Cette bonne odeur de pisse, de sueur et de renfermé ne m’avait pas manqué. Ça faisait un bon moment que les vieux os de ce pauvre Johnny n’étaient pas venus creuser les bancs d’une cellule de garde à vue. Je savais que j’avais déconné ce soir, mais est-ce qu’on ne peut pas pardonner à un homme de mon âge de manquer de prudence ? Si j’avais vingt ans de moins, je me serais jamais fait chopé. Mon cardio me faisait défaut. Je ne pouvais plus fuir les forces de l’ordre en courant comme une gazelle. Malgré la nostalgie, mes jeunes années ne me manquaient pas non plus. Si je ne courais plus aussi vite qu’avant, à présent je savais comment éviter les emmerdes sans avoir à faire de sport.
Lorsque la cellule s’ouvrit, je ne pu m’empêcher de lever la tête pour observer ma nouvelle colocataire de la soirée. Une petite blondinette. Elle avait l’allure d’une rebelle, je connaissais bien ce regard. J’avais dû avoir le même quand j’avais son âge.
- Première fois ?
J’avais attendu que le policier se barre pour lui adresser la parole. Quitte à passer la nuit ici, autant faire la conversation pour passer le temps. Il n’y avait personne d’autre dans la cellule, en dehors du vieux Billy qui dormait dans un coin. Ce type devait vivre ici, je crois que j’avais jamais connu cette cellule sans lui dedans. J’étais curieux de savoir ce que cette gamine avait bien pu faire pour se retrouver ici. On pari qu’elle allait m’envoyer chier ?
Eve va me tuer. Il est hors de question qu’elle apprenne ce que j’ai fait ce soir, même en étant majeure et vaccinée, on ne peut pas dire que c’était très malin. Pour ma défense, je n’ai jamais été très maline. Aussi, quand le flic me conduit à ma cellule, une main fermement posée sur mon biceps, je m’entends suggérer :
« Allez mec, sois pas comme ça ! J’le referai plus, je te jure ! »
Le type doit percevoir le mensonge sous ma langue de serpent car il ne prend même pas la peine de me répondre avant de me pousser dans la cellule et la porte se referme avec un claquement sonore quand j’ajoute, ironique :
« T’abuses, c’était de l’art ! J’suis sûre t’y connais rien en art ! Tu sauras même pas reconnaître un Picasso ! »
Ma voix s’étend dans le couloir alors que le poulet s’éloigne. Je grommelle dans ma barbe imaginaire avant de me tourner vers mes compagnons d’infortune. L’un d’entre eux est affalé dans un coin, son chapeau sur les yeux, et l’autre ne tarde pas à m’adresser la parole. Mon regard se pose sur lui, ardent, et j’ai un ricanement :
« Pour cette semaine tu veux dire ? »
Ce n’est probablement pas très malin non plus de se vanter de ce genre de choses. Je pointe le type avachi dans le coin du menton en baissant la voix :
Elle a de la répartie la gamine. N’importe quel adulte responsable serait désolé d’entendre qu’elle finisse régulièrement en garde à vue à son âge. Est-ce que j’étais un adulte responsable ? Je crois qu’aujourd’hui, j’étais plus proche du vieux con qu’autre chose. Puis merde, la jeunesse c’est fait pour faire des conneries ! Je pourrais même plus vous dire à quel âge je m’étais retrouvé sur un de ces bancs pour la première fois. Je lui répondis pas une espèce de rictus amusé. Elle me plaisait bien cette gamine. Je sens qu’on allait bien s’entendre elle et moi.
Mon regard se posa sur notre troisième camarade que me désignait la blondinette. Je pris un instant pour l’observer avant de hausser les épaules.
- Peut-être. A l’odeur, j’aurais tendance à dire qu’il sent encore plus l’alcool que le cadavre en décomposition.
Je ne prenais même pas la peine de baisser le ton, comme la gamine l’avait fait. J’en avais rien à foutre que Billy m’entende. S’il avait encore quelques neurones d’actif, il devait savoir qu’il valait mieux pas venir chercher des poux aux Cries.
- Si tu viens si souvent, tu finiras bien par le voir bouger.
A croire que ce pauvre Billy allait devenir un attraction. Il faut dire que dans cette cellule, il n’y avait pas grand chose à regarder non plus. Donc essayer de déterminer s’il était encore en vie, devenait une occupation passionnante.
- T’as pas école demain ?
J’avais du mal à estimer l’âge de la jeune rebelle. Son visage me disait rien, pour sûr, je ne l’avais pas eu dans ma classe. Donc soit elle avait eu un autre prof de physique-chimie, soit elle était trop jeune pour m’avoir eu, soit elle était pas du coin. A son accent, j’aurais bien voté pour la dernière option.
Que celui qui a dit que le street art c’était une bonne idée se dénonce. Ouais, je sais, c’est moi qui ai dit ça… C’est quand même terrible de se retrouver dans une situation où on ne peut même plus nier que c’est notre faute. Mais est-ce qu’on ne peut pas dire que c’est une preuve de maturité, que de reconnaître ses erreurs ? Vous croyez que si je sors ça à Eve et Rowan, j’aurais moins de problèmes quand je sortirai de là ? Ça se tente, non ?
Je croise les bras, parce que j’ai froid et que je me sens un peu à poil ici, devant ces deux gars chelous qui sont en taule pour je ne sais quelle raison. Je me dis que si ça craignait, les flics m’auraient pas enfermée avec eux. Mais après tout, qu’est-ce que j’en sais ? Ils pourraient bien être assez cons pour ça. Plus par curiosité que politesse, je m’intéresse au sort du mec à chapeau. Bon au moins il n’a pas l’air mort, c’est plutôt bon signe, non ? Aux mots de l’autre type, je peux pas m’empêcher de sourire, un brin narquoise :
« Pourquoi ? Il est comme les soldats à Buckingham Palace ? »
C’est peut-être un défi commun dans le coin que de vouloir faire bouger l’ivrogne du coin. Je me demande ce que j’y gagnerais, peut-être un élan de sagesse. Je hausse les épaules :
« Nan, j’ai fini le lycée l’année dernière. »
C’est vrai que ça fait pas très fier sur mon CV « a fini le lycée, s’est retrouvée en zonzon dès la première année ». J’avoue que ça me chiffonne un peu qu’on me croit si jeune que je devrais encore être à l’école. Peut-être bien pour me venger un peu, je lance, moqueuse :
« Et toi ? Ils t’ont laissé quitter la maison de retraite ? »
Difficile d’ignorer l’accent de la gamine. Son allusion aux soldats britanniques ne faisait que confirmer qu’elle n’était pas née au sein de notre fière patrie. Je me demandais ce qui avait pu l'amener dans un trou pareil. Je me doute que le rêve américain attire. Mais il attire rarement à Fall River. C’est pas d’ici que viennent les opportunités de finir sous le feu des projecteurs. Sauf si son objectif était de grimper dans les sphères de l’illégalité. Elle était pas trop mal partie pour, remarque.
- Ouais, on peut dire ça. Avec beaucoup moins de dignité.
Pas sûr que Billy connaisse la définition de ce mot. Je n’avais jamais trop parlé au gars. Il devait avoir une belle vie de merde pour se retrouver aussi souvent ici. Mais il y en a, que voulez-vous. J’peux facilement dire que j’avais participé à saccager des vies comme ça. Est-ce que je le regrettais ? Ça dépend des jours. La plupart du temps non. Mais on a tous ses instants de faiblesse.
Elle était vraiment pas gonflée miss “j’ai-fini-le-lycée-l’année-dernière”. Je la fixai du regard un instant, juste histoire de la faire flipper un peu avant d’exploser de rire.
- Putain, t’as du cran gamine.
Les jeunes de nos jours, j’vous jure. Ils me déprimaient autant que je les adoraient.
- J’suis pas encore assez incontinent pour le mouroir.
En fait, maintenant que je faisais le calcul, j’aurais pu avoir la demoiselle dans ma classe. Elle était sans doute du genre à sécher la plupart de ses cours, mais il fallait que je demande :
- T’as été au lycée de Fall River ?
Vu son accent, la question se posait. Et ouais, quitte à passer la nuit ici, autant qu’on se fasse la causette.
Bon. Allez, c’est pas si grave Anya, on va quand même pas te foutre en taule pour quelques graffitis et destruction de propriété… Pas vrai ? Merde, je suis pas avocat moi, comment je suis sensée deviner ? Peut-être que je devrais appeler Frankie… elle me fera la morale, mais moins que les parents. Et techniquement, c’est une adulte, donc elle peut me sortir de là, pas vrai ? Je pondère mes options d’un air distrait, l’attention plus tournée vers le type à moitié mort à l’autre bout de la cellule. Au vue de l’odeur, on pourrait vraiment le prendre pour crevé, ou en tout cas bien c’est bien parti pour. De vieux relents de bières fortes et de cigarette froide, que du bonheur. Je raille :
« J’vois pas ce que tu veux dire, il m’a l’air particulièrement digne. »
Un frisson me parcourt quand je me dis que je lui ressemblerai peut-être d’ici quelques années. Joli tableau. Quoi que Rowan et Eve feraient une crise cardiaque avant de me laisser suivre ce genre de chemin, quitte à m’envoyer en cure de désintox, ce qui serait terrible parce que ce n’est pas vraiment trop le truc connu pour être l’éclate. Enfin, si j’arrive à sortir d’ici en vie, parce qu’au vu de la tête que fait le vieux, je pousse un peu. Mais juste un peu. Je me tends sensiblement, attendant de voir si c’est du lard ou du cochon, et c’est avec un soulagement subtile que je l’écoute éclater de rire. Bon. La mort ce sera pas pour tout de suite. L’éclat d’un sourire s’dessine sur mes lèvres et je réponds avec un brin de fierté britannique :
« Juste ma dernière année. J’vivais en Angleterre avant. »
Même si vu mon accent, pépé devait déjà le savoir. Je m’accoste au mur derrière moi avant de demander, l’amusement brillant dans les prunelles :
« N’essaie pas de me faire croire que tu viens tout juste de terminer le lycée… »
Décidément, cette petite à la contradiction dans le sang. J’ai comme l’impression que si j’lui disais que le ciel est bleu, elle me dirait qu’il est vert. Je ne pris pas la peine de gâcher mon agacement. Qu’est-ce que vous voulez que j’argumente si ça définitivement de la dignité c’est d’être un vieil alcoolique puant dans le fond d’une cellule de dégrisement ? La jeunesse ne sait plus rêver grand. On va pas leur en vouloir vu le bordel qu’on leur laisse pour construire leur avenir. Comptez pas sur moi pour essayer de la corriger et de lui dire qu’elle a de l’espoir et tout le monde devant elle. Surtout que j’étais pas mieux à son âge.
Heureusement il en faut plus pour foutre en rogne ce bon vieux Johnny. C’est pas une gamine rebelle qui va avoir raison de mes pauvres nerfs usés. J’en ai maté d’autres. Puis elle m’amusait bien la gamine. Elle avait un humour mordant, du genre, si tu mords, je te mords plus fort et on verra bien qui saigne en premier. Elle avait bien hérité du pays de ses origines. L’humour, les punks. Il lui manquait que le pudding pour checker la liste de tous les clichés britanniques que je connaissais.
Je lève un sourcil amusé à sa réflexion :
- Putain, je me pensais pas si ridé…
Il n’y a aucun monde où je pourrais encore me faire passer pour un lycéen. Rides ou non, c’était inscrit sur ma gueule que la vie m’avait roulé dessus bien plus d’une fois. Putain, j’aurais bien envie de m’en griller une. Mais les flics m’avait pris mes clopes et mon zippo. Je ris à ma propre blague avant de poursuivre :
- J’ai pris ma retraite l’année dernière. Mais j’me souviens pas de t’avoir eu dans ma classe.
Certes, j’allais pas me vanter de me souvenir de tous mes élèves. Surtout que celle-là avait bien une gueule a sécher plus de cours qu’un pêcheur sèche de morues. Bon et comme on se faisait chier comme des rats morts, je poursuivis :
- T’as quelqu’un pour payer ta caution ?
On sait jamais, il y a des gamins qui traînent dans cette ville dont les parents n'en ont rien à foutre. De ceux qui décrocheraient même pas le téléphone en voyant un appel de la police. J’dis pas que je connaissais bien… La règle chez les Teller c’était de pas se faire chopper et si c’était le cas, tu te démerdes, tu traînes pas la famille dans tes conneries. Mais je sais que ma famille n’était pas un modèle. Faut dire mes parents doivent avoir leur photo quelque part dans le coin à force d’avoir poncer les bancs de leurs culs.