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La morosité de cette pièce est à en crever. Aucune déco, à part une table en acier et deux chaises qui sont pas confortables pour un sou. Heureusement que j’ai pas des hémorroïdes, sinon je serais en train de douiller ma mère. Tu m’étonnes que des types finissent pas cracher tout ce qu’ils savent ici. On a pas envie de s’attarder. Le regard fixé sur la vitre sans tain, je savais très bien ce qui allait. C’est pas mon premier interrogatoire. Alors on pari sur qui en premier ? Le gentil flic ou le méchant flic ? Rien qu’à la gueule du gars qui vient d’entrer dans la salle, je sais que la première solution est la bonne.

- Bonjour monsieur Teller, vous savez pourquoi vous êtes là ?

Mon regard se pose sur mon interlocuteur. Le visage neutre, je reste silencieux. On est pas pressé. Gagner du temps est totalement dans mon intérêt vu que je sais qu’ils n’ont rien contre moi. Ils essayent juste de me mettre la pression parce que je porte des vestes en cuir et que ma moustache est plus belle que la leur.

- Non.

Tout ça pour ça. Ca n’en vaut vraiment pas l’attente, hein ? Le flic soupire. J’ai envie de sourire, de me foutre de sa gueule. Il perd son temps, sa tête blasée, c’est délectable.

- Hier soir à vingt-deux heures, un braquage à main armé s’est tenu à la supérette “Martine A'tout”. Des témoins affirment vous avoir vu dans la supérette à ce moment. Confirmez-vous les faits ?

Je sais très bien pourquoi j’étais là. Oui, j’avais participé à ce braquage, organisé avec les pieds d’ailleurs. Enfin, passons. Hors de question de me dénoncer, ni de dénoncer qui que ce soit. Je suis pas… comment ils disent les jeunes déjà ? Ah oui ! Je suis pas une poucave. Pour ça, j’ai la meilleur des solutions, c’est l’heure de sortir les violons. Je fis mine de réfléchir un instant avant de reprendre :

- Hier soir ? Oh mais oui ! Je suis aller chez Martine pour acheter de l’engrais. Vous savez, mes hortensia tirent un peu la gueule en ce moment, mais mon voisin, monsieur Grancher m’a conseillé cet engrais chez Martine, apparemment c’est le meilleur. Donc j’y suis allé.
- A vingt-deux heures ?
- Oui.
- Vous jardinez de nuit ?
- Je suis un oiseau de nuit. Puis vous verrez quand vous aurez mon âge ! On dort plus aussi bien, alors la nuit il m’arrive de…
- J’ai compris. Vous avez vu les braqueurs ?
- Quels braqueurs ?
- Ceux qui ont braqué la supérette à vingt-heures hier soir ?
- A vingt-deux heures ? Mais qui va à la supérette à cette heure là ! C’est pas une heure où sortent les bonnes gens !
- Mais vous venez de dire que… Monsieur Teller, vous étiez à la supérette à vingt deux heures oui ou non ?
- Oh bah je suis allé chez Martine hier soir mais je sais plus très bien à quelle heure ! Je suis pas à regarder ma montre toutes les trente secondes non plus, à vous les jeunes, il faut arrêter de vivre à toute allure !

Il est à bout. Il en peut plus de mon cirque, il se retient d’afficher la moindre expression, mais je le sais. Il a une tension dans la mâchoire. Le pire dans cette histoire, c’est que je ne suis pas en train de mentir. Enfin, pas totalement. Prenez note les enfants, les meilleurs mensonges sont un savant mélange de vérité et de bobards. C’est comme ça qu’on s’en sort.

- Si vous voulez, je dois avoir le ticket de caisse quelque part. Ca m’embête un peu de vous le donner parce que je le gardais pour faire mes comptes, mais bon… Attendez.

N’étant pas un suspect majeur, je ne suis pas menotté à la table, ce qui me permet de plonger la main dans ma poche pour en jeter le contenu sur la table. J’ai de la monnaie, quelques billets froissés et un ticket de caisse dans le même état. Je lisse ce dernier avant de le tendre au flic. Il le lit attentivement. Et là je sais que ça lui plait pas. Parce que j’ai bien acheté de l’engrais hier soir à vingt-et-une heure cinquante. Je sais aussi que s’il regarde les vidéos de sécurité, il me voit payer et sortir avec mon engrais. Je vous avais dit qu’ils n’avaient rien sur moi. Parce que, comment ils pourraient savoir que je suis sortis, que j’ai posé mon sac d’engrais dans une ruelle derrière, que j’ai enfilé un masque, que je suis monté dans une voiture et que je suis retourné à la supérette ? En plus, je m’entends bien avec mon voisin, alors s’il les flics viennent lui demander, il dira qu’il m’a vu rentrer après ma course. Les contacts, les enfants, les contacts, c’est important.

Le temps commence à se faire long. Le flic est reparti pour aller stocker mon ticket de caisse ou le montrer à ses collègues, j’en sais trop rien. Mais il revient. Ils reviennent toujours, légalement ils ont encore le droit de me détenir quelques heures, alors je sais que mon dossier à été ouvert et que je vais avoir le droit à des questions en plus.

- Monsieur Teller, vous êtes bien le fils de Richard Teller et Ramona Teller ?
- Oui.

Ca peut sembler être une interrogation stupide. Mon ascendance n’est pas un secret défense. Richard et Ramona ont même eu trois enfants, je suis celui du milieu. Bref, leur problème aux flics, c’est que le dossier de mes parents est plus épais que le mien. Ouais, c’était autant dire que mes parents c’était Bonnie & Clyde. C’est pas souvent que je les ai vus tous les deux en même temps à la maison. Il y en avait toujours un en prison. On peut dire qu’ils faisaient une sorte de garde alternée sans le vouloir. Puis quand ils se retrouvaient en tôle en même temps, on échouait chez un membre de la famille. Est-ce qu’on en a beaucoup souffert ? Je sais pas pour mes adelphes, mais moi je m’en foutais pas mal. J’étais qu’un gosse, mes seules préoccupation c’était de m’amuser. Puis à l’adolescence… C’est là que j’ai commencé à bosser avec les Cries of Hell, le gang de mon père. Il faisait partie des fondateurs, ça en imposait grave. Richard et Ramona… Paix à leurs âmes.

- Vous même, vous avez été accusé plusieurs fois, mineur…

C’était long. Pourquoi les flics se prenaient toujours la tête comme ça ? Sérieusement, ce n’est pas la peine de me faire l’historique de mes accusations, j’étais là, je les connais. Il pense sûrement que ça va me mettre la pression. Quand il a fini de m’accuser de deal, de vol et toute les autres conneries que j’ai pu faire, je lui sors :

- Ah, j’étais jeune et rebelle, vous connaissez mes parents apparemment, vous savez bien qu’ils m’ont pas donné le meilleur exemple. Je suis sûr que vous en avez fait des belles quand vous étiez ado aussi ! Et puis c’est du passé, je me suis rangé depuis.

Non pas du tout. J’ai continué à bosser pour les Cries of Hell et je le fais toujours, c’est ma famille. Il faudrait me tuer pour que je renonce à eux. Alors certes, je me fais vieux, la relève essaye de prendre plus de place, mais je pense que c’est important pour qu’il reste des anciens pour les remettre en place. Toute ces histoires de faire profil bas et se contenter de vendre aux autres gangs, je suis pas super fan. C’est important de savoir faire la carpette, je le conçoit, hors de question qu’on se fasse chopper, mais il s’agirait pas non plus de faire les midinette effarouchée, on est un gang, des dealers, pas des danseuses de ballet.

- Quand vous dites que vous vous êtes rangé, vous parlez de votre doctorat en physique-chimie ?

Je hoche la tête. Ça vous en bouche un coin hein ? Même le flic semble étonné en le lisant sur le dossier qu’il a sous les yeux. Tout est possible, même un gangster diplômé vous voyez ? Il faut dire, j’ai grandi les labo… Bon, des labo de substances pas très légales, mais des labo quand même. Puis mon père n'était pas la moitié d’un imbécile non plus. J’ai un esprit câblé science, les études ne m’ont jamais posé problème.

- Vous étiez enseignant au lycée de Fall River et… Vous avez arrêté l’année dernière ? Pourquoi ?
- J’ai pris une retraite anticipée pour m’occuper de mes hortensias.

Ou peut-être que j’ai pris une retraite anticipée parce qu’on m’a poussé vers la porte. Heureusement que je m’entendais bien avec le dirlo. Vous le saviez-vous que c’était illégale d’enseigner à ses élèves à faire de la meth ? On en a pas fait hein ! Juste, un terminal m’a posé la question en cours, je lui ai répondu. Comment je pouvais savoir que ce n’était pas légal ? C’est illégal de faire de la meth, mais pas de savoir en faire, si ? Bref, les ados étant ce qu’ils sont, la rumeur s’est vite répandue dans le lycée et avant qu’on me vire, j’ai eu le droit à une petite remontrance du dirlo “soit tu pars, soit les parents vont porter plainte”. Alors je suis parti. La rumeur est morte avec la nouvelle de mon départ en retraite.

Je lis le dépit sur le visage de mon interlocuteur, il sent bien qu’il n’arrivera pas à me tirer de confession. Surtout qu’il a rien, j’ai jamais été incarcéré, j’ai eu des accusations, j’ai déjà passé des nuits derrière les barreaux, mais jamais il n’y a eu assez de preuves pour m’envoyer au trou. Parce que je suis pas assez con pour me laisser chopper et si j’ai pas trop de doutes que les Las Iotas avec qui j’ai braqué cette supérette vont se faire attraper sous peu, parce que leur organisation était nulle. J’avais assuré mes arrières avec cet engrais et mon voisin. C’était le plan, engrais, ticket de caisse, témoignage du voisin et pas mal de baratin. Quelques heures plus tard, je respire l’air frais de Fall River. Je retrouve ma belle Mama Johnny, j’enfile mon casque et je retourne chez moi m’occuper de mes “hortensias”.