Le visage appuyé contre la paume de sa main, elle regarde les gouttes de pluie qui glissent le long de la vitrine de l’épicerie. Dans la réserve, Jomo range une énième fois le stock. Minnie étouffe un baillement. Pas assez discrètement de toute évidence puisque la tête de la vieille femme apparaît aussitôt dans l’embrasure de la porte. « Pourquoi tu ne vas pas te coucher Min ? Tu es rentrée très tard du travail hier soir. » Minnie se redresse, un sourire sur les lèvres. « Ca va Jomo. Et de toute façon j’ai réservé une salle pour répéter tout à l’heure. » La vieille femme fronce ses sourcils fins et gris. « Alors qu’est-ce que tu fais encore là ? Va travailler ! » Elle agite le torchon qu’elle a toujours dans une poche de son tablier à fleurs en direction de la porte de l’épicerie. Minnie échappe un rire en se levant de sa place de prédilection derrière le petit comptoir en formica. Son sweatshirt aux larges bandes colorées lui arrive au milieu des cuisses. La capuche couvre la moitié de son visage. La vieille femme secoue la tête en la détaillant de la tête aux pieds. Minnie hausse des épaules, son air le plus innocent sur les traits. Elle sait que sa grand-mère apprécierait de la voir porter des vêtements plus apprêtés. Mais rien de tout ça n’est très pratique pour danser. « Allez file. » La vieille femme a déjà tourné les talons pour retourner à son inventaire hebdomadaire.

Dehors l’air frais lui saisit les poumons et elle plonge ses mains dans les poches de sa doudoune bleu électrique. Heureusement le chemin jusqu’à la salle communautaire ne lui prend pas plus d’une dizaine de minutes à pied. A cette heure-ci, l’endroit est calme. Les réservations sont rares. Elle savoure le silence et la solitude du moment. Depuis qu’elle a rejoint le groupe d’Athéna, les moments de répétition solo sont devenus précieux. Répétitions pour le groupe. Répétitions pour le travail. Dormir. Aider à l’épicerie. Mais ici, elle trouve sa parenthèse. Un endroit où elle n’est ni performeuse ni sur scène au club. Un endroit pour être elle-même. Juste une danseuse. Elle s’installe dans la salle libre foulée tant de fois auparavant. Elle sort l’enceinte de son sac de sport et pianote quelques instants pour lancer sa playlist. Pas de voisin de location de salle, pas besoin de faire attention au volume sonore. Echauffements. Etirements. Les membres s’allongent dans les mouvements répétés depuis toujours, observant son corps en action dans le miroir. Les automatismes s’actionnent les uns après les autres. Et enfin les premières notes de sa chanson du moment résonnent dans la pièce. Il n’y a pas de chorégraphie apprise par cœur cette fois-ci. Pas de geste à suivre ni d’intention réfléchie. Elle se laisse aller au mouvement et à l’émotion. Se saisit des paroles pour tourner. Ses pas prennent appui sur les notes et variations musicales pour évoluer dans l’espace. Un pied levé, une main tendue. Elle roule au sol, gaine son corps et repart en tournant. Ces moments-là lui rappellent pourquoi elle danse. Ce qu’elle aime dans ces moments-là c’est le lâcher prise. Les émotions brutes matérialisées dans les muscles. Les dernières notes résonnent encore dans l’espace. Elle reste assise au sol, le souffle court.

Ses yeux se dirigent à nouveau sur le miroir, remarquant enfin la présence d’une silhouette près de la porte d’entrée. Elle manque un sursaut. La surprise est vite remplacée par un large sourire sur son visage couvert d’une fine pellicule de transpiration. Elle reconnaît le danseur croisé une fois dans ces mêmes locaux. Elle avait bien tenté une approche -le groupe bénéficierait toujours d’un danseur expérimenté en plus- mais il n’avait pas eu l’air très intéressé. Et pourtant, le voici dans sa salle. « Alors tu as changé d’avis finalement ? » Pour quelle autre raison se tiendrait-il là ce soir ? Dans sa salle de danse ? D’un bond, elle saute sur ses pieds nus, tapant des mains sans réussir à contenir son sourire jusqu’aux oreilles en s’approchant de lui. « Moi c’est Minnie. » Elle lui tend une main à la manucure arborant des couleurs tout aussi bariolées que son ensemble de sport. « Les autres vont être trop contents de te rencontrer ! J’ai trop hâte ! Tu as quoi comme bagage en termes de danse ? Hip hop ? Contemporain ? Jazz ? On se ferme à aucun horizon, tout peut être bon pour se démarquer et c’est en mélangeant les styles qu’on y arrive le mieux. » Elle sautille sur place, s’interrompant pour courir récupérer son téléphone posé près de l’enceinte. « Faut que je t’ajoute à notre conversation Whatsapp ! On s’entraîne les jeudis normalement mais ça peut varier selon nos plannings. C’est quoi tes dispos ? » Elle revient vers lui, tarissant enfin le flot de ses paroles et de son excitation.

L’excitation retombe aussi vite qu’un soufflé au fromage sorti trop tôt du four. De jolis films Minnie. Tu vis encore dans le monde des bisounours Minnie. Où tout le monde pense et respire comme toi. Mais les gens ont une vie et d’autres préoccupations que les tiennes. Elle chasse bien vite la petite voix perfide. La déception se lit sur son visage. Elle n’a jamais été capable de dissimuler le fil de ses pensées au commun des mortels et il y a bien longtemps qu’elle a cessé d’essayer. Néanmoins, elle sourit poliment. Evidemment, elle s’est trompée sur l’horaire de sa réservation de la salle. Rien de bien surprenant après tout. Elle avait à peine regardé le registre en s’inscrivant dans un des horaires vacants, happée par sa conversation avec Athéna. « Oh d’accord. » articule-t-elle doucement en hochant de la tête. Elle reste quelques secondes immobiles avant que ses muscles ne se rappellent ce qu’ils sont censés faire à présent. Rassembler ses affaires. Faire place libre. Elle attrape ses baskets dans une main et fourre le restant de ses effets dans son sac de sport jaune soleil. « Je vais prendre celle d’à côté. Il me semble qu’elle est libre. Désolée du dérangement. » Pas la peine de t’étendre en excuse ou en justification. Elle lui adresse un signe de la main, un sourire à nouveau collé sur son visage.

Ses pieds nus sautillent sur le carrelage froid du couloir pour gagner la pièce adjacente. Comme elle l’avait remarqué en arrivant, il n’y avait qu’eux dans cette partie du bâtiment ce soir. C’était toujours plus agréable que de se retrouver à devoir faire concurrence à un groupe de musique. Je ne danse pas dans un groupe. Qui n’aimait pas partager sa danse avec les autres ? Minnie se redresse, les poings sur les hanches et les sourcils froncés. Elle avait bien entendu parler de certains danseurs préférant s’isoler. Par peur de se dévoiler. Par peur de ne pas être assez bien. Toujours la peur. Jamais la joie. Plus sacrée qu’une religion, la danse avait guidé chacun de ses pas dans la vie et l’élevait jour après jour pour briller un peu plus, même si ses rayons n’avaient pas encore eu l’occasion de percer sur de grandes scènes. Elle ne pouvait laisser les sombres nuages empêcher un des siens de briller. Pas sans essayer. Au moins un peu. Ce ne sont pas tes oignons, Minnie. Mais elle a déjà sorti d’une des poches de son sac un bout de papier vierge et un stylo à l’encre turquoise. Avec le plus grand soin, elle rédige sa bouteille à la mer. « Si jamais tu changes d’avis. » dans son coréen le plus appliqué suivi de son numéro de téléphone. Et si il prenait ça pour une tentative de drague d’un autre âge ? Elle en avait remis d’autres à sa place. Et rien chez ce garçon n’hérissait les poils de ses avant-bras. Ce qui était plutôt bon signe.

Sur la pointe des pieds, la voilà de retour dans le couloir. Elle glisse le message plié en deux sous la porte close avant de croiser les doigts. « Allez vole petite bouteille. » Aussi discrètement qu’une souris, elle retourne dans sa salle, se délestant de son large sweat multicolore. Des couleurs contre le cafard du monde. A croire qu’elle pourrait s’en couvrir de la tête aux pieds que ça ne suffirait pas à faire fuir le gris des rues. D’un geste effectué mille fois, elle rassemble ses cheveux en queue de cheval. Son regard fixé sur son propre reflet, elle prend possession de l’espace. Découvre les proportions d’une salle moins habituelle et emplit l’air de sa musique du moment. Elle marche. Ferme les yeux. Les bras se lèvent. Glissent au-dessus de sa tête. Et le tourbillon l’emporte. Des pas déjà réalisés, d’autres nouveaux. Il n’y a pas de contrôle, pas de réflexion. Et pourtant elle revient à la même variation qui s’inscrit peu à peu dans ses muscles. Derrière ses paupières closes elle voit se dessiner le début d’une nouvelle chorégraphie. Saute. Trouve le sol. Tourne. Gaine. Tend. Cherche à l’avant. Bascule les appuis. Perd l’équilibre.

Son souffle se suspend dans l’air alors que son corps plonge en direction du sol. Perdre pied. Perdre ses repères, son équilibre. Pour tomber parfois. Mais le plus souvent pour trouver un autre chemin. Elle ne compte plus le nombre de fois où un enchaînement non maîtrisé l’a conduite au sol. Parfois de façon douce. Parfois de façon plus violente, réduisant à néant la peur de la chute pour l’accueillir comme l’opportunité de créer autre chose. Un retour vers le sol imprévu. Une transformation des mouvements. Tout est création. Tout est respiration. Elle ferme les paupières le temps de cette seconde suspendue entre inspiration et expiration. Mais le sol ne vient pas. Son corps est soulevé dans les airs dans un instant de grâce figé hors du temps. Elle tourne sur son pied retrouvant le contact du sol. Ses gestes suivent la courbe naturelle du mouvement initié. Pas de réflexion ni d’hésitation dans le déplacement de son corps et pourtant, ses yeux s’écarquillent en faisant face au danseur censé occuper la salle d’à côté. Elle reste sans voix. Et pour Minnie, c’est un fait marquant. L’incompréhension passe sur son visage, suivie de près par l’amusement. Elle sourit de plus belle quand il retire sa main, visiblement gêné et aussi décontenancé par ce qui vient de se passer qu’elle.

Une flamme vient de s’allumer dans son regard. Celle d’un nouveau défi à relever. Elle ne s’était donc pas trompée. Tu ne te trompes jamais sur les gens, tu les sens comme un chien suit une piste. Il ne dansait pas avec les autres … Pour l’instant. Pas par choix mais par absence d’expérience. Par peur de l’ouverture à l’autre. Quand on danse, on ôte sa carapace. Il n’y a plus de mensonge, ni de faux semblant. Quand on danse, on dit vrai ou on ne dit rien. Les mains croisées dans le dos, elle esquisse un pas puis deux, tournant autour de lui comme une lionne estimant le bond le plus opportun pour se saisir de sa proie. Elle écoute ses sages paroles, hoche de la tête. « C’est vrai. » Elle ne relève pas le changement de langue, poursuivant naturellement dans sa langue maternelle qui semble aussi celle du danseur. « Mais est-ce que c’est réellement important ? » Un pas de plus et elle achève son tour pour se planter à nouveau face à lui. « Est-ce que c’est important de garder l’équilibre ? » Question aux multiples facettes, elle scrute ses traits comme si elle cherchait à déchiffrer un manuscrit dans une langue étrangère.

Autour d’eux, la musique poursuit sa route. Son sourire amusé étire ses lèvres. Elle se sent tel un maître Jedi sur le point d’offrir une leçon à un nouvel élève. De lui montrer pour la première fois comment se servir de la Force hors des sentiers battus. Sans marquer la moindre hésitation, elle saisit le poignet du jeune homme, le faisant tourner au rythme de la musique. Ses pieds marquent le rythme, de plus en plus rapide. « Garder l’équilibre c’est la sécurité. » Elle s’arrête, resserrant sa poigne autour du poignet de l’inconnu. Ses pieds toujours au sol, leurs bras se tendent alors qu’elle se laisse glisser vers l’arrière. Il la lâche, elle tombe. Elle joue avec la gravité, montant sur la pointe de ses pieds. Et sans crier garde, elle bascule sur le côté, tombant en spirale jusqu’au sol. Allongée par terre, elle rit d’un rire sincère. « Quand tu prends le risque de tomber, parfois tu te fais mal. Et souvent tu crées des choses dont tu n’avais même jamais eu l’idée. » Elle se tourne pour observer le danseur, le visage en appui sur une main comme si elle s’installait au bord d’une plage. Il y avait bien longtemps qu’elle avait arrêté de se soucier du regard des autres et de leurs pensées. Mais elle aurait bien aimé sonder le regard noir impénétrable du danseur. Soulever couche après couche pour découvrir la lumière derrière la nuit. D’un bond habile, elle se redresse. « On reprend à zéro ? » Sa main se tend à nouveau mais elle ne lui laisse pas l’occasion de se défiler cette fois-ci. « Min-Ji. Mais tout le monde m’appelle Minnie. Et toi ? » Pas d’excuse, pas de pas en arrière. Il est sur son territoire à présent.

Le contrôle. Elle retrousse son nez dans une grimace l’espace d’une demi-seconde. Ce mot n’évoque rien de rassurant dans l’esprit de Minnie. Si ce n’est l’ennui et l’immobilité. Le contrôle ne mène à aucune création bien qu’elle ne néglige pas l’importance d’en garder dans la réalisation de certaines chorégraphies. Quelque part, il est nécessaire de l’avoir. De l’avoir tellement dans les veines qu’on l’oublie pour partir vers autre chose de plus fort et pouvoir se laisser aller à l’émotion. Cette conversation innocente sur une erreur dans ses mouvements était en train de prendre un tournant hautement philosophique dans l’esprit à mille à l’heure de la jeune femme. Au sol, fière de sa démonstration et de ses traits d’esprit, elle observe. Elle voit la brèche infime qui s’ouvre dans les yeux sombres du danseur. Un peu de lumière, la graine est lancée et ne mérite plus qu’à être arrosée pour prendre ses racines. Mais pas trop vite.

De retour les deux pieds au sol, elle tente à nouveau une approche plus conventionnelle. Minnie retient son enthousiasme débordant. Il sourit. Mission réussie, Minnie. Une mission ? Quelle mission ? Celle de faire sourire un parfait inconnu dont tu ignores tout jusqu’à son prénom qu’il vient à peine de te donner ? Elle chasse d’un battement de cils son petit démon intérieur pour savourer l’instinct présent, s’inclinant à son tour légèrement en répondant à sa poignée de main. « Jinho. » Elle répète le prénom doucement, comme pour l’inscrire dans les sillons de sa mémoire. Son prénom ou son sourire ? Peut-être les deux mis bout à bout. Il revient sur ce changement de salle et elle hausse des épaules. C’est vrai que tout ça avait commencé comme ça. Par une bête erreur de sa part quand elle s’était inscrite sur le registre de réservation. Erreur ou hasard fructueux. « C’est pas très important. Cette salle ou une autre, tant qu’il y a de l’espace libre pour danser ça m’est égal. » Depuis toujours, Minnie avait appris à s’adapter aux autres, à leur faire de la place au détriment de la sienne. Si avec les années, elle avait su poser ses limites pour exister à son tour, elle n’en avait pas perdu sa volonté de s’adapter dans la mesure du possible. Et son esprit s’avérait tout aussi flexible que son corps.

La danseuse reste silencieuse, un sourire amusé sur les lèvres et mains croisées dans le dos. Elle se balance d’avant en arrière sur ses pieds nus dans l’attente. Dans l’attente de quoi, elle serait bien incapable de le dire. Un mot de plus ? De le voir partir aussi vite qu’il était arrivé ? Et pourtant, rien ne se passe. Ils sont là, à s’observer dans la musique qui continue de jouer. « Et donc … tu disais que je devais faire quoi pour éviter qu’on doive courir à mon secours à chaque fois que je répète ? » Elle se place face au miroir, le regard sérieux tout d’un coup pour fouiller dans sa mémoire. Qu’est-ce qu’elle avait fait déjà ? Minnie reprend ses appuis, décomposant les mouvements au ralenti. Elle tourne, envoyant sa jambe droite vers l’arrière jusqu’à sentir la bascule subtile qui la fait tomber vers l’avant. Mais cette fois-ci, elle se reprend à temps. Les mains sur les hanches, elle l’interroge du regard dans le miroir. Elle n’a aucune idée vers quoi ses mouvements vont l’emmener une fois passé ce moment sensible de prise de risque. « Tu ferais comment toi ? » Pas de jugement ni d’ironie dans sa voix. Elle l’interroge de danseur à danseuse, d’égal à égale. Minnie revient se poster à côté de Jinho, le questionnant du regard. Il a sûrement autre chose à faire comme il te l’a très clairement dit. Tout le monde n’a pas instantanément envie d’être ton ami ou de danser avec toi, Minnie. « Enfin, tu as sûrement tes propres répétitions à faire. Tu es danseur professionnel ? On ne s’est jamais croisé dans le milieu pro. Je crois. » Elle plisse les yeux, fouillant d’autres souvenirs mais rien ne lui vient. « Désolée je suis curieuse. Ma grand-mère me dit toujours que je parle trop. Ne m’écoute pas. Je vais me débrouiller. Et promis je ferais attention à garder un peu de contrôle. Mais juste un peu. » Elle sourit et lui adresse un clin d’œil, le laissant libre de repartir à sa pratique. Espérant peut-être qu’il ne le fera pas.

Minnie esquisse un air choqué lorsqu’il donne raison à sa grand-mère. Mas bien vite remplacé par son sourire amusé habituel. Elle le sait. Un vrai moulin à parole qui a toujours de quoi s’alimenter. Pourtant cette fois-ci, elle se tait et lui laisse la place, conscience de l’instant suspendu que lui offre le danseur mystérieux. Jinho. Plus totalement un danseur inconnu, mais un mystère tout de même. Elle hoche de la tête, se terrant dans un coin de la salle pour observer. Ses yeux pétillent comme à chaque fois qu’elle a l’occasion d’observer les autres danser. Parfois ça la fait rêver. Elle se dit qu’elle resterait bien à Fall River pour ouvrir une petite école de danse et regarder des plus jeunes réaliser les rêves qu’elle n’a pu mener à terme. Minnie s’accroupit et regarde attentivement les mouvements. Mais pas seulement. Elle observe aussi l’intention, le mélange de maîtrise et d’abandon qui accompagne ce style de danse qu’elle aime tant. Sur le fil du rasoir, entre équilibre et déséquilibre, chute et rebond. Pas son registre habituel mais elle doute que ce soit la première fois qu’il s’y essaie. Elle le laisse aller au bout de sa démonstration, rendue minuscule dans son coin de la salle et parfaitement silencieuse. Minnie a bien du mal à contrôler son excitation lorsqu’il lui demande son avis. L’enchaînement est intéressant. De nouveaux mouvements qu’elle ne pratique pas, une autre vision pleine d’horizons inconnus. Le porté aurait été plus saisissant pour accompagner l’émotion transmise par la musique. Mais c’est déjà un premier pas dans son univers et pour une première rencontre, vraie rencontre, c’est un bon début. « Intéressant. Très intéressant. Je vais creuser cette piste. » La jeune femme se redresse, bras croisés, hochant énergiquement de la tête. « Tu te débrouilles bien pour quelqu’un qui ne danse pas du contemporain habituellement. » Ses doigts frétillent malgré elle. « Est-ce que … » Est-ce que ça te dit qu’on danse ensemble une prochaine fois ? Mais pour de vrai, parce qu’on l’aura choisi. Pas entre deux portes parce que j’ai failli tomber face contre terre. Elle n’a pas le temps de formuler sa proposition à haute voix. La sonnerie de son téléphone retentit dans la pièce, augmentée par l’enceinte toujours branchée. Minnie se précipite vers son sac pour couper l’alarme. La notion du temps lui avait complètement échappé. Elle laisse échapper un marmonnement avant d’entasser ses affaires dans son sac jaune soleil. « Je suis désolée, j’ai pas vu l’heure ! Je vais être en retard au travail ! » Le sweat multicolore couvre à nouveau sa tenue de danse. Elle se tourne vers le danseur, se penchant légèrement en avant. « C’était super cool de faire ta connaissance Jinho. » Elle reste un instant immobile, un sourire jusqu’aux oreilles accroché aux lèvres. « Bonne soirée ! A bientôt. » Elle sent le rose lui monter aux joues, juste à temps pour partir d’un pas rapide et s’enfoncer sous la pluie.

Une semaine plus tard
Elle avait scruté son téléphone avec attention pendant ses temps de repos. Pas plus que d’habitude lui dirait sa grand-mère qui lui reprochait assez souvent de se servir de l’appareil comme d’une extension de son propre bras. Pas un message inhabituel, rien n’était venu bousculer la bonne vieille routine. Elle avait guetté le registre de réservation et négocié une place aux mêmes horaires. Pour certains, on frôlait le harcèlement. Pour Minnie, c’était une façon comme une autre de provoquer le destin. Juste un peu. C’est armé de son plus beau ensemble streetwear lavande et deux bubbleteas à la pêche qu’elle s’était rendue ce soir-là au centre communautaire une dizaine de minutes en avance. Un coup d’œil dans la salle réservé au nom de Jinho lui avait suffi pour confirmer qu’elle ne s’était pas trompée. Personne encore. Un sourire amusé sur le visage, Minnie dépose le verre fermé et la paille au sol, accompagné d’un petit mot plié en deux. Bon entraînement suivi d’un dessin enfantin de soleil. Avec toute la discrétion dont elle est capable, la jeune femme rejoint la salle qu’elle a réservé – sans erreur cette fois-ci – pour s’y installer et commencer ses échauffements.

Minnie lance la musique, différente de la dernière fois. Si elle a aimé travailler sur cette chorégraphie en savourant le passage la sortant de sa zone de confort, elle ne reste jamais longtemps sur le même projet quand elle danse pour son plaisir. Mais ce soir, Minnie a du travail. Un nouvel enchaînement à produire sur scène pour le plaisir d’hommes inconnus dont elle ne distingue même pas les traits dans l’obscurité. Au moins ont-ils la décence de laisser de bons pourboires et d’apprécier les efforts artistiques qu’elle met dans ses passages sur scène. Autre chose que l’effeuillage qu’ils étaient venus trouver. Peut-être qu’un jour, un producteur la remarquera dans ce club. Elle ne serait pas la première ni la dernière à qui cela arrive. Parfois elle pense à tout laisser tomber. A sacrifier ses maigres économies qu’elle réserve pour l’opportunité, celle qui est changée sa vie mais qui n’arrive jamais. Ouvrir une école de danse ici, à Fall River. Offrir son amour pour le mouvement aux enfants de son quartier. Peut-être un jour, quand elle aura remisé ses rêves dans une boîte au fond de sa tête. Pas encore. Minnie laisse défiler la musique, observant son reflet dans le miroir. Le cœur n’y est pas ce soir. Elle préférerait repartir dans les envolées lyriques de la danse contemporaine. La danse qui la fait vibrer et qui nourrit son âme. Elle se détourne de son reflet pour changer la musique. Tant pis pour le travail, ça attendra ou elle n’aura qu’à reprendre un autre numéro déjà effectué. Personne ne lui en tiendra rigueur tant que les clients sont contents.

Un sourire étire ses lèvres quand elle découvre le message. Son regard se porte instinctivement sur la porte close de sa salle d’entraînement. A quoi t’attendais-tu ? Un message et en plus une entrée en fanfare pour … Pour quoi au juste ? Certains préfèrent leurs entraînements en solitaire. Comme en réponse à ses pensées, une autre musique fait résonner les murs. Elle pose ses doigts sur le placo, puis son oreille et tout son corps, se laissant emporter par les vibrations. Les yeux clos, les mouvements viennent s’inscrire dans sa tête. Elle vole quelques bribes fictives d’une chorégraphie qu’elle ne voit pas. Se laisse porter par les émotions des notes audibles. La curiosité lui démange les jambes. Et si elle jetait un coup d’œil rapide ? Elle pourrait toujours prétendre se rendre aux toilettes du bout du couloir. Et en profiter pour glaner quelques secondes par la partie vitrée de la porte. Est-ce que ce serait mal ? Sûrement, c’est digne d’une harceleuse en puissance Minnie. Elle hausse des épaules à l’intention de sa petite voix intérieure. Tant pis pour les bons sentiments. Sur la pointe des pieds, elle se faufile dans le couloir. Bien qu’il soit inutile de chercher à se montrer discrète vu le volume de la musique. En arrivant à hauteur de la porte, Minnie ralentit le rythme et laisse aller sa curiosité maladive. Elle aperçoit les mouvements. Toujours le contrôle mais il y a quelque chose de différent des autres fois où elle a pu observer le danseur. Quelque chose de désespéré. Une sorte d’abandon dans la danse. Mais pas de cet abandon nécessaire à la création. Celui-là est bien plus fort. Elle porte instinctivement une main au niveau de son cœur. Ses grands yeux sombres se remplissent d’eau. Jinho n’a pas besoin d’en dire beaucoup sur lui quand il danse de cette façon. Elle voit sa peine et sa tristesse, peu importe ce à quoi elles se rattachent.

Quelque chose ne va pas. C’est trop fort, il n’y a pas de respiration ni de pause. Tu vas te faire mal Jinho. Toi qui étais tellement inquiet que je me blesse la dernière fois. Mais il serait déplacé d’entrer et de l’interrompre. Mêle toi de ce qui te regarde Minnie. Et ça ne te regarde pas. Pourtant, elle ne bouge pas et reste plantée devant la porte à observer la danse, le cœur serré, comme si on avait coulé ses pieds dans une chape de béton. Il s’effondre au sol et elle pose sa main sur la poignée de la porte. Elle attend qu’il se relève, de voir son souffle se calmer après l’effort intense. Mais ni l’un ni l’autre ne se produit. Tant pour les bonnes manières. Tant pis pour ce qu’il convient de faire ou non. D’un bond, elle s’introduit dans la salle de répétitions. « Jinho ça va ? » Sa voix trahit une inquiétude sincère. Elle s’approche rapidement, se laissant glisser à genoux à côté de lui. Le cerveau est passé en off, ne laissant place qu’aux gestes du cœur. Ses bras passent autour de ses épaules et elle l’attire contre elle. « Hey, respire calmement. » Elle chuchote en le berçant doucement, une main caressant machinalement ses cheveux. Tactile, Minnie. Trop tactile. En oubliant presque que le reste du monde n’est pas toujours à l’aise face à ce genre de comportement. Elle finit par le relâcher, essuyant d’un revers de la main une larme trop longtemps retenue qui s’est égarée sur sa joue. « Tu m’as fait peur. » articule-t-elle d’une voix faible en remettant une mèche de ses longs cheveux derrière son oreille. « Ca va ? » Elle ne peut s’empêcher de réitérer sa question. Question idiote qu’on arrive toujours à éviter d’une réponse bateau. Mais l’inquiétude n’est pas feinte, une main posée sur l’avant-bras du danseur. Comme pour être sûre qu’il ne tombe pas dans les pommes devant elle.

Elle respire enfin à son tour en sentant le souffle de Jinho redevenir plus régulier. La façon dont il l’attrape ne la surprend pas. Il ne devait sûrement pas s’attendre à ce que quelqu’un entre en trombe dans sa salle de répétition. Encore moins pour lui imposer un contact physique non consenti. Elle aurait rougi à cette idée si elle n’avait pas été distraite par la poigne douloureux de la main de Jinho sur son bras. Elle finit par relâcher son étreinte, s’asseyant sur ses talons pour lui laisser un peu d’espace. Il lui assure que tout va bien. Ses yeux sombres le détaillent derrière ses cils encore humides. Peut-être qu’elle a surinterprété la situation. Peut-être qu’il avait besoin d’être seul. Et qu’elle s’était mêlée de ce qui ne la regardait pas. Encore. Comme toujours. Incapable de rester à sa place, toujours à vouloir aider même quand on ne lui a rien demandé. Elle hoche silencieusement de la tête. Son regard dévie vers le sol. Elle se frotte son avant-bras endolori sans y réfléchir.

Les excuses de Jinho la tirent de ses pensées. Il lui faut quelques secondes pour faire le lien entre ses questions. Lui faire mal. Son bras. Ses yeux passent du danseur à son bras à elle. Puis la connexion se fait enfin. Un sourire apparaît sur ses lèvres. « Non ça va. C’est ma faute. Je n’aurais pas dû entrer. » Tu n’aurais pas dû regarder pour commencer. Elle pose sa main sur son avant-bras à lui, balayant de sa main libre une autre larme échappée de son trop plein d’émotions. Un volcan prêt à jaillir. Mais ça ne se fait pas, pas devant un quasi-inconnu qu’on vient d’épier à travers une porte. « C’est moi qui ait dû te faire peur. La plupart des gens ne se permettent pas ce genre de choses. Et à raison. » Un léger rire lui échappe alors que ses joues se colorent de rouge. Minnie soupire en levant les yeux au ciel. Une façon comme une autre de trouver du courage avant d’admettre une grosse bêtise. « J’aimerais pouvoir dire que je passais par hasard mais je ne sais pas mentir alors … » Elle hausse des épaules. A quoi bon tenter ? Elle serait bientôt rose pivoine, à s’emmêler les mots dans des justifications sans queue ni tête. « C’est moi qui te doit tes excuses. Je voulais juste … » Juste regarder ? Juste faire ma curieuse, faire la petite fouine ? « Je ne sais pas. Juste jeter un coup d’œil ? Et c’est totalement déplacé de ma part. Je suis désolée. »

Maintenant qu’elle met des mots sur ses actes, Minnie prend d’autant plus conscience qu’elle est allée trop loin. On n’espionne pas les gens pour satisfaire sa curiosité. Personne ne fait ça. Elle détesterait qu’on le fasse pour elle et pourtant elle ne s’était pas gênée pour l’imposer à un autre. La jeune femme se redresse sur ses pieds rapidement. « Ca ne se reproduira plus. Encore désolée. » Honteuse. Ca faisait bien longtemps qu’elle n’avait plus ressenti de la honte. Elle voudrait courir le plus vite possible pour fuir la situation. Mais presque malgré elle, ses pas s’interrompent sur le pas de la porte. « Pour ce que ça vaut, c’était très beau. Je ne sais pas ce que tu as besoin de sortir de toi mais continue à le faire en dansant. » La tristesse et l’intensité de sa danse étaient belles à voir. Son sourire aussi, à peine aperçu lors de leur dernière rencontre, mais elle se garde de l’ajouter. Histoire de ne pas ajouter de la gêne sur la honte dans une drôle de pièce montée des sentiments. « Je ne t’embêterai plus. Bye Jinho. » Elle lui adresse un petit mouvement de la main. Minnie si bruyante, aussi discrète qu’un rayon de soleil en plein hiver. Elle se fait petite comme une souris pour retourner à ses occupations. Elle l’imagine déjà changer ses jours de répétition pour fuir son nom comme la peste. Et elle ne lui en voudra pas. Peut-être qu’elle aurait fait la même chose dans d’autres circonstances, si les rôles avaient été inversés.