L’air de la nuit est frais. Dans le ciel, on n’aperçoit pas les étoiles tant la lumière artificielle des lampadaires est intense. Quelle heure est-il ? Il ne peut pas être beaucoup moins de trois ou quatre heures du matin. Les rues sont vides. Il y a comme un parfum de solitude dans l’air. Ma chemise blanche est tâchée d’un sang qui n’est pas le mien. Ce sera irrécupérable une fois séché, mais je dois avouer que je m’en soucie peu. Les choses matérielles ne m’intéressent qu'à minima, mon travail, en revanche, beaucoup plus. De mes mains abîmées par les coups, je cherche mon paquet de cigarettes dans mes poches de pantalon. Lorsque je le trouve, je glisse une clope entre mes lèvres que j’allume d’un rapide geste de zippo. Les habitudes ont la vie dure.
Je tire une taffe dont j’exhale la fumée vers le ciel noir.
J’avance sans but si ce n’est celui d’errer et de changer les idées qui noient mon esprit. J’aurais pu appeler Mikha, ou Harper, mais j’ai laissé mon téléphone chez moi et il est tard. De toute façon, je n’ai pas vraiment envie de parler. Je me sens dans cet état un peu second qui nous anime aux premières heures du matin, de cet instant entre deux temps, là où seuls les chats errants sont de la partie. Le silence n’est brisé que par quelques paroles et il me faut quelques minutes pour en comprendre le contenu. Quelqu’un se fait menacer.
Avec un soupir, je marche jusqu’au petit groupe qui s’est formé au coin de la rue. J’aperçois trois hommes, deux gringalets et une armoire à glace, qui entoure une quatrième et dernière personne qui ne demanderait visiblement pas mieux que d’être ailleurs. Les trois premiers sont de toute évidence en train de le.a braquer. Je ne savais même pas que ce genre de choses se faisait encore, il ne faut pas être bien malin pour s’attaquer à des inconnus dans une ville où les gangs font légions.
Je porte ma cigarette à mes lèvres en les observant. Ils n’ont pas encore remarqué ma présence, trop pris qu’ils sont dans leur débâcle. Je pourrais tout simplement partir sans me retourner. Ne pas m’en mêler, après tout j’ai mieux à faire et ça ne me concerne pas. Je n’ai que faire des petites frappes qui se croient trop malines pour devoir respecter nos codes de conduite. C’est à ce moment-là pourtant, que la victime tourne la tête vers moi et nos regards se croisent. Je ne vois d’abord que peur et détresse dans ses yeux, puis, en comprenant ce qu’iel voit, une lueur d’espoir. L’espoir que j’intervienne. Iel n’a pas dû bien me regarder car alors ma présence serait sans doute plus menaçante que celles des fureteurs. J’ai déjà tabassé plusieurs personnes cette nuit.
J’exhale un nuage de fumée, nonchalamment, avant d’approcher.
« Est-ce que vous auriez l’heure ? »
Pas question de croire que je viens expressément pour aider, j’ai tout de même une réputation à tenir. Si je les pousse un peu, je suis sûr que mes trois bâtards vont retourner leur agressivité contre moi. Et ça ne manque pas :
« Dégage ! Tu vois pas qu’on est occupés ?! - Ce n’est pas à toi que je parle, malparido. »
L’abruti en question se retourne vers moi, l’air peu affable :
« Keskiladit ??? »
Pourtant son visage blanchit lorsqu’il me voit. Au moins il n’est pas totalement idiot. Il donne un coup de coude à son voisin qui se tourne à son tour pour me regarder. L’armoire à glace serre les poings :
« T’as pas entendu ??? Dégage, mec ! »
Sans lui accorder une seule seconde de mon attention, je pose les yeux sur leur victime :
On ne peut pas dire de moi que je sois très nationaliste. Je n’ai pas un amour sans fin et sans critères pour mon pays, pourtant Fall River est ma ville. Celle qui m’a accueilli quand le reste du monde me rejetait comme le chien que je suis. Celle qui m’a donné des repères et des amis sur lesquels compter. Moi qui m’étais toujours trouvé seul, j’ai appris à apprécier les petites joies qu’une existence comme la mienne peut apporter. Je ne suis pas matérialiste, tout ce qui compte à mes yeux sont les membres des Serpents. Et notre gang a une réputation à tenir. Cette ville est la nôtre. Ceux qui se permettent de foutre le bordel dans celle-ci ne peuvent qu’apprendre de leurs erreurs. Et c’est bien là toute mon utilité.
J’observe mes trois bâtards. Les deux petits sont méfiants mais l’armoire à glace me fixe d’un air qui ferait froid dans le dos si j’en avais quoi que ce soit à faire. J’te dérange ? Un semblant de sourire se dessine sur mes lèvres, ce qui n’a que le don de l’emmerder encore plus. Il bouillonne, son cerveau lisse chauffe et s’il le pouvait, probablement qu’il cracherait de la fumée par les naseaux. Je ne les connais que trop bien, les types dans son genre. Ceux qui n’ont plus rien à perdre. Qui n’ont probablement jamais rien eu. Si j’étais capable de pitié, peut-être que j’en aurais pour eux. En l’occurrence, je ne ressens qu’une froide indifférence mêlée à un brin d’agacement qu’ils se permettent ce genre de choses dans mes rues. La fille me regarde. Je vois bien qu’elle est terrifiée. Je vois bien aussi que nos loustics n’ont pas obtenu d’elle ce qu’ils voulaient. À savoir de l’argent, de l’alcool ou même un peu de weed. Sur ses lèvres, je lis s’il vous plaît et un brin d’empathie se réveille en moi. Bien que nos situations soient différentes, moi aussi j’ai attendu qu’on me vienne en aide. Les choses auraient-elles étaient différentes si quelqu’un avait regardé de mon côté ?
J’approche.
La langue maternelle sur sa langue en des accents ronds et chaleureux. Qu’elle s’en rende compte ou non, elle vient de sauver sa peau. Je ne suis pas nationaliste. Mais tout ce qui me rapproche de ma mère est un sujet sensible et en cet instant, c’est elle que je vois entre les mains de ces petites ordures. Je revois les mains de mon père sur elle et le désespoir dans son regard, si similaire à celui de cette pauvre femme. Une soudaine bouffée de rage dans le fond de l’estomac me rend malade mais je le cache bien derrière un masque froid. Ayúdame ! et c’est mon corps qui crie en retour. Combien de fois l’ai-je entendue, elle la pauvre émigrée qui ne devait son passeport qu’à son connard de mari. Combien de fois l’ai-je vu pleurer aux bras des passants, qui s’éloignait d’elle comme de la peste ? Et lui, toujours derrière, la menace sans nom, les poings égratignés. J’attaque. Il n’en faut pas plus.
Mon poing s’écrase sur la joue molle de l’armoire à glace qui vacille sous le coup. Les deux autres hésitent, juste un instant, avant de se jeter sur moi. J’esquive et donne, j’arrête de penser. Je ne la vois plus quand je donne des coups. Je ne sens que les os qui crissent sous mes doigts, je sens le sang qui éclabousse mon visage. L’odeur me donne la gerbe mais je me retiens. Je donne autant que je reçois. La douleur m’est familière, dans ce jeu elle me rappelle tout ce que je ne serais jamais. Lorsqu’ils finissent par fuir, j’ai la lèvre pétée et un début d’œil au beurre noir. Rien de dramatique, pourtant je me sens fatigué. Ça m’apprendra à traîner dans les rues passées certaines heures. Je rejoins la fille, pose ma main abîmée sur son bras blanc. Jusqu’ici j’ai pas trouvé beaucoup de raison d’exister.
« Je vais bien. »
J’essuie le sang sur ma lèvre du revers de mon poing, en espérant ne pas lui faire trop peur, puis je lui tends la main pour l’aider à se relever. Je regarde le bordel autour de nous, ses cailloux tâchés de sang et les herbes éparpillées, les tâches rouges sur le bitume. Je me tourne vers elle :
« Pas de blessure ? »
Pourtant je vois déjà que sur son poignet se dessine un violet de bleu comme pour me rappeler tous les points sur lesquels j’ai échoué. Je soupire et passe une main dans mes cheveux pour les empêcher de me tomber devant les yeux. Puis j’entreprends de ramasser les pierres. Elles sont certes jolies mais pour moi tout ça n’a qu’un intérêt très limité. Je n’y connais rien et n’ai pas l’intention de m’y intéresser de trop près. C’est trop éloigné de ce que je suis, mais je les tends toutefois à la femme quand j’articule :
« Désolé pour tout ça. On ne laisse pas n’importe qui dans nos rues, mais des fois ces connards se glissent entre les mailles du filet. »