Boston n’a pas changé. On aurait pu croire qu’y auraient au moins pu changer, j’sais pas, la couleur des lampadaires ou la fréquence d’la radio. Juste un truc pour m’donner l’impression qu’j’suis actuellement parti plus d’un an. Mais non. Que dalle.
Cette ville de merde fait même pas un effort.
Elle aurait moins pu laisser un petit chocolat sur mon oreiller. Tous les bons hôtels font ça. Blue a même pas pris la peine de v’nir m’attendre à l’agence et j’ai dû m’faire entrer moi-même. L’agence a pas changé d’un iota, Blue a toujours été un neat freak. Les dossiers sont ordonnés par date d’arrivée, puis par ordre alphabétique. Les dossiers qu’on a clôt s’trouvent dans un cabinet différent, dans l’quel j’ai tellement jamais mis l’nez qu’on aurait du mal à y trouver mes empreintes digitales. Y a bien qu’Blue pour s’occuper de toute cette paperasserie, quand j’ai toujours été celui qui allait mettre des mandales à ceux qui en d’mandaient contre informations. D’nous deux, ça a toujours été moi qui prenais les risques. Puis Blue est arrivé, et tout a r’pris son sens. J’avoue qu’j’ai poussé un gros soupire d’soulagement en voyant sa carrure de frigo s’avancer dans l’entrée.
On a fait ce hug awkward d’deux potes qui s’sont pas r’vus d’puis un moment, et ça a été gênant, l’espace de quelques minutes, l’temps qu’on s’remette, puis ça a été comme si on s’était jamais quitté. J’ai jamais pu rester très fâché contre Blue. Même aujourd’hui alors qu’j’ai l’impression d’avoir ma vie bien en main, j’me sens toujours dépendant d’lui, un peu comme mon roc, çui qu’est toujours là, toujours solide.
J’sais qu’quoi qu’il arrive, Blue s’ra toujours là où il est. Qu’ça au moins ça changera pas.
Même si on a nos problèmes chacun de not’ côté, on pourra toujours compter l’un sur l’autre.

De fait, durant tout’la durée d’mon séjour, j’ai fait qu’lui parler d’Achilles. D’lui raconter toutes les manières par lesquelles c’type m’rend dingue au quotidien. Et même si ça f’sait du bien d’retrouver Blue, Ache me manquait. Son feu, ses répliques acides, et son cœur d’artichaut. J’fais l’fier comme ça, parce que ma mère m’a appris à être un bonhomme, mais la vérité c’est qu’j’avais l’impression qu’y m’manquait une partie d’mon âme. J’avais qu’une envie, l’présenter à Blue, et faire officielle son entrée dans not’ petite famille de rejetés d’la vie.
C’est sans doute pour ça qu’j’me suis pressé d’revenir à Fall River. J’ai pris des pizzas sur le ch’min du r’tour, j’me disais qu’ça s’rait pas trop difficile à réchauffer une fois qu’j’en aurais fini avec lui.
Tout ça m’met d’une excellente humeur sur le ch’min qui mène à l’appartement d’Ache.

J’ouvre la porte et Rackham m’accueille, d’son p’tit pas trottinant.

« Salut toi ! »

Tenant d’une main les pizzas, j’m’accroupis pour caresser la crinière noire du chat. Elle aussi m’a manqué. Moi qui m’disais qu’j’étais un homme à chien, j’me découvre une nouvelle passion pour ces sacs à puces caractériels. Une fois qu’on apprend à les connaître, y n’sont pas si bougres. La douche court et j’dépose le repas sur la table.

« C’est moi, Ache ! »

Pas d’réponse. Probablement qu’il m’a pas entendu sous l’eau qui coule. J’me dis qu’c’est pervers, mais qu’j’ai quand même envie d’aller l’embêter, n’serait-ce que pour faire savoir ma présence. D’autant qu’j’suis sûr qu’il m’en voudra qu’trente secondes avant d’entrer dans l’jeu. J’retire ma veste et mes chaussures avant d’me diriger vers la salle de bain.

« Ache~ ? »

J’pousse la porte d’la salle de bain, prêt à faire chier mon monde, juste pour trouver Achilles tout habillé sous la douche. J’marque un temps d’arrêt, puis mon cerveau s’remet en route et en un instant, j’suis sous la douche, froide, moi aussi, l’inquiétude traçant des rides sur mon visage :

« Ache, reste pas là, tu vas attraper froid ! »

J’tente vainement d’le faire se relever, avant d’abandonner et de m’accroupir à côté d’lui, lui demandant doucement :

« Qu’est-c’qu’il s’est passé… ? Tu vas bien ? »

D’tout temps, les hommes ont eu besoin les uns des autres. Appelez nous l’animal social, çui qui peut pas s’passer de ses congénères, pire, çui qu’a besoin des autres pour survivre. C’est d’une connerie, et pourtant… quand on est sur l’front, on n’peut pas faire autrement que d’dépendre de ses frères d’armes. Croyez bien qu’pour moi, qui m’en étais toujours sorti seul, ça m’a fait un sacré coup à l’ego. Qu’ce soit Blue ou Ache, j’suis bien obligé d’avouer que j’suis pas un ermite, ou tout du moins pas autant qu’j’le voudrais.
J’sais pas trop c’que ça dit sur moi, cette façon d’me la jouer grandiose quand en vérité, j’aurais déjà coulé sans Blue. Bien qu’on s’le dise jamais, on a besoin d’l’autre pour n’pas sombrer.
Malgré sa façade d’armoire à glace intouchable, Blue a autant besoin d’moi qu’l’inverse.

Alors ce p’tit voyage à Boston pour r’prendre mes marques m’a fait l’plus grand bien. Ça m’a r’mis les idées en place, r’mis mes priorités en ordre. Et c’est avec ces idées bien en place que j’rentre chez Ache, bien décidé à tout lui raconter. Pourtant rien n’pourrait m’préparer à ce qui m’attend dans l’appartement. Rien pour me prévenir de la douche froide, littéralement et métaphoriquement, qui m’attend. Alors quand j’me retrouve sous l’jet d’eau froide à essayer d’relever Ache, j’peux pas m’empêcher de m’demander comment on en est arrivés là.
Bien sûr j’ai d’jà dû prendre des douches froides avec des gens, principalement quand l’un ou l’autre était trop bourré et avait b’soin d’déssaouler, mais j’ai jamais dû récupérer quelqu’un qu’avait un breakdown dans la douche. Il aurait au moins pu monter un peu la température…
La soudaine déclaration d’Ache m’retourne l’estomac. C’est quand même pas à cause de moi qu’il est là, si ? La dernière fois que j’l’ai vu dans un état pareil, c’était l’soir où il était v’nu m’chercher à mon AirBNB… Pourtant j’suis sûr cette fois, d’avoir rien fait qui ai pu provoquer un tel déferlement d’émotions. C’quand même pas à cause d’mon séjour à Boston ? On s’est quittés en bon terme l’jour où j’ai pris la route, j’avais même l’impression qu’Ache était content pour moi.
Doucement, je demande :

« Comment tu peux penser que j’t’abandonnerai ? J’t’ai promis qu’je restais non ? »

Aucun blâme dans l’message quand j’essaie juste de l’rassurer sur l’fait qu’j’ai pas l’intention d’le laisser. Ni hier, ni aujourd’hui, ni demain. Ni dans quarante ans quand j’serai vieux et incontinent. Quoi qu’je doute d’vivre jusqu’à là…
Ache passe ses bras autour de moi et j’fais de même, venant caresser sa nuque.

« J’suis là. »

Je r’sserre un peu ma prise en l’entendant pleurer. Merde alors, qu’est-c’qui s’est passé ? J’suis pourtant pas parti longtemps, les choses ont pas pu changer du tout au tout en l’espace d’quelques jours, si ? Les nouveaux mots d’Ache m’donnent la nausée quand j’comprends qu’il s’est passé un truc vraiment grace. Les Scarlet, finis ?? Quand tout s’passait si bien ?
D’une main, j’tourne le robinet pour fermer l’eau. C’t’une chose d’avoir un breakdown, mais on est tous les deux trempés, et Ache est glacé. La dernière chose dont il ait besoin là, c’est bien d’tomber malade. J’reprends, calmement :

« On va déjà sortir de là, te mettre dans des habits secs et ensuite tu m’expliqu’ras c’qu’il s’est passé, ok ? »

J’avoue, j’emploie les techniques d’Blue sur Ache. En tout cas quand j’avais des breakdowns dans la douche, c’est c’que Blue f’sait pour moi. Faut dire qu’j’ai souvent craqué, l’alcool n’a pas aidé. Mais j’suppose qu’pour ruiner sa vie, faut d’jà en avoir une.
J’relève Ache avec un peu plus de force, prenant soin de n’pas lui faire mal et l’fais sortir de la douche, où j’l’aide à s’débarrasser d’ses fringues avant de l’envelopper dans une large serviette. Si on m’avait dit qu’un jour, j’déssaperais Ache sans arrière pensée, j’aurais probablement eu du mal à y croire. Faut dire aussi qu’si son groupe a éclaté, c’est un événement qui mérite un break down en bonne et due forme. Qu’est-c’qui a bien pu arriver ? J’ai du mal à croire qu’Ache f’rait quoi qu’ce soit qui mettrait en péril son groupe, c’est trop important pour lui…

« J’te ramène des vêtements secs, attends.. »

Dire que j’suis dépassé est un euphémisme. Ai jamais tenu à quoi qu’ce soit d’aussi important qu’Ache avec son groupe. Ai jamais eu d’passion pour la vie, pour quoi qu’ce soit. Ache, d’son côté est un artiste, d’la passion, il n’a qu’ça, un feu constant dans son être qui vibre avec ses sons. Un rêve dont j’ai parfois été jaloux, quand j’aurais aimé savoir c’que ça faisait, d’vouloir vivre à ce point.
Alors quand j’vois Ache ce soir sous la douche, complètement démoli, j’ai l’cœur qui s’serre, peut-être parce que j’pensais que les Scarlet seraient une constante dans ma vie maintenant qu’on est ensemble. Que j’peux pas imaginer Ache sans ses amis et leur musique. J’peux même pas imaginer c’qu’il doit ressentir en cet instant.
Mes doigts s’perdent dans les cheveux mouillés du chanteur quand j’réponds, doucement :

« Parce qu’avec toi, c’est là où j’veux être. »

L’seul endroit où j’me sente encore plus en sécurité qu’avec Blue. L’seul endroit où j’me sens chez moi. Où j’ai pas l’impression de d’voir faire semblant. Où je sais que j’suis aimé, envers et malgré tout l’tas d’problèmes que j’amène avec moi. Et si Ache a su m’aimer dans les pires moments, j’compte bien en faire de même. J’reprends toutefois, en essayant d’alléger l’atmosphère :

« Et puis si j’étais pas là, tu t’ferais sacrément chier. »

Et moi aussi.
J’arrête l’eau, prends les choses en main. C’est comme si j’entendais Blue dans mon dos alors qu’il lâcherait « allez, lève-toi, brother, on va te sortir de là ». Blue est un peu mère poule quand il s’y met. P’t’être bien parce qu’il a grandi avec plusieurs p’tites sœurs pour lesquelles il était l’grand frère attentionné et attentif. Combien d’mecs graveleux auxquels Blue a cassé la gueule parce qu’ils parlaient mal d’ses frangines ? Bien un point où on s’ressemble, Blue et moi, on a toujours tout fait pour ceux dont on est proches, bien qu’en c’qui m’concerne, les personnes étaient peu nombreuses. Alors aujourd’hui encore, j’prends modèle sur mon frère d’armes, j’me mets dans sa peau en m’demandant si Blue s’inquiétait autant pour moi quand y m’retrouvait dans c’genre d’état.
J’abandonne Ache dans la salle de bain, l’temps d’aller lui chercher un jogging et un sweat. Des trucs assez chaud pour l’réchauffer. Quand j’reviens, Ache est en train d’se démaquiller, et j’le regarde effacer les traces noires d’eyeliner sur ses joues. L’inquiétude ne m’quitte pas, mais j’fais bien semblant. J’ai toujours été très doué pour ça. J’ai pas envie d’le faire sombrer encore plus. Alors quand il me r’tient, j’sourcille pas, j’le laisse gérer les choses comme il en a besoin, bien qu’j’ai bien l’intention d’avoir l’fin mot sur cette histoire.

« Est-ce que c’est ma faute si tu es l’seul à savoir me déshabiller ? »

Ses sautes d’humeur devraient plus m’étonner et même si ça m’rassure de l’voir sourire, j’sais bien qu’lui aussi, en c’moment même, affiche un masque. Mais c’est vrai qu’j’suis en train d’foutre de l’eau partout. J’réponds toutefois au baiser d’Ache, parce que pendant quelques instants, tout est bien, tout va bien. Un infime instant qui n’tarde pas à disparaître quand j’frissonne sous la réalité.

« Ouais, j’ai ramené des pizzas, j’ai pris ton habituelle. »

J’l’entoure d’mes bras :

« Tu d’vrais pas m’serrer dans tes bras, tu vas être trempé… »

Ça m’empêche pas d’resserrer mon emprise. Parce qu’il m’a manqué. Retrouver Blue m’a fait un bien fou, mais clairement, ça aurait été mieux si Ache avait été avec nous. J’perds pas espoir d’les avoir tous les deux en même temps. Le frère et l’amour. On a parlé un peu d’l’avenir de l’agence, Blue et moi, mais j’ai pas vraiment envie d’y penser pour l’moment.
J’ris doucement :

« Comment tu peux penser un truc pareil… c’est moi qui t’mérite pas. »

J’dépose un baiser sur son front avant d’me séparer de lui.

« Va t’servir une part de pizza, j’me change et j’arrive. »

Sans attendre son approbation, j’entreprends d’retirer mon pull, mes chaussettes et mon fut, tous trempés au d’là d’la raison. J’passe une main dans mes cheveux pour les ébouriffer et en chasser l’eau. Il fait un peu froid, mine de rien. J’abandonne mes fringues avec ceux d’Ache puis vais chercher un jogging avant d’rejoindre Ache aux pizzas. Il m’tourne le dos et j’en profite pour glisser mes bras autour de lui et l’attirer contre moi. J’dépose un baiser sur sa nuque mouillée :

« Tu m’as manqué. »

J’ai jamais été très proche des gens, et en dehors de Blue, j’me suis jamais vraiment inquiété des sentiments des uns et des autres. Ai bien, un jour, eut du mal à discerner les émotions d’ma daronne, et elle a été un entraînement incomparable pour comprendre avec précision c’que ressentent les autres, et comment les manipuler pour obtenir ce que j’voulais d’eux. A jamais marché avec la maternelle, bien sûr, elle et moi on jouait à ce p’tit jeu, de çui qui craquerait le premier face aux humeurs de l’autre. C’était généralement moi qui perdais, parce que j’avais toujours au fond, tout au fond, l’envie d’lui plaire, qu’elle finisse par m’aimer.
Tout ça pour dire que rien m’a préparé à soutenir Ache dans cette crise. Faut dire aussi que j’pensais pas qu’on traverserait ce genre d’moments. Pour moi, les Scarlet étaient un élément fixé, du style qui bougerait jamais. J’vois même pas c’qui a bien pu s’passer pour que ça explose. De c’que j’avais compris, ils ont traversé d’sacrés trucs ensemble, qui lient les gens ensemble, qui créent une attache sans pareille. Alors forcément qu’Ache m’dise que c’est terminé, ça me pose des questions, mais surtout, j’admets, ça m’fait un peu peur.

Alors j’rentre dans l’jeu d’Ache, j’joue, j’plaisante, je pique, accepte l’moindre moyen d’changer d’sujet pour alléger l’air et retirer cette peine des yeux du chanteur. Quand il parle d’me déshabiller, je fonce :

« Tu vois, il vaut mieux qu’ce soit toi qui l’fasses. »

Pourtant ça sert à rien. J’vois bien dans l’regard d’Ache qu’il est loin, qu’il y pense pas vraiment. Que c’qu’y s’est passé l’bouffe littéralement. J’le serre dans mes bras en espérant qu’la chaleur qu’on partage lui fasse du bien. J’lui dis que j’le mérite pas, et lui m’dit qu’c’est l’inverse, qu’j’ai pas l’droit d’dire ça ce soir. Mais ça m’empêche pas d’le penser très fort. J’l’ai jamais mérité, dieu sait qu’j’suis qu’un p’tit con qui s’moque de la vie et des gens. J’aurais mérité d’être seul toute ma vie.
J’l’envoie dans l’salon, lui dis d’se servir de la pizza, parce que j’sais que manger un truc chaud lui fera du bien. J’en profite pour me changer parce que mine de rien, y commence à faire froid. J’m’absente pas longtemps pourtant, parce que j’ai l’impression qu’Ache attend qu’une seule seconde d’inattention pour s’écrouler. Que j’peux pas laisser faire ça. J’le rejoins, l’entoure de mes bras, pose mon front contre lui en sentant qu’il s’remet à pleurer. Ses doigts sur mes mains sont serrés, comme s’il avait peur que j’m’enfuis, et il finit par s’retourner pour s’blottir contre moi. Ma main vient trouver sa nuque, caressant ses cheveux mouillés.

« À quel point hein… si tu savais. Sans toi, c’est carrément pas pareil. J’ai comme l’impression qu’y manque un truc chez moi, que j’suis pas chez moi si t’es pas là… J’devrais me sentir bien quand j’retrouve Blue, pourtant j’avais qu’une envie c’était d’rentrer pour te r’trouver. »

J’ai pas les mots pour lui dire à quel point il m’a manqué. Ça paraît inconcevable, d’mettre des lettres sur le vide en moi quand il est pas là. Qu’tout paraît futile quand j’peux pas l’partager avec lui. Qu’moi, qu’ai été seul toute ma vie, j’peux pas imaginer mon avenir sans lui, qu’elle s’rait bien triste si j’savais pas que j’vais l’retrouver quand on s’sépare. Qu’ça a plus aucun sens quand j’me réveille pas à côté d’lui, quand j’m’endors pas à côté d’lui. Mais tout ça, c’est difficile à décrire, autrement que « tu m’as manqué gros comme ça ». J’en suis encore à m’poser des questions quand Ache m’parle de destruction.
J’fronce les sourcils, viens poser les mains sur ses joues froides pour l’forcer à m’regarder dans les yeux, quand j’demande, la voix un peu cassée par l’émotion :

« Comment tu peux dire ça ? C’est grâce à toi qu’j’réussis encore à m’tenir debout. »

J’efface une larme de sa joue d’un mouvement caressant du pouce. J’déteste le voir comme ça. Ache a beau être proche d’ses émotions, j’l’ai jamais vu à c’point au fond. Sa colère, sa joie, ses peurs, d’tout ça j’ai l’habitude, mais c’chagrin qui brille dans son r’gard m’brise le cœur. Je continue, un peu plus bas :

« C’est grâce à toi, Ache… j’ai jamais été aussi heureux qu’quand j’suis avec toi… »

J’l’entoure de mes bras, l’attire contre moi pour lui faire un câlin. J’caresse son dos avec tendresse, laisse un instant passer avant de finalement d’mander, doucement :

« Si tu m’disais c’qu’il s’est passé ? »

Pas vraiment comme ça qu’j’imaginais qu’se passerait mon retour.
C’qu’j’imaginais, c’est bien la dernière chose à laquelle j’pense en c’moment quand Ache pleure dans mes bras. J’voudrais pouvoir comprendre autrement qu’superficiellement, pourtant bien obligé d’admettre que j’suis dépassé, qu’c’est un chagrin que je sentirais jamais. Est-c’que c’est aussi bien ? L’semblant des émotions humaines m’échappe parfois, comme si j’étais anesthésié, comme si j’comprenais pas tout, de c’que ça fait d’être humain. Toujours au fond, toujours dans l’trou, à regarder l’océan qui s’étend au dessus d’moi, sombre et sans fin.
La boule au ventre.
Est-c’que je réussirai à aider ? Est-c’qu’il y a quoi qu’ce soit que j’puisse faire pour arranger les choses ? Une partie d’moi voudrait partir tout d’suite, mettre Ache dans ma voiture et l’conduire à la coloc pour les mettre tous dans la même pièce et dire, naïvement : « Ça y est, vous êtes ensemble, remettez-vous ensemble ! ». Pourtant j’sais bien qu’c’est pas aussi simple, qu’Ache s’rait pas dans cet état si c’était si peu compliqué. Non, y a que’que chose de définitif dans sa voix. Jamais. C’est un mot que j’déteste, m’dire qu’un truc est impossible, qu’il se f’ra plus jamais… me fout la trouille. Jamais, toujours. On d’vrait les interdire dans l’dico.

« La prochaine fois, tu viendras avec moi. »

Rencontrer Blue, visiter l’agence, lui montrer tous nos coins, ma ville, mes rues, j’sais qu’c’est égoïste, mais y a aussi une part de moi qui s’dit qu’si j’laisse pas Ache, j’le retrouverais pas dans la douche, tout habillé. Ça m’dérange pas d’l’y retrouver dans d’autres circonstances. J’ai envie d’lui dire, parce que j’sais que ça l’ferait râler, qu’ça nous ramènerait dans une situation où j’sais que j’ai encore le contrôle, mais j’suis bien conscient qu’ça marche pas comme ça, qu’le malheur d’Ache disparaîtra pas avec quelques unes de mes paroles.
Que j’peux pas tout faire disparaître d’un coup de baguette magique.
Ache se blottit contre moi et j’referme mes bras autour de lui dans une étreinte protectrice. Si j’le serre assez fort, p’t’être bien qu’on pourra pas l’atteindre, p’t’être qu’il sera en sécurité, même pour quelques s’condes.
Merde…
Ça m’fait chier d’être aussi impuissant face à son chagrin, c’tout juste si j’arrive à l’appréhender. Est-c’que c’est juste moi qui suis con ? Juste une fois, pour une fois, j’voudrais être normal. P’tain M’man, tu pouvais pas m’aimer, comme toutes les mères ? Tu pouvais pas m’apprendre à appréhender les émotions humaines ? À r’ssentir les choses, normalement ?

« Moi aussi, je t’aime. »

Ma voix est ferme, sans l’ombre d’un doute. Parce que si y a une chose dont j’suis sûr, c’est d’avoir jamais aimé personne comme j’aime Ache. Qu’toute ma vie, j’ai agi seul, avec mon seul destin entre les mains, et que j’pensais pas qu’ça changerait, du tout au tout, au détour d’une soirée.
J’demande finalement c’qu’il s’est passé. J’ai un peu peur d’la réponse, mais c’est pire de n’pas savoir. J’ai l’espoir fou, stupide, que j’pourrais p’t’être faire un truc pour tout arranger. Pourtant dès que l’idée m’frôle, j’me dis qu’c’est idiot, qu’les Scarlet n’ont rien à voir avec moi, que même si je l’voulais, j’aurais jamais la moindre influence pour réparer c’qui a été détruit.
Ache et moi, on s’installe sur l’canapé, face à l’autre. Il commence et j’écoute, le regard posé sur lui, les sourcils légèrement froncés. Astoria et Jim… J’dois dire qu’la surprise est là. Jim est un type bien, j’ai du mal à l’imaginer rompre c’genre de promesses pourtant il suffit d’voir Ache ce soir pour s’apercevoir qu’c’est très sérieux. Y m’parle de lui avoir foutu un pain et j’retiens mon souffle.

J’sais pas comment lui dire qu’Blue et moi on s’est déjà tellement foutu sur la gueule. Qu’y en a eu d’longues soirées où l’un en mettait uneà l’autre  et qu’ça finissait avec la tronche en dégueulis, dos à dos, un shot de whisky dans la main. Qu’on aurait jamais survécu si on s’l’était pas joué un peu Fight Club par moments, parce qu’c’était la seule chose qu’était encore vraie. Pourtant j’sais bien qu’l’amitié de Jim et Ache est pas comme ça. Qu’la violence fait pas partie d’leur quotidien.
J’soupire, viens poser mes mains sur celles, tremblantes, du chanteur. J’réponds, doucement :

« Je vois. »

J’voudrais pouvoir lui dire qu’c’est pas si grave, qu’il a juste à s’excuser et les féliciter, mais ce s’rait trop facile et Ache a besoin d’digérer. Jim et Astoria, probablement aussi. Il y a un silence, l’temps que j’réfléchisse. Qu’est c’que j’ferais à la place d’Ache ? J’en sais foutrement rien. J’ai jamais eu qu’Blue dans ma vie, et on s’est jamais pris la gueule à en briser l’agence.

« J’suis désolé Ache, j’ai pas d’solution à t’apporter… »

J’suis pas magicien, ni psy d’ailleurs, j’sais pas quoi dire sinon que j’suis désolé alors qu’pour une fois j’y suis pour rien. Laissant une main sur celle d’Ache, je lève l’autre pour replacer les mèches noires du chanteur qui lui tombe devant l’visage. Les larmes perlent sur ses joues.
Fuck… Pourquoi t’es si stupide Red, pourquoi t’as pas de réponse à donner ?
J’ai l’estomac qui s’tord.

« J’pense qu’vous avez tous besoin de respirer un coup, mais j’pense pas qu’ce soit insolvable… Vous avez traversé des trucs plus durs que ça. »

Notamment la mort de l’ex d’Ache. L’idée d’appeler leur manager m’effleure, mais j’me dis aussitôt qu’c’est pas mon rôle de faire ça. J’suis qu’le p’tit copain du chanteur, les relations entre les membres du groupe sont pas de mon ressort. Et qu’est-c’que j’lui dirais qu’il n’saura pas d’toute façon ?

« C’est pas que d’ta faute Ache, ils ont aussi leur part de responsabilité… »

Les blessures physiques guérissent plus vite que celles de la psyché, et mine de rien, Jim avait promis. Même si Ache est çui qu’a traversé la ligne de trop, il en aurait pas été à c’point si sa confiance avait pas été trahie.

J’me demande c’que ça fait d’avoir des frères et sœurs. D’avoir des gens qui ont grandi dans l’même bordel que soi, qu’on a vu grandir, et faire des erreurs, qu’on aime fraîchement et moqueusement. J’dis pas qu’ma vie aurait été très différente avec une frangine, mais pour sûr qu’elle aurait été beaucoup plus compliquée. Déjà, il aurait fallu qu’mes darons se supportent plus longtemps pour avoir couché au moins encore une fois ensemble après l’accouchement de ma mère. Est-ce que ma maternelle aurait pu aimer une fille ? Ou bien est-ce qu’elle l’aurait détesté tout autant que moi ? J’suppose qu’on n’le saura jamais.
Pour mon daron, c’est tout d’suite beaucoup plus simple, vu le nombre de rej’tons qu’il a eu après moi. S’il s’était entendu avec ma mère ou si seulement il avait voulu avoir une relation avec moi, j’aurais peut-être pu apprendre à connaître mes demi-frères et sœurs. Peut-être alors qu’j’aurais pas grandi en étant un tel connard. Qu’j’aurais appris à partager, à m’attacher, à me soucier des gens. Probablement que j’me serais pas accroché comme une moule à son rocher auprès de Blue, puis d’Ache.
P’t’être bien qu’j’aurais été un type lambda sans problème d’alcool.

En l’occurrence j’suis juste un con qui sait pas comment réconforter son mec.
Juste un con qui comprend même pas c’que ça fait d’tenir à quelqu’un comme Ache tient à Astoria.
Ses doigts s’referment sur les miens et j’le regarde, la gorge nouée par la tristesse et l’inquiétude dans ses traits. Pourtant, pourtant… au fond d’moi, un brin d’jalousie. Ça fait quoi ? De t’nir à des gens comme ça ? Est-c’que tu t’rends compte que t’es l’seul pour moi ? Que j’sais pas c’que ça fait d’avoir des frères et sœurs sur qui on peut compter ? Mon pouce caresse les mains froides d’Ache. J’men veux d’penser ça, mais j’suis incapable de m’en empêcher. Je baisse les yeux pour regarder nos mains entremêlées.

J’écoute, dessine les liens dans mon esprit, Jim et Astoria… C’est vrai qu’la différence d’âge est grande, mais qui j’suis pour juger quand Ache et moi on a l’même écart ? Est-c’que c’est pas aussi craignos pour un quarantenaire de sombrer pour un mec qu’a à peine trente ans ? J’sais qu’Ache m’dirait qu’c’est différent, pourtant, qu’est-c’qui change vraiment entre nos deux situations ?
J’vois bien qu’Ache spirale, et j’sais pas comment l’en empêcher, j’le laisse tout jeter, tout cracher, toutes ses peurs, son anxiété, son amour, toutes ces choses qui se mélangent dans ces sentiments pour son meilleur ami et pour sa sœur. Et tout c’que j’vois là dedans, c’est qu’y a aucune notion de haine, aucune notion d’irritation, juste de la peur et d’l’amour. Et c’est c’qui fait d’lui une belle personne. Au fond d’tout ça, y a zéro colère, zéro volonté d’faire du mal, juste un besoin d’savoir sa sœur en sécurité. J’sais qu’il s’en veut pour le coup, mais j’peux pas lui reprocher quand j’vois toutes ces émotions qui l’traversent, ce besoin d’protéger sa sœur, quand les expériences lui ont prouvé qu’les mecs sont souvent des chiens entre eux. Le simple besoin d’ne pas voir sa sœur souffrir comme sa mère. Comment lui en vouloir ?

« Achilles… »

Ma main quitte les siennes pour s’poser sur son visage, le forçant à m’regarder dans les yeux. Il y a jamais eu autant d’amour en moi qu’à c’moment, quand, profondément humain, Ache s’livre à moi. Comment lui en vouloir ? Comment ? J’soupire :

« Tu pourras pas empêcher ta sœur de faire des erreurs… Tu pourras pas empêcher ta sœur de souffrir parfois… Il faut lui laisser la place d’grandir et d’faire ses propres choix… »

Je détourne l’regard, observe l’appartement d’Ache dans la r’cherche de l’inspiration pour lui exprimer tout c’que j’ressens à ce moment.

« Si Jim la traite mal, tu s’ras là pour la rattraper. Elle s’ra jamais seule parce qu’elle t’a. Elle s’ra jamais comme ta mère. »

J’caresse la joue du chanteur, rev’nant harponner son r’gard :

« Mais tu connais Jim. Tu l’connais d’puis longtemps, tu penses vraiment qu’il s’servirait d’ta sœur ? Qu’il lui f’rait du mal ? C’est ton meilleur ami. Est-c’que tu penses qu’il lui ferait ça ? »

J’replace une mèche noire derrière les oreilles d’Ache, laissant l’silence s’installer un instant en cherchant mes mots.  Mes doigts effleurent sa peau.

« Il faut… il faut qu’tu laisses ta sœur faire ses choix. Qu’tu lui dises que t’es là pour elle. Elle comprendra qu’t’as agi parce que tu l’aimes et qu’tu t’inquiètes pour elle. La laisse pas croire qu’t’es contre elle, contre eux… parce que c’est pas ça, pas vrai ? »

J’vois même pas comment ça pourrait être l’cas. J’ai vu Jim et Ache ensemble, et j’ai suffisamment entendu Ache parle d’sa sœur pour savoir qu’il tient aux deux, plus qu’à la prunelle d’ses yeux.

« C’est juste que tu les aimes très fort, qu’t’as peur que quelqu’un souffre. »

Il y a que’que chose de rassurant à la solitude.
On est pas blessé quand on tient à rien, à personne. Quand y a plus moyen d’se r’garder dans le miroir, c’est tout de suite plus facile quand on est seul et qu’y a pas besoin d’voir son reflet dans les yeux des autres. C’est pire quand on aperçoit la déception et la confusion dans les prunelles d’ceux qui comptent sur nous, pour nous. J’me demande c’qu’Ache voit dans mes yeux à c’t’heure-ci, s’il comprend que rien de c’qu’il dira pourra m’faire fuir. Qu’y a nulle part ailleurs où j’voudrais être plus qu’ici.
L’ombre de Blue sur moi, comme une espèce d’grand frère raté qu’essaierait d’me donner des conseils un peu foireux. Fais ci, fais ça, surtout mets pas tes pas dans mes empreintes, est-c’qu’on d’vient toujours c’qu’on dénonce ? Les mots me manquent, chose assez rare pour êt’ notée. J’ai jamais été très doué pour exprimer c’que j’ressens. On m’a jamais appris, j’fais partie d’cette génération d’merde qui pense encore qu’un homme doit tout garder pour lui et présenter une face solide, des bases qui faillent jamais, une structure impossible à faire flancher. Mon daron était comme ça, c’est aussi comme ça qu’il a tout perdu, plusieurs fois. Ce type était incapable d’se remettre en question et personne l’connaissait vraiment.
Même ma belle-mère, aussi gracieuse soit-elle, a jamais su comprendre le bonhomme qu’il était. Sans jamais l’avoir côtoyé, j’me sens proche de sa psyché fucked-up, miroir des actions qu’ont fait d’lui la p’tite merde qu’il était.

J’ai envie d’dire à Ache que Jim s’ra jamais comme ça, qu’pour le peu qu’je l’connaisse, il a toujours été franc sur ses émotions, sa sensibilité, sa fragilité s’lisent comme dans un livre ouvert. Tu m’diras, y a pas qu’une seule recette pour être un connard. Pourtant j’ai du mal à voir Jim comme ça, mais c’est vrai que j’le connais pas outre mesure. Pour moi il est l’meilleur ami d’mon mec et ça suffit à c’que j’l’apprécie et l’respecte.

« Tu peux pas tout j’ter parce que t’as peur… Aies un peu confiance en ton instinct. Est-c’que tu serais encore ami avec lui s’il était un connard ? »

Qu’est-c’que je raconte ? Qu’est-c’que j’en sais ? Pourquoi j’me mêle de c’qui me regarde pas ? Pourtant quand j’vois les éclats tristes dans les prunelles claires d’Achilles, j’peux pas m’empêcher d’essayer d’le rassurer, d’lui assurer qu’ça va aller alors que j’en sais rien. J’en sais rien. Y a rien d’solide chez moi, y a tout qui s’casse la gueule. Malgré moi, j’peux pas m’empêcher d’me dire que les relations d’Ache allaient bien avant que j’arrive, et j’sais qu’c’est irrationnel, mais j’arrive pas à passer outre le fait que ma présence attire la malchance. Est-c’que c’est possible ?
J’me maudis aussitôt d’ramener les choses à moi… Pourtant est-c’que c’est pas le noyau d’l’humain d’se prendre pour le centre du monde ?
J’vois les méninges d’Ache tourner dans son crâne. J’voudrais pouvoir dire à ses pensées d’se taire, qu’il panique et qu’ça veut rien dire sur lui mais j’en suis incapable. J’ai pas c’pouvoir.

« Elle peut pas t’détester Ache, t’es son grand-frère… j’suis sûr qu’elle sait que t’as agi parce que t’as peur pour elle… »

En tout cas j’l’espère… J’ai jamais rencontrée Astoria mais j’pense qu’elle connaît suffisamment bien son frangin pour savoir qu’il aurait jamais agi comme ça par colère, haine, jalousie. Qu’ses gestes trahissent une peur inconcevable de la voir blessée. Bien sûr il faudra l’temps d’soigner la blessure, mais c’pas obligé d’être un point final.
Ache m’dit les faire souffrir et j’le contemple sans savoir quoi dire, quand il vient se blottir contre moi. Mes doigts viennent s’glisser dans sa masse cheveux noirs, réconfortants, doux, dans un silence léger et pourtant lourd de sens. Ma main vient s’inscrire sur sa nuque, apprécie la courbe de son étreinte, mon autre bras autour de sa taille. On reste silencieux, un instant, juste un instant. Ache reprend et ses mots me coupent le souffle.

J’ai un lourd soupire :

« Tu détruis pas tout c’que tu aimes… J’sais qu’c’est dur d’y croire maintenant, mais j’te jure que c’est vrai... »

Qu’est-c’que j’peux dire ? Quels mots arriveront à t’toucher ? Comment faire pour que tu m’crois ?
J’ai l’hésitation au bout des doigts, pourtant ceux-ci viennent doucement se refermer sur sa nuque, dans une étreinte protectrice. Si j’pouvais, j’le garderais là, loin de ces choses qui l’blessent, mais je sais que j’peux pas, Ache a tant à offrir à c’putain d’monde qui l’mérite pas.
Je tente, d’un humour un peu forcé pour détendre la situation :

« Regarde, j’suis encore là ! Bien vivant, avec toi, solide. Alors à moins qu’tu m’dises que tu m’aimes pas, j’crois qu’on peut dire qu’tu détruis pas tout c’que tu aimes. »

Nouveau silence. Fuck, Red t’es vraiment pas l’meilleur type pour remonter des moraux. Pourquoi t’essaies encore ? Mais c’est quoi l’autre option ? De m’lever, de prendre mes boots et d’me tirer ? D’abandonner Ache à ses problèmes ? Mon étreinte s’resserre un peu et j’murmure :

« J’suis désolé, j’sais pas quoi t’dire, mais j’te promets que j’te laisse pas, j’reste avec toi aussi longtemps qu’t’as besoin et j’m’en vais pas. J’peux pas t’laisser. J’suis désolé. Tu représentes tout pour moi. »