Le champagne a le goût de l’argent.
Ce n’est clairement pas le même que celui qu’on achète, Mikha et moi, quand on veut fêter quelque chose. Non. Ici tout coûte plus cher que mon loyer. Je mentirais si je disais que j’ai envie d’être là, mais c’est trop tard pour faire demi-tour. J’observe les bulles qui remontent à la surface d’un air indifférent. Je n’ai pas l’intention de suivre l’exemple des gens ici qui, pour certains, sont déjà trop ivres pour aller pisser aux toilettes sans tanguer. J’en vois plus d’un qui portent un sourire carnassier, vampires humains.
Le moindre faux pas est examiné.

J’ai accepté de remplacer Jackson ce soir, plus par volonté de sortir de mon appart que par envie de me présenter ici. Je suis presque sûr que j’ai croisé Jay Compton, le présentateur TV en train de pécho dans les toilettes.
Personne ne leur a dit que ce n’est pas le lieu pour ça ?
Je secoue la tête, porte mon verre à mes lèvres pour en prendre une gorgée. Heureusement que le champagne est bon, ça remonte un peu la moyenne de cette soirée lamentable. J’ai déjà vendu plus que mon quota, mais je sais que Jackson fera la gueule si je ne sers pas ses clients habituels. Il m’a bien fait la liste, mais honnêtement, ça m’est passé au dessus de la tête. J’aurais dû les noter, faire une anti-sèche que j’aurais accrochée sur la semelle de ma chaussure.
Quoi que j’aurais sans doute dû passer encore plus de temps aux toilettes pour la relire.
Il n’y a pas de bonne solution.
La bonne solution aurait été de rester chez moi et d’inviter Mikha à venir regarder le match de ce soir avec moi. Je n’aime même pas le football américain, mais la torture aurait été moins rude que d’être ici, à les observer, dans leur hypocrisie et leurs sourires de vautours, Les doigts crispés sur leur flûte de champagne, à avaler des petits fours qu’ils iront vomir dans les plantes vertes d’ici dix minutes. La scène pourrait être comique si elle était moins pathétique. Se rendent-ils compte de l’image qu’ils renvoient ? À quel point le reste du monde les déteste ?
Je suppose qu’on partage au moins ce point commun. Je dépose ma coupe encore à moitié pleine sur la table où se présente le buffet.

J’étouffe.

Je sors sur le balcon et me dirige vers la rambarde. Mon moi jeune aurait sans doute rêvé de se trouver dans une soirée comme celle-ci, il se serait dit qu’il a enfin réussi à sortir de la pauvreté, qu’il côtoie les dieux. On ne pourrait pas être plus éloigné de la réalité.
Je me sens aussi seul que ce fameux soir, il y a près de treize ans, en partant de chez moi. Je croyais en avoir fini avec ce sentiment, pourtant il me rattrape souvent. Je pioche mon paquet de cigarettes dans la poche intérieure de ma veste et en place une entre mes lèvres.
Je l’allume sans plus de cérémonie, souffle un nuage gris dans la nuit sans étoiles. Je me sens tout de suite mieux.
Réfléchis Diego.
À quoi ressemblaient les noms de cette fameuse liste ?
Mon regard accroche une silhouette féminine sur ma droite et je souffle ma fumée dans l’autre direction pour éviter de l’enfumer. Il n’y a pas besoin d’être un génie pour voir que je fais tâche dans le décor. Malgré la qualité non négligeable de mes vêtements, il n’y a pas l’ombre d’un sourire factice sur mon visage et je me porte différemment des gens ici.
Peu d’entre eux ont déjà frappé quelqu’un jusqu’au sang.
Peut-être car je me sens seul, ou peut-être bien car je n’en ai plus rien à faire, je lance à la demoiselle, le regard vivace d’un animal :

« Vos soirées sont toujours comme ça ? »