Le ciel est bleu sur Fall River, pas un seul nuage en vue. Le temps est frais, apporte les effluves d’un printemps qui frappe déjà à notre porte. Je mentirais si je disais que j’en profite pleinement, quand je sens que l’anxiété fait trembler mes mains.
Cela doit sans doute avoir l’air ridicule, un quarantenaire qui sent son coeur s’emballer pour un rencart qui n’en est pas vraiment un. Enfin.. on ne s’est pas mis d’accord là dessus avec Rowan, mais Max a rempli ma tête de beaucoup d’idées peu claires et je ne sais plus vraiment où j’en suis. Je me fais des attentes qui n’ont pas lieu d’être, et bien que je n’ai pas peur d’être déçu, je sens que je m’investis un peu trop. Quelqu’un de plus confiant prendrait la situation avec calme et collection, après tout, ce n’est pas bien différent de mon café avec Ronnie.
Johnny me dirait que je lis trop de Harlequin, que je me mets des choses en tête qui n’ont rien à voir avec la réalité, et il aurait sans doute raison.

La vie n’est pas une comédie romantique.

Assis dans le fauteuil près de la fenêtre, je checke nerveusement mes messages, révisant ceux de Rowan pour m’assurer que je suis bien au bon endroit, au bon moment. Je sais que c’est le cas, mais je ne peux pas m’en empêcher. C’est ridicule. Sois un adulte, Lion. C’est bien beau de me dire ça, mais je n’ai jamais été très fort pour contrôler mes émotions, les filles pourront vous le dire.
Aussi, lorsque le père d’Anya et Frankie passe le pas de la porte, je me relève précipitamment, manquant de faire basculer la table. Juste le temps de la rattraper et d’adresser un signe de main maladroit à Rowan :

« Monsieur Alvarez, par ici ! »

Bien joué Lion, bravo pour la bonne première impression…
Je me sens rougir un peu et adresse un sourire timide, bien que bienveillant au nouvel arrivant. C’est sûr il va me prendre pour un idiot, comment est-ce qu’il pourrait en être autrement ? Je sens que je pense trop, que je me pose trop de questions, mais j’avoue qu’il est difficile de mettre mon esprit en pause et malgré moi, les images de ma rencontre avec Johan me reviennent. J’avais l’impression de m’en être bien sorti et pourtant je ne l’ai jamais revu.
Je n’en aurais jamais parlé à Max, évidemment, mais l’image de cet échec magistral me fait douter de moi, même si je tâche de n’en rien montrer. J’espère simplement que Rowan ne va pas prendre la fuite.  

Remonte à loin, le temps où j’avais des rencarts, encore que je n’en ai pas eu tant que ça. J’ai toujours été quelqu’un de timide, réservé, pas très doué avec les filles. Penelope ayant bien sûr été l’exception qui confirmait la règle et j’ai eu peu de rencards qui ne se soit pas fini en désastre. Ma maladresse sous le bras, ma timidité de l’autre côté, j’étais l’image de l’adolescent awkward qui sort toutes les mauvaises phrases au pire moment. C’est à se demander comment Pen a pu me trouver charmant malgré ça. Je suppose qu’avoir grandi l’un à côté de l’autre a joué en ma faveur, quand elle savait que je ne me résumais pas à ça. J’étais aussi un petit intello passionné de littérature romantique et incapable de tirer un ballon de football américain même avec toute la bonne volonté du monde. J’étais toujours le dernier choisi quand on faisait les équipes et je faisais partie du club d’échecs. Autant dire que je ne vendais pas du rêve.

J’ai mûri depuis, pourtant je me sens tout aussi maladroit aujourd’hui quand ma dernière tentative d’approche s’est faite avec un homme qui ne m’a jamais recontacté. Bien que je ne l’en blâme pas, je ne peux m’empêcher de me demander si je fais bien de succomber aux propositions de Max et Anya, à rencontrer le père adoptif de cette dernière. J’arrive avec des peurs qui me tordent un peu l’estomac et bien que je sois devenu doué pour les cacher avec la paternité, je ne peux pas empêcher mes joues de rougir ou mes pieds de s’emmêler.
Alors quand Rowan arrive et me tend la main, je suis persuadé d’avoir déjà ancré l’image d’un idiot dans sa tête. Il faut dire, aussi, que je n’ai jamais été très doué, ni très confiant, et même si je fais très bien semblant pour donner cours, avec un adulte, c’est une toute autre question. Je sers sa main, tâche de ne pas trop m’attarder tout en ne présentant pas une poigne faible. Qui a dit qu’être un homme était facile ?
Je lui adresse un sourire :

« Appelez-moi Lion dans ce cas. »

J’avoue que je ne m’attendais pas à l’appeler Monsieur durant toute la durée de notre café, tout simplement parce que j’ai l’habitude d’adresser les gens par leur prénom, et rarement à les vouvoyer. Disons qu’au lycée, tout le monde se tutoie, même les nouveaux. En est la preuve Achilles Hightower à qui j’ai fait faire le tour des lieux en lui parlant comme l’ancien élève qu’il est.
C’est toujours un peu étrange de retrouver les petites têtes de nœud que j’ai eu en études et qui sont soudainement des adultes compétents, avec une vie, des compagnes et compagnons, des boulots, des enfants…
Ça ne nous rajeunit pas.
Quand Rowan me demande si j’attends depuis longtemps, j’agite les mains en signe de négation.

« Non, non, ne vous en faîtes pas, j’arrive toujours en avance ! »

Disons que ça m’aide à garder mon stress sous contrôle quand je peux prendre le temps de m’installer et d’évaluer les lieux. J’ai un rire un peu gêné :

« Ma femme était toujours en retard. Elle aimait beaucoup citer Gandalf dans ces cas là. »

Je me racle la gorge avant d’énoncer, d’une voix grave :

« Un magicien n’est jamais en retard, ni en avance d’ailleurs. Il est toujours précisément à l’heure ! »

Pourquoi je lui parle de ça ? Reprends-toi Lion, tu te rends compte que tu es complètement ridicule ? Qui a envie d’entendre parler du Seigneur des Anneaux pendant un café avec un inconnu ? Oh mon dieu, je dois tellement avoir l’air d’un péquenot. Je pourrais mourir sous ma honte.
 

J’aurais dû appeler Johnny, lui demander des conseils. Il a toujours été un tombeur, en tout cas du plus loin que je le connais, et il n’y a bien qu’avec lui que je peux parler de ce genre de choses. Pourquoi je ne l’ai pas fait ? Je crois que j’avais un peu honte de devoir lui parler de Johann et de mes questionnements sur ma sexualité. Est-ce que Johnny s’est déjà posé ce genre de questions ? J’avoue que je n’en sais rien. Je ne l’ai jamais vu avec un homme, pourtant je n’ai pas l’impression que ce soit quelque chose dont il se soucie. Pourquoi je pense à ça maintenant ?? Ça n’est vraiment pas le moment !
Peut-être au fond que je cherche un échappatoire à la honte que je ressens de faire tous les mauvais pas dans cette danse improvisée. J’aurais dû réviser, comme avant un contrôle, ne serait-ce que pour ne pas avoir l’air ridicule. Qu’est-ce qu’on peut réviser dans ces cas ? Peut-être que j’aurais dû relire tous mes Jane Austen, ou tous mes Sophie Kinsella. Regarder tous les Bridget Jones avec les filles et le chat.
J’aurais dû m’entraîner avec lui, travailler mes phrases d’accroche.
Tout pour avoir l’impression d’avoir le contrôle sur ce que je dis et fais.

Alors quand Rowan me rejoint dans ma citation de Gandalf, c’est comme si un poids se soulevait de ma poitrine. Un sourire franc vient se dessiner sur mes lèvres. Il ne m’a pas pris pour un idiot ? J’avoue que je pensais déjà mon cas comme désespéré. Quand il enchaîne, je ne peux m’empêcher de rire doucement à mon tour. Rares sont ceux qui me lancent sur le Seigneur des Anneaux, car il faut dire que c’est une de mes trilogies préférées. Une des choses qui nous rassemblaient, Pen et moi.
À cette pensée, une vague de tendresse m’envahit, comme si Peneloppe,veillait sur moi en ce moment. Je n’ai toutefois pas le temps de m’y attarder quand Rowan s’excuse.

« Ne vous excusez pas, moi-même j’ai adoré la trilogie. J’étais obsédé à l’idée de ressembler à Legolas ! »

Comment j’ai pu croire que j’étais hétéro ?
La serveuse nous interrompt avant que j’ai eu le temps de m’enfoncer davantage, et je commande un chocolat chaud. De ce côté-là, Maxine me ressemble, nous aimons tous les deux les sucreries. L’employée s’éloigne et je note que Rowan évite mon regard. Mince. Est-ce que j’ai fait un faux pas ? Est-ce que j’ai dit quelque chose de travers ?
Je m’éclaircis la gorge, les joues toujours rosies :

« J’espère que vous n’irez pas au Mordor sans moi en tout cas, je ne suis pas sûr qu’Anya et Max me le pardonneraient... »

J’adresse un sourire timide à mon interlocuteur, pas bien sûr de si je m’excuse ou si j’essaye de dissiper le malaise. Bon sang, il n’y a pas idée d’être aussi awkward. Comment font les gens dans les films pour donner l’impression que c’est si facile ?

« Et vous ne pouvez pas me parler du Seigneur des Anneaux sans me dire qui était votre personnage préféré ! »

Quitte à s’enfoncer, autant y aller jusqu’au bout.