un monstre ? Je ne la pense pas inconsciente à ce point-là et si c’était le cas, pour sûr que je garderais Mistigris chez moi au lieu de le lui rendre. Mine de rien, je me suis attaché à lui.
Le chat en question me fixe, les yeux mi-clos, le poil lustré et soyeux, et je dois faire preuve de toute ma volonté pour ne pas lui donner des friandises. Il en a déjà eu ce matin. Je tâche de l’ignorer en mettant de la glace dans un verre à whisky. Le chat se frotte à mes jambes en miaulant. Sois fort, Diego. Je propose à Mikha de prendre la même chose que moi et sa réponse me laisse perplexe. Je hausse un sourcil dubitatif en le regardant :
« Pourquoi est-ce qu’elle voudrait que je l’attende… ? »
Ce serait bien la première fois que Lola se préoccupe de ce que je fais de ses cadeaux, d’autant que je suis presque sûr qu’elle me l’a offert justement pour que je la partage avec Mikha. Elle a toujours eu un faible pour lui, mais la pauvre a fait chou blanc jusqu’ici. Mikha n’est pas quelqu’un qu’on drague facilement. Sans argumenter davantage, je lui prépare un verre identique au mien, si ce n’est un peu plus rempli. Je sais qu’il aime boire à la fin des journées difficiles.
« Je ne savais pas que tu te souciais de ce que Lola pensait. »
Je le rejoins dans le salon en lui tendant son verre. Est-ce qu’elle lui plaît finalement ? Il ne m’a jamais trop donné cette impression, mais Mikha reste particulièrement secret quand il s’agit de relations. Je ne l’ai jamais vu s’intéresser à quelqu’un. Je m’installe à côté de lui, mon regard le détaillant :
« Je pourrais t’arranger un truc avec elle si tu veux. »
Il ne sera pas dit que je laisserai mon meilleur ami mourir seul et solitaire.
J’aimerai bien que toutes les soirées soient des soirées d’après mission. J’aime trop ce sentiment de travail accompli, de pression qui se relâche soudainement. Sûrement parce que j’ai le droit à une double ration avec mes deux vies. Il faudrait d’ailleurs que je songe à appeler ma mère demain. J’ai eu un peu tendance à lui raccrocher au nez ces derniers jours. Trop de boulot. Elle est pas du genre à s’en formaliser. Je pense même qu’elle m’en voudrait pas si je l’appelais moins souvent. Mais j’ai besoin de ça. Parce qu’elle est une des rares à m’appeler Hadriel. Et j’en ai besoin pour me rappeler qui je suis parfois.
C’est aussi pour ça que j’aime bien les soirées avec Rain. Quand je suis avec lui j’ai pas à me poser de question. Il connaît que Mikha et il a vu bien plus d’aspect de ma personne que ma propre famille je pense. C’est pas pour rien que je l’appelle “mon frère”. Tellement longtemps qu’on fait des sale boulots pour les Serpents, nos sangs se sont mêlés assez de fois pour qu’on puisse se désigner comme tel. Je souris alors qu’il entre dans mon jeu. On flirt pas vraiment, enfin il sait que c’est sans réelle intention. C’est un peu mon truc, encore plus avec lui que les autres. Parce que Rain sait justement, il sait que je pense mes compliments, mais je fais surtout ça pour rire ou pour faire chier selon le contexte.
- Même avec un sac sur la tête j’te trouverais beau, bébé.
Je lui adresse un clin d'œil exagéré en riant. Rain a autant besoin de décompresser que moi. C’est pour ça qu’on est chez lui ce soir. J’aurais pu le planter et retrouver mon studio de merde qui était à quelques rues d’ici. Mais je préférai encore la compagnie de Rain. Plus que celle de Mistigri. J’ai rien contre les chats, mais celui-là… Celui-là me fait penser à Lola. J’ai l’impression qu’il est un peu comme son espion. Genre il nous surveille, qu’on fasse pas de conneries. Quoique si c’était là son objectif, il était un agent bien nul. Finalement, on avait peut-être plus en commun que je ne le pensais, Mistigri et moi. Je regarde le chat se frotter contre les jambes de Rain. Ouais, nan définitivement, je pourrais pas faire ça. Je serais sûrement plus tactile après quelques verres mais pas au point de me jeter aux pieds de mon meilleur ami.
Ce dernier semble surpris par ma question. Il en fait exprès non ? C’est pas possible, il sait de quoi je veux parler. Sur cette idée, je lui réponds sur un ton railleur :
- Oh allez, tu vas pas me dire que elle et toi….
Si je flirtais souvent, Rain n’était pas mal dans le genre. Sauf que lui, il ramenait vraiment les gens chez lui pour qu’il se passe quelque chose. La dernière fois que j’ai quitté une soirée au bras d’une meuf, je l’ai sagement ramené chez elle lui disant que je la rappellerai alors que j’avais même pas pris son numéro. De toute façon, elle était trop bourrée pour s’en rendre compte et j’étais presque sûr qu’elle avait oublié mon existence. Est-ce que je le vivais mal ? Non. On s’habitue à la solitude. Ce serait trop compliqué de gérer une relation en plus de mes deux vies. J’avais pas envie de m’infliger ça. Alors j’évitais les relations.
J’attrape le verre que me tend Rain en le remerciant. C’est à mon tour d’être surpris par sa réponse. Est-ce qu’il pensait que j’étais jaloux de sa relation avec Lola parce que j’avais des vues sur elle ? Alors que je suis en train de digérer l’info, Rain surenchéri, il me propose même de m’arranger un coup. C’est trop, je peux pas m’empêcher d’exploser de rire. Je prend une gorgée de whisky avant de donner une tape amicale dans le dos de mon camarade :
- “Bros before hoes”, hein ? Haha, non t’inquiètes pas pour moi. Mais attend, vraiment, il se passe rien entre vous ? Avez tout le temps que tu passes à s’occuper de son chat ? Tu fais vraiment ça par bonté de cœur ?
Je doute pas des qualités de Rain. Je dis juste que c’est pas trop son genre de faire dans la charité. Après, si les paiements en whisky lui vont, pourquoi pas. Je peux pas m’empêcher de douter tout de même. Je sais que mon ami est un tombeur. Il aurait pas laissé passer une occasion pareille, si ?
- Vraiment, te fais pas de soucis pour moi, je pense que j’aurais pas vraiment envie d’une meuf qui passe son temps à l’autre bout de la terre et avec qui je peux passer du temps qu’une fois tous les trente six du mois.
Et je pense que c’est vrai. J’avais eu assez peu de relations dans ma vie, la dernière remontait à mes études. Une fille de ma classe avec qui le courant était tout de suite passé. On était tout le temps ensemble ou presque. Jusqu’à ce qu’elle se lasse de mes blagues stupides et râle que je flirte avec n’importe qui, quitte à m’attirer des problèmes. Mon amour du risque est sûrement plus grand que celui que je ressens pour la stabilité.
L’amour n’est pas vraiment un domaine qui nous atteint, Mikha et moi. Avec la vie qu’on mène, ce serait même plutôt étrange que ce soit le cas. Il faut une certaine dose d’antipathie pour ne pas se soucier de la souffrance qu’on inflige aux autres, et de toute façon, ce n’est pas vraiment comme si nous avions le temps de s’investir dans une relation. Personnellement, me contente de coups d’un soir, juste pour sentir la chaleur d’un corps contre le mien, mais il est vrai que je n’ai jamais vu Mikha ne serait-ce que draguer quelqu’un sérieusement, sans le faire pour se marrer. Je ne lui en voudrais pas s’il était asexuel, après tout, ça ne me regarde pas. En ce qui me concerne, il m’a vu rentrer avec suffisamment de personnes différentes pour savoir que je ne cherche rien de sérieux. Ni maintenant, ni jamais. Comment est-ce que je pourrais expliquer ce que je fais sans passer pour un psychopathe ? Comment je pourrais parler de mon père sans avoir envie de me mettre une balle ? Il y a des choses qui sont faites pour rester secrètes, or les secrets ne sont pas vraiment ce qu’on peut appeler une base solide pour une relation. Ça aurait pu me rendre triste, si j’avais un cœur. En l’occurrence, ça ne me fait ni chaud, ni froid.
« Je ne te savais pas amoureux des sacs en papier… ça explique des choses. »
Mikha m’adresse un clin d’oeil et mon sourire ne s’en trouve qu’aggrandi. Les soirées avec Mikha après le travail sont toujours les meilleures. Parce qu’on se comprend bien tous les deux, et qu’il n’y a aucune pression d’être ce que l’on n’est pas. Je n’ai pas besoin de faire semblant avec lui, pas besoin de mettre un masque, pas besoin d’être normal, pas besoin de baisser d’un ton. Toutes les leçons que j’ai apprises de mon père étant enfant n’ont plus lieu d’être quand je suis avec lui. Ce n’est pas pour rien que je le considère comme mon frère. C’est aussi pour ça que son avis m’importe autant, et pour ça aussi que je le contemple avec perplexité quand il me parle de Lola.
« Elle et moi quoi ? On ne couche pas ensemble si c’est le sens de ta question. »
Merde alors, il a l’air d’en avoir vraiment quelque chose à faire. Si j’avais su qu’il s’intéressait autant à elle, j’aurais fait plus attention à ce que je disais. Dubitatif, je le rejoins sur le canapé où je lui propose, en bon ami qui se respecte, de lui arranger le coup. Je serai vraiment le pire si je laissais un crush se finir mal, d’autant que ce serait la première fois que je vois Mikha s’intéresser à quelqu’un. Je n’aurais pas imaginé que Lola était son genre de femme. J’en suis à me demander s’il les aime brunes et plantureuses, quand il éclate de rire, à mon grand étonnement. Je fais la moue avant de protester :
« Je m’occupe du chat parce que j’aime le chat… »
J’avoue que je me sens un peu bête sur le moment, car je ne suis pas tout à fait sûr de ce qu’il vient de se passer. Je continue, plus bas :
« On se sent vite seul dans un appartement comme celui-là. »
Je suis un habitué de la solitude, et pourtant, je ne peux m’empêcher de chercher compagnie. Que ce soit celle d’amant.es ou celle de Mistigris, tant que je ne suis pas seul avec mes pensées et les angoisses qu’elles amènent.
« Vraiment, elle ne t’intéresse pas ? »
Je secoue la tête, chassant mes questionnements qui, pourtant, refont surface en les mots que j’adresse à Mikha ensuite :
« Ce serait quel genre, ton genre de femme ? »
J’avoue que je m’interroge, quand je pensais enfin avoir la réponse à cette question, qui demeurait sans solution depuis les dix ans qu’on se connaît. Je l’ai pourtant parfois vu partir avec quelqu’un à son bras en sortant des bars, mais je n’ai noté aucune similitude entre eux. Je hausse un sourcil en continuant :
« En dix ans, je ne t’ai pas connu une seule histoire sérieuse. »
Les premières fois où je venais squatter chez Rain, je me disais que, c’était mal. J’avais ce sentiment de culpabilité et je crois que c’était pour ça que je buvais. Pour me détendre, ne pas dire de connerie à cause de l’anxiété. Maintenant, cet appart, je m’y sens comme chez moi. Je crois que je m’y sens même mieux que chez moi. Parce que mon studio, il me rappelle trop Hadriel, il me rappelle trop que je suis un traite. Ici, non, je peux être que Mikha et Mikha, il a pas de responsabilité en dehors du gang. Je pense que je devrais continuer de ressentir cette culpabilité des débuts, mais j’en suis incapable. Surtout quand Rain est là. Surtout quand il déconne avec moi. Je peux pas m’empêcher de sourire et de rire avec lui.
- Désolé, je pense que je peux te le dire maintenant, c’est mon petit péché mignon depuis que j’ai appris que les sacs en plastiques tuent les tortues de mer…
Qu’est-ce que j’en ai à faire des tortues de mer ? J’ai pas le temps d’être écolo. J’suis quand même fier de ma connerie. Surtout quand je vois Rain sourire de plus belle, je regrette pas. Il est bien le seul à soupirer en disant que je suis con quand je pars trop loin. Je pense qu’on aurait pas été potes s’il n’était pas capable d’apprécier mon humour. Notre amitié ne se limite pas à ça, évidemment. Mais ça fait partie des trucs qui me semblent importants. Je sais pas. J’ai pas énormément d’amis en dehors de Rain. Il y a bien les autres membres du gang, je m’entend bien avec eux, mais je peux pas dire qu’ils sont mes amis, je peux pas les comparer à mon frère.
Je le crois sur parole quand il me dit ne pas coucher avec Lola. Putain, ça devraient pas me soulager de l’entendre. Je m’en fous. Rain est un pro des coups d’un soir, Lola serait pas la première ni la dernière. Alors pourquoi ça me tend autant cette histoire ? J’ai peut-être peur que mon pote s’amourache trop de quelqu’un d’autre et qu’il finisse par me planter. Ce qui est totalement con quand on y pense, parce que s’il y en a un qui finira par planter l’autre, je sais très bien que ce sera pas Rain.
- C’est le chat que t’aime ? Huh, tu peux te moquer de mes sacs en papier…
Vu l’attitude de Rain, ce n’était peut-être pas le bon moment pour blaguer. Mais je peux pas m’en empêcher. Dès qu’il y a une opportunité. Puis aussi parce que je sais pas comment gérer ça. J’ai envie de passer un bras autour de Rain pour le rassurer, lui dire qu’il n’est pas seul. Mais c’est pas très gangster. Pourtant, je sais ce qu’il ressent. C’est peut-être pour ça aussi que je préfère être ici que chez moi. Comme un con, après ma blague stupide, je reste silencieux. Je regarde le chat qui continue de tourner autour de Rain. J’ai rien contre les animaux. Mais je sais pas, apparemment j’ai pas le feeling avec eux. Il faut dire que je fais pas trop d'efforts non plus pour me faire aimer. Quand je vois Rain qui passe son temps à donner des friandises à Mistigri. Si je suivais son exemple, j’aurais sûrement son affection aussi.
Je secoue la tête pour répondre à Rain. Non, elle m’intéresse pas. Je la connais pas Lola. Je l’ai juste croisé en coup de vent ici. On a rarement échangé plus de quelques mots. Elle est sympa, elle a l’air d’être une personne solaire, qui a toujours de l’énergie à revendre, elle n’est pas avare en sourire. On a fait une soirée avec elle une fois et on s’était bien marrés. Mais c’est tout. Ca m’étonne pas trop que Rain me demande quel est mon type de femme. C’est pas une conversation qu’on a eu souvent dans le passé. Je me tape personne, il se tape beaucoup de monde et… Bah, c’est tout, c’est juste comme ça. On en parle pas, on laisse l’autre faire. Je le taquine parfois avec ses conquêtes, mais sans plus. Mais vu la conversation actuelle, ouais, je m’y attendais à cette question. S’il veut vraiment m’arranger un coup, c’est plus utile de savoir où taper.
- Je sais pas… Et tu peux parler en dix ans, t'as jamais eu d’histoire sérieuse non plus. Je pensais pas qu’on ai une vie très adapté à une vie de couple classique. Genre, tu t’imagines toi ? Maqué avec une maison dans un quartier pavillonnaire, un chien, une barrière blanche et une voisine à la con qui vient râler parce que ta pelouse est pas aussi bien tondue que ses poils de cul ?
Non, pas de relation sérieuse. Jamais. Rien que Rain, je devrais pas. J’aurais pas du m’attacher à lui de la sorte. Mais je pensais pas en arrivant chez les Serpents qu’on s’entendrait aussi bien. Je pensais juste être capable de faire semblant, de jouer le bon pote. Mais dix ans… Putain, on en avait vécu des choses. Rain était mon meilleur pote, couverture ou pas, je jouais pas un rôle avec lui. Je fais mine de réfléchir et reprend sérieusement :
- Nan vraiment, je sais pas, j’ai rien qui me vient, je pense pas avoir un genre de femme. Pas physiquement, je pense que… Ouais, je voudrais juste quelqu’un avec qui j’peux déconner, passer du temps sans prise de tête… Mais du coup, j’ai pas besoin d’un meuf, je peux faire ça avec toi.
Merde, est-ce que je venais de dire à Rain qu’il était mon genre de meuf ? Non, il comprendrait ce que je voulais dire. Je bois quand même une longue gorgée de whisky pour masquer mon ma gêne et reposant mon verre vide, je lâche un soupire, et me rejette en arrière sur le canapé, le regard rivé sur le plafond.
- Et toi ? C’est quoi ton genre ?
Je sais pas pourquoi je lui pose la question. Je l’ai vu repartir avec des meufs, des mecs. J’ai pas l’impression qu’il ai de genre non plus. Mais peut-être. C’est aussi un bon moyen de détourner la conversation, qu’il s’attarde pas trop sur ce que je viens de dire.
Est-ce que les affaires de Mikha sont vraiment mes affaires ? En un sens, j’ai le sentiment que oui. Peut-être car je ne lui cache rien, ou peut-être bien qu’après tout ce temps, j’ai l’impression qu’une part de lui est une part de moi. Peut-être aussi car si quelqu’un lui fait du mal, j’irais les chasser jusqu’à l’autre bout de la terre pour le venger. On peut dire facilement que je n’ai aucun coeur, mais il ne sera pas dit que je ne protège pas les rares personnes qui me sont chères. Et Mikha en fait partie. Depuis le jour où l’on s’est rencontrés, il y a près de dix ans, jusqu’à aujourd’hui. Ironique, je m’entends demander :
« Depuis quand tu te soucies des tortues de mer ? »
Voilà qui m’étonnerait bien. Pour tout le temps où j’ai connu Mikha, je ne lui ai jamais connu un intérêt pour l’écologie. Ce serait même plutôt loin de ses centres d’intérêts. Si je n’ai pas de conscience, Mikha se tient là, lui aussi. C’est peut-être aussi bien comme ça. Comment me supporter sans être un brin indifférent aux choses que je provoque et définis ? Mikha me suit dans toutes mes aventures, ou peut-être bien que c’est moi qui le suis ? Il est vrai que j’ai plus l’étoffe d’un side kick. Un side kick malveillant. Ça devrait sans doute faire sonner toutes les alertes dans mon cerveau que je me considère ainsi, sans doute que je devrais me poser des questions sur mes propres convictions. Pourtant je n’en ai rien à faire, je suis incapable de me sentir coupable. Comme si c’était une émotion qui m’est inconnue, comme si je n’y avais pas droit. Après toutes les horreurs que j’ai fait, je ne pourrais pas blâmer la vie de m’infliger un retour de bâton. Le karma à son état pur. Pourtant jusque là, et si on ignore mon enfance, je me porte plutôt bien. J’ai ruiné suffisamment de vies pour attendre les conséquences de mes actions. Pourtant, tout ça n’a que peur d’importance quand je me retrouve avec Mikha. Notre lien est plus profond que toutes les décibels qui crient à mon esprit de prendre la fuite, de me protéger, mal ou bien, de toujours garder une distance entre les gens et moi. Mikha n’est pas les gens. Il m’a prouvé maintes fois avoir mes arrières, maintes fois plus encore a-t-il écouté mes questionnements, et plus encore toutes les fois où il a été là pour moi. Alors lui arranger le coup avec Lola est la moindre des choses. Je raille :
« Un chat n’a rien à voir avec un sac en papier. Ne méprise pas la création. »
Je ne suis pas religieux, ne l’ai jamais été. Pourtant l’existence d’un chat me paraît sacrée. Mistigris, aussi innocent soit-il, a participé à de longues soirées solitaires où je me demandais quel était le sens de mon existence. Rien que pour ça, l’être a tout mon respect et mon amour, aussi insignifiant soit-il. Peut-être est-ce aussi pour ça que je pousse la chose avec Mikha, que je lui demande ce qu’il pense de Lola. Pour sûr pourtant que je ne reverrai Mistigris que lors des soirées si Mikha venait à sortir avec sa propriétaire. Ça devrait me tendre et pourtant, je me surprends à penser que Lola ferait sûrement beaucoup de bien à mon meilleur ami. Preuve en est que tout ce qui m’importe est le bien de Mikha L’idée ne lui plaît pas et je suis laissé perplexe. Lola n’a que peu de défaut à son actif, si ce n’est ses voyages permanents. Alors quand il me parle de vivre une vie normale, j’imagine. Force est de reconnaître que j’aurais voulu avoir tout ce qu’il évoque. Une femme, une maison rangée, des gosses, un chien… Si seulement c’était si facile.
« Ce n’est peut-être pas si mal. »
Peut-être que j’envie cette vie, exactement parce que je sais que je n’y aurais jamais droit. Cette vie m’a été refusée dès que j’ai accepté la violence de mon père. Dès que ses coups ont fait taire nos mots, à ma mère et moi. Je n’ai pas su la sauver et aujourd’hui encore, le poids de sa mort pèse sur mes épaules, bien plus encore que la mort de mon père. Elle était innocente, une femme perdue dans un mariage qui ne lui apportait que du malheur. Elle est restée pour moi, et elle a tout perdu, jusqu’à sa réputation dans le quartier. Elle est morte seule, sans jamais quelqu’un pour la pleurer sinon moi. Une partie de moi espère ne pas finir comme elle, quand l’autre sait que c’est tout ce qui m’attend quand j’ai semé tant de destruction sur mon passage. Le chien, la maison en banlieue, la voisine chiante…
« Si j’avais eu le choix, j’aurais voulu cette vie là. »
Je n’ai rien à cacher à Mikha, il a le droit de tout savoir, de mes états d’âme, de tout ce qui me perturbe, de ce qui me hante. Et j’espère qu’il en va de même pour Mikha, qu’il ne se force pas à être quelqu’un avec moi. Qu’il peut juste me dire la vérité. Et j’écoute, tout ce qui lui traverse l’âme. Peut-être qu’on traîne trop ensemble. En tout cas, je ne peux m’empêcher de m’amuser de ses propos :
« Je suis ton genre de meuf ? »
J’avoue que ça me fait rire, quand je sais pourtant très bien ce qu’il veut dire. C’est sûr que les choses seraient plus simples si on était amants. Mais est-ce que l’on ne passerait pas notre temps à s’inquiéter l’un pour l’autre ? Mikha vide son verre et je l’observe en me demandant ce qu’il lui passe par la tête. Malgré nos dix ans de vie commune, parfois j’ai l’impression de le connaître très peu. Je porte mon verre à mes lèvres :
« Mon genre hein… »
Je laisse l’alcool me brûler la gorge avant de laisser ma tête retomber vers l’arrière pour fixer le plafond :
« Je ne crois pas que j’ai vraiment un genre. Je crois que je cherche juste à avoir quelqu’un près de moi. »
Qu’est-ce que je veux dire par là ? Même moi je n’en suis pas certain. Je passe une main dans mes cheveux, repousse une mèche de cheveux noirs de devant mes yeux.
« Ca ne te travaille pas cette solitude ? Des fois quand je suis seul le soir, je me demande si ma vie, ce sera ça. Que ça ne changera jamais. Et peut-être que ce sera le cas, mais j’espère que non. J’espère qu’il y aura quelqu’un pour m’aimer et comprendre. »
Je n’ai rien à cacher à Mikha, il sait parfaitement ce qu’il se passe dans ma tête, et quand ce n’est pas le cas, je n’ai aucun mal à lui expliquer.
J’ai jamais vu de tortue de mer de mes propres yeux. Pourtant, il y a un port à Boston. A Fall River aussi. Mais je vais jamais à la plage non plus. J’ai autre chose à foutre que d’aller me faire chier dessus par les mouettes. Merde, c’est la fatigue qui me rend aigri comme ça ? C’est pas tant que j’en ai rien à foutre en réalité. C’est surtout que j’ai pas le temps. Et j’ai d’autres préoccupations que celle des animaux qui vivent dans l’océan. Je me dis qu’il y a déjà plein d’asso et de gens pour s’occuper d’eux mieux que je ne le ferais jamais. Par contre, j’ai déjà vu des documentaires sur les tortues de mer. Ouais, j’étais défoncé, mais ça compte quand même parce que je me souviens qu’elles aiment pas les sacs en plastique.
Je hausse les épaules, fait mine de réfléchir quelques secondes et répond le plus simplement du monde :
- Je dirais… Depuis cinq minutes à peu près ?
Ou peut-être dix ? Elle a commencé à quelle heure cette conversation ? Il est quelle heure maintenant, d’ailleurs ? J’en ai pas la moindre idée, la journée est terminée, c’est tout ce qui compte. Maintenant, j’allais juste squatter ce canapé, boire et parler avec Rain jusqu’à ce qu’il me foute dehors où que je m’endorme là. J’ai pas envie de rentrer chez moi. J’ai pas envie de me rappeler que Mikha est une construction, une identité créée de toute pièce pour satisfaire un besoin. J’ai pas envie de penser que rester ici, c’est l’équivalent de me tirer une balle dans le pied. Mais putain, c’est sûrement la balle la plus agréable que je me suis jamais prise. Franchement, balancez-moi tout le barillet à ce stade.
Bon, j’abuse peut-être un peu. On était pas au paradis non plus. Puis honnêtement, je pourrais être n’importe où, tant que Rain était pas loin, je me sentais bien, en sécurité. Finalement, je pense que j’aurais aimé être à la place de Mistigris. Parce que lui, il peut à la fois être avec Rain et ne pas se soucier de tout le reste.
- C’est toi qui méprise la création ! Parce que tu crois que les sacs en papier se font tout seuls peut-être ?
Je sais très bien que Rain venait de faire une référence religieuse, même s’il ne croyait en aucun dieu. Ou pas à ce que je sache. C’était tout de même plus drôle de détourner ses propos. Le pauvre chat, s’il savait à quoi je suis en train de le comparer. S’il existe un dieu des chats, je risque de prendre cher pour cet affront. Promis, je réciterais trois Notre Patoune et quatre Je vous Salue Miaou tous les soirs pour me faire pardonner. Bordel, pourquoi je souris à mes propres conneries ? Quelque part, heureusement, si je pouvais pas supporter mon propre humour la vie serait bien plus longue et compliqué qu’elle ne l’est déjà. Il n’empêche que je suis bien content que la télépathie existe pas.
Ça mettrait mon infiltration à mal si quelqu’un pouvait lire dans mes pensées. Parfois j’ai l’impression que Rain le peut. Je m'attends presque à ce qu’il découvre ce que je lui cache et qu’il me saute soudainement à la gorge pour en finir. Je me suis fais tous les scénarios possibles et imaginables. J’en fais même des cauchemars la nuit de ce jour où les masques vont tomber. Pendant un instant je flippe. Heureusement, on parle d’autre chose. Lola. C’est pas elle qui hante mes nuits, loin de là. Elle serait sans doute plus contente de sortir avec un flic qu’un gangster, non ? Quoique, les filles aiment les bad boys ? J’en sais trop rien. Je m’en fous tellement de ces histoires, si vous saviez.
Je sais pas si ça me surprend d’entendre que Rain aimerai bien la vie que je viens de lui exposer. Je sens la culpabilité monter. Je sais qu’il n’a jamais eu la chance de connaître un foyer stable et sain. Et je suis là à râler alors que j’aurais totalement pu faire le choix de cette vie. D’être un simple agent de police, qui passe ses journées enfermé dans un bureau à classer des dossiers. C’est moi qui avait choisi d’être sur le terrain. Par vengeance. Parce que c’était la seule chose qui me tenait à cœur depuis mes dix ans. Je voulais prendre ma revanche sur ceux qui avaient tué mon père, ce modèle, cette idole. Maintenant je me rends compte que je l’ai mis sur un piédestal sans le connaître plus que ça. Il faut dire que ma mère ne m’a pas aidée à ne pas l’idéaliser. Maintenant, j’étais trop loin pour pouvoir faire demi-tour.
- Hm. J’imagine qu’on a toujours envie de ce qu’on peut pas avoir.
Ouais, j’ai rien de mieux en stock. Dans ce genre de moment, j’ai l’impression qu’il y a un fossé entre Rain et moi. Je déteste ça. J’ai encore plus l’impression d’être une fraude. Et je le suis. Mais ça me fait chier. J’ai la sensation que jamais on pourra être sur la même longueur d’onde, que jamais on pourra s’entendre alors qu’il est mon meilleur ami. Il n’y a personne qui me comprend mieux que lui et inversement. Enfin, j’espère. Ca me tue de pas pouvoir lui parler librement de tout ce qui me pèse. De pouvoir m’excuser de pas lui offrir cette vie qu’il veut alors que j’en ai les moyens. Je suis le pire des potes. Et après j’ose sortir des dingueries comme celle que je viens de dire. Evidemment que Rain a relevé. Putain, j’aurais dû ferme ma gueule et juste me contente de lui dire “j’aime les blondes aux yeux verts”, même si c’est pas vrai. Mais j’ai plus de mal à mentir à Rain qu’aux autres. J’ai envie qu’il me connaisse par cœur. Ou au moins au maximum de ce que je peux lui révéler.
- Roh, ta gueule. Tu sais très bien ce que je veux dire.
Pendant un instant, je boude. Puis je me détends. Je sais que Rain a pris ça à la rigolade. Je sais qu’il n’y a pas vu là un message caché ou quoi. Parce qu’il n’y en a pas hein ! On était potes, frères. Vraiment, rien de plus. Pourtant je regrette ma question aussitôt après l’avoir posée. Pourquoi sa réponse me fait peur ? Pourquoi mon ventre se tord pendant qu’il réfléchit ? Pourquoi j’ai l’impression que l’attente est insoutenable ? Je crois que pendant quelques secondes, j’avais même arrêté de respirer. Mon regard se fixe sur une tâche au plafond, j’essaye de concentrer mes neurones dessus, de déterminer comment on pouvait tâcher un plafond. Mais mes pensées reviennent rapidement vers Rain.
- Donc n’importe qui ferait l’affaire ?
Je suis à la fois soulagé et déçu. Quand on y repense, c’est bien une réponse qui correspond à Rain. Au final, ma question était surtout stupide. Je tourne la tête vers lui pour le regarder pendant qu’il parle. Pendant qu’il remet ses cheveux en place. J’essaye de pas imaginer la sensation que ça fait de toucher ses cheveux, de passer la main dedans. Mais à me dire qu’il faut pas que j’y pense bah… J’y pense. Ça me fait frissonner alors que j’ai pas froid. Qu’est qui tourne pas rond chez moi.
- Parfois.
Je voulais lui dire que non. Je voulais lui dire aussi que j’étais là pour l’aimer et le comprendre. Mais je peux pas le dire comme ça. Ce serait trop bizarre, non ? Surtout après avoir dit qu’il était mon genre de meuf, ça fait beaucoup en une soirée. J’ai encore envie de lui parler de Hadriel. Mikha, il est pas seul. Il a Rain. Il a le gang. Hadriel… Il a une mère à l’autre bout du monde et des collègues qu’il connaît à peine. Limite, je suis plus proche de ma psy que de tout le commissariat. Il a une triste vie Hadriel et il se sent terriblement seul. Putain, ça y est, je suis en train de vriller. Je parle de moi à la troisième personne. Fais chier. J’aime pas réaliser que si j’avais le choix, là, tout de suite, je voudrais être que Mikha. Putain, c’est pas le bon choix à faire. C’est égoïste. mais ce soir c’est le choix que j’ai fais en étant là, alors il faut assumer.
- Mais ça dure jamais longtemps. Parce que je suis pas seul, t’es là. Et j’suis là pour t’aimer et te comprendre Rain. Peut-être pas aussi bien que le ferait une belle brune plantureuse mais, ouais… Perso, j’espère que ça changera pas. J’suis trop fatigué pour envisager une autre vie.
Notre vie va changer. C’est terrible de le savoir et de pas pouvoir lui dire. Notre vie va changer parce que je pourrais pas jouer éternellement sur les deux plateaux. Il va falloir que je fasse un choix. Et je sais que dans tous les cas, ce sera pas sans causer de dégâts. Donc non, j’ai pas envie que ça change. Tant pis si je dois risquer ma santé mentale à maintenir deux vies. Je veux blesser personne. Surtout pas Rain. Mais c’est trop tard putain, je peux pas me bercer d’illusions. Je sens que ça me fout mal au crâne ces histoires. J’suis vraiment à deux doigts de péter un plomb alors je me lève, j’attrape mon verre et je propose :
- On devrait être en train de célébrer notre fin de semaine là ! Pas de déprimer ! Je te ressers quelque chose, beau brun ?
J’ai retrouvé mon sourire et de lui adresse un nouveau clin d'œil, déjà le deuxième de la soirée. Je me ressers un whisky en attendant sa réponse. C’est peut-être pas très judicieux de le surnommer de la sorte après tout ce que je viens de dire. Mais je pense pas que Rain se méfie de quoique ce soit. De toute façon, il a pas à se méfier de quoique ce soit. Il me connaît trop bien pour douter.
Quelle est la vie que j’aurais rêvé avoir ? Est-ce que j’ai seulement un jour eu des rêves ? Qu’est-ce que je répondais à ma mère quand elle me demandait ce que je voulais devenir plus tard ? J’avoue que les souvenirs sont flous. Je me rappelle pourtant avoir évoqué la question avec elle. Loin, les images de ma mère, obscures, comme derrière une barrière que je suis incapable de franchir. Son visage n’est qu’une brume dans mes pensées, je ne reconnais plus ses traits et lorsque je tends la main, pour chasser des mèches noires de son visage, mes doigts n’attrapent que du vide. Cela me remplit d’une profonde mélancolie quand la personne qui m’a le plus aimé, celle qui m’a donné la vie, celle qui m’a protégé en donnant sa propre existence, n’est plus qu’une relique au fond de mon esprit. Elle ne serait pas fière de ce que je suis devenu, ni de ce que j’ai dû faire pour en arriver là. Elle serait effondrée de voir à quel point je ressemble à son mari. Elle aurait dû partir quand elle en avait l’occasion, me laisser mourir dans ses bras, pour le bien de l’humanité… J’ai tellement de sang sur les mains que je n’en vois plus mes empreintes digitales. J’ai suffisamment de problèmes pour ne pas rajouter en plus l’écologie là dessus et je pense que Mikha est dans le même bateau que moi. Avec le métier que nous faisons, rares sont les moments où l’on peut se permettre de vraiment s’investir. D’autant que ma présence serait probablement un affront à la cause que je tenterais de défendre, quand on a autre chose à faire que de fricoter avec des voyous pour protéger la planète. Disons que ce n’est pas vraiment dans l’esprit des Serpents.
« Wow. Je vois que c’est une cause qui te tient à coeur. »
Je lève un sourcil ironique, le sourire au coin des lèvres quand je me moque ouvertement de ce nouvel intérêt pour les tortues de mer. Peut-être par envie de faire chier Mikha, je continue :
« Tu veux qu’on aille sur une plage pour ramasser les déchets ? Je suis sûr que ça ferait du bien à l’image des Serpents. »
L’idée me fait d’autant plus sourire quand je vois à quel point ce serait ridicule de voir un gang avec des vestes en cuir et des gars défoncés en train de défendre l’environnement derrière leurs airs de gros durs. Mikha et moi, on ferait sacrément tâche ; d’autant plus quand je vois l’intérêt qu’il porte à Mistigris. Ou plutôt le manque d’intérêt. Je lève les yeux au ciel :
« Est-ce que t’es en train de comparer les fabricants de sacs en papier à des Dieux ? Même moi je trouve ça abuser. »
Toujours pas croyant. Mais si un ou des Dieux existent, pour sûr que Mikha et moi, on ira en enfer, alors autant dire que je préférerais qu’il n’existe rien d’autre que la vie que nous menons. Certains philosophes disent qu’il n’existe ni bien ni mal, juste des buts et comment les atteindre. Je ne suis pas encore assez saoul pour embarquer mon meilleur ami sur ce genre de discussions, mais ça ne m’empêche pas d’y réfléchir. Toutes ces questions d’éthique et de moralité, ça ne m’empêche pas de dormir, mais je me demande quand même, parfois, où je me situe vraiment sur cette échelle. Est-ce que je n’en ai vraiment rien à faire de ruiner des gens ? Est-ce que je suis incapable de culpabilité ? Est-ce que ça fait de moi un monstre ?
Sans doute que oui.
Je porte mon verre à mes lèvres en expliquant à Mikha que la vie qu’il expose ne m’aurait pas dérangé. Au contraire même. Mais je ne suis pas assez con pour y croire, je sais que tout ça m’est interdit, que ça ne faisait pas partie des choses que j’aurais le droit d’expérimenter. Quand je vois toutes ces séries de merde à la télé qui fascinent car elles parlent de crimes, de gangs, de grands bandits… ça me donne la nausée. Quelle idée d’idéaliser une vie où les coups sont plus légions que les heureux événements ? Tous ces gens qui chill devant des séries thriller, avec un verre de vin à la main, dans le confort de leur maison, à l’abri du moindre problème… Se rendent-ils seulement de la chance qu’ils ont ? Que leur petite vite tranquille est un privilège ? Toujours courir après des buts inatteignables, d’une vie plus passionnante, de rêves de grandeur sans jamais se contenter d’être heureux ? Mieux vaut ne pas y penser. Je sais que de nombreuses personnes du gang n’échangeraient leur existence pour rien au monde, mais le monde de la criminalité s’est imposé à moi quand j’ai débarqué à Fall River, pas même majeur, déjà deux meurtres dans le dos et pas un rond. J’ai fait ce que je devais survivre, sans m’apercevoir que je creusais le trou. C’est tout juste si je vois encore le ciel.
Heureusement, la discussion change de cap et j’accueille la déclaration de Mikha avec un rire. Bien sûr que je ne suis pas son genre, mais la façon dont il l’a formulé ne manque pas de me faire sourire. On se connaît depuis tellement longtemps, Milha que ça ne s’est pas fait sans un certain flirt inoffensif.
« N’importe qui ? Je ne sais pas, j’ai quand même certaines exigences. »
J’adresse un regard amusé à Mikha, d’un air de lui dire « vraiment, tu crois que je me ferais une nana possessive ou un mec relou ? ».Même si ça ne se voit pas forcément très bien, j’ai des critères pour mes one night stands, ne serait-ce que pour pouvoir me protéger des gens. J’ai trop à perdre. Pourtant je ne peux pas cacher que la solitude me travaille parfois et mes rêves de normalité me reviennent à la gueule le soir, quand les draps sont froids. Je pose la question à Mikha, on n’a rien à se cacher et je veux son avis sur la question. Est-ce que toi aussi tu te sens seul ? Ou bien c’est juste moi qui déconne ? Qui veux ce que je n’aurais jamais, simplement car l’herbe paraît plus verte à côté ? Je fixe le plafond, joue machinalement avec la pointe d’une mèche noire avant de me détourner pour regarder Mikha. Il me confirme être là pour moi, bien qu’on sache parfaitement que ce n’est pas exactement l’amour dont je me parle. Mais après tout, qu’est-ce que j’en sais ? L’amour de mon père était conditionnel et je n’ai pas connu celui de ma mère assez longtemps pour en reconnaître le goût. Je me redresse un peu quand la curiosité vient s’insinuer dans mon regard :
« Tu veux dire que si on t’offrait la chance d’une vie normale, tu ne la saisirais pas ? »
Le concept me paraît étrange, tellement loin de mes propres envies. Pourtant il est vrai qu’il y a peu de chances pour que les choses changent. Je vais vieillir en donnant et en prenant des coups. Probablement que je ne vivrais pas très vieux, qu’une balle, perdue ou pas, aura raison de moi. J’espère en tout cas que ma mort ne sera pas prolongée, mais j’imagine que ce doit être un peu présomptueux de ne pas vouloir qu’on m’inflige les tortures que j’ai moi même infligé à d’autres. Je secoue la tête, chasse ses pensées de mon esprit pour me concentrer sur le présent et la voix familière de Mikha :
« Sers-moi un whisky aussi s’il te plaît. »
Je ne relève même pas le « beau brun », le terme est passé dans le langage courant avec Mikha. J’ai croisé peu de personnes que Mikha n’a pas dragué un jour ou l’autre, aussi je ne me formalise pas. Mistigris profite que Mikha ait le dos tourné pour venir sauter sur mes genoux et je viens grattouiller son menton. Les ronronnements font soudainement moteur dans l’appartement :
« T’as raison, on devrait être en train de fêter ça, la semaine a été impossible. »
Une habitude chez nous. On est le genre à se voir confier maintes missions à s’épuiser les poings contre le visage d’ennemis du gang. Je lève mon verre vers Mikha pour trinquer avec lui :
« A la tienne, brother. »
Je porte mon verre à mes lèvres et en prends une petite gorgée. Mon objectif n’est pas de finir bourré ce soir, surtout quand je sais que ce sera le cas de Mikha. Il faut bien que l’un de nous deux soit responsable, et mine de rien, Mikha a plus petite stature que la mienne. Je ne doute pas que l’alcool monte vite.
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