La nuit est noire au dessus de nos têtes. Pas un avion dans le ciel, quant aux étoiles, elles se sont éteintes au profit de lampadaires à la lumière artificielle qui me pète les yeux à cette heure-ci. Je n’ai pas dormi depuis plus de vingt-quatre heures, et l’alcool et la coke dans mon système me maintiennent en alerte, dressé comme un lapin prêt à détaler. J’ai envie de tout et les doigts de Mike sont chauds sous les miens. Je crois qu’il s’appelle Mike… En tout cas un nom en M, c’est tout ce dont je sois à peu près sûr.
C’est Trevor qui me l’a envoyé et quand le patron m’envoie quelqu’un, c’est toujours pour que je leur montre les bons côtés de la ville.

C’est à dire la drogue et mon cul.

Ça ne me fait plus grand-chose à ce point-là et je sais bien que coucher avec tous ces gars me permet de monter en grade. Grâce à l’un d’entre eux, j’ai obtenu la présentation du journal du matin. Promotion canapé, entre deux coupes de champagne et un rail de coke. J’ai des tremblements dans les mains et ma démarche n’est pas aussi studieuse qu’elle pourrait l’être quand je sens bien que je suis complètement défoncé. Mike n’est pas dans un état bien meilleur, et il s’accroche à moi pour ne pas tomber.
Je pourrais lui dire qu’on va finir par se casser la figure tous les deux, mais il me raconte des blagues salaces à l’oreille et ça ne manque pas de me faire rire. Je pourrais être en plus mauvaise compagnie, et même si j’aurais préféré passer la nuit avec Trevor, Mike n'est pas mal non plus, dans le genre millionnaire qui s'habille comme un sac.

On ne tarde pas à arriver au lieu de rendez-vous et j’abandonne la main de Mike pour me laisser glisser le long d’un mur. Ce n’est que quand mon derrière se pose par terre que je réalise que j’ai la tête qui tourne. Je sais que j’abuse, mes parents ne seraient pas fiers de moi s’ils le savaient.
Alors il faut que je fasse en sorte qu’ils ne l’apprennent jamais.
Mike s’allume une cigarette et je secoue la tête lorsqu’il me la propose. Rien que l’odeur manque de me faire rendre mon déjeuner. J’ai pourtant mangé léger, mais peut-être bien que c’est ça le problème. Je me frotte les yeux et lorsque je les rouvre, une silhouette s’approche de nous. Je reconnais aussitôt mon dealer.

« Salut Johnny… »

Mon coeur bat, cacophonie dans mes oreilles, quand mon regard est marbré de petites étoiles. J’aurais dû manger plus, ne serait-ce que pour avoir quelque chose à vomir quand l’euphorie retombera. Quoi que je n’ai pas prévu qu’elle retombe de si tôt, quand je sais pertinemment que j’aurais le nez poudré quand je prendrais l’antenne demain. Trevor s’en assurera, il sait qu’il n’y a plus que comme ça que je suis compétent, quand je passe mon temps à vomir quand je suis sobre.
La magie de l’addiction.
Si j’avais un jour eu une chance de m’en sortir, cette chance a depuis longtemps été tirée avec la chasse des toilettes de l’antenne. Ce n’est un secret pour personne au taff, que Trevor, moi et d’autres, on se retrouve dans le bureau de Trevor le matin pour sniffer des lignes. Ceux qui ne se joignent pas à nous, ne sont simplement pas invités.

Nous sommes les privilégiés, les stars de l’antenne, ceux à qui on prête tout un tas d’aventures avec des femmes célèbres, qui n’en ont sans doute rien à faire. Pourrais pas être plus gay pourtant, quand la moitié des actionnaires m’est passé dessus, le secret n’est pas très bien gardé. C’est même un miracle que ça n’ait pas encore explosé mais il faut dire aussi que la plupart de nos soirées se passent chez les uns et les autres. Hôtel privé, nuits hantées par les regards vides et explosés des uns et des autres, quand la liqueur coule à flots et la coke est quadrillée sur le lavabo dans les toilettes. Mike n’est qu’un actionnaire de plus, une partie de jambes en l’air bien payée qui, à coup sûr, me permettra de gravir les échelons. Je ne sais pas qui est Mike, juste qu’il est important pour Trevor, et s’il est important pour Trevor, alors j’ai plutôt intérêt à lui faire passer une bonne soirée.

Pourtant ça n’empêche pas mon cœur de faire un bond quand Johnny approche. Ce type signera ma mort un jour. Soit grâce à sa came, soit grâce à tout le reste avec les Cries. Ça n’aide pas qu’il ait une gueule d’ange, avouons-le. Il me tend la main et je la saisis pour me relever, titubant légèrement. Mike ne fait pas signe de m’aider. Pourquoi est-ce qu’il le ferait ? Je vois bien, à sa tête, qu’il ne pense pas à grand-chose. Probablement que la came a déjà commencé à lui brûler le cerveau.
Le mien est en bon chemin en tout cas.
Je mentirais si je disais que je préfère passer la soirée avec Mike plutôt qu’avec Johnny, quand bien même, je suis bien au courant que ce dernier n’accepterait jamais. Et de toute façon, ce n’est pas à lui que je dois me donner ce soir. Trevor me tuerait.
La remarque de Johnny ne manque pas de me faire rire doucement et il n’en faut pas plus pour savoir que j’ai déjà abusé de la coke et de l’alcool ce soir.

« Mets nous un peu plus s’il te plaît, qu’on passe la nuit au chaud. »

Je croise les bras, comme pour me réchauffer alors que j’ai le corps qui brûle. L’avantage de la coke c’est que la soirée sera finie avant d’avoir commencée. Je lance un regard à Mike :

« Tu as besoin de quelque chose ?
- Ouais, je vais en prendre pour demain aussi. »

Je le vois qui s’approche de Johnny et j’ai l’impression d’être dans un état second, quand tout passe à une vitesse qui m’échappe. Je pince l’arête de mon nez, ferme les yeux un instant quand le sol se trouve dans le ciel. Je me rattrape au mur et Mike me lance un regard qui n’a plus rien d’aimable :

« Merde, me claque pas dans les pattes, ok ? »

Il a juste peur que je lui pourrisse sa soirée et comment le lui reprocher ?

Mike me regarde de travers. Je sais que dans son petit cerveau lisse, il se dit que je vaux rien, même pas capable d’assumer quelques verres, quelques lignes. Je voudrais de l’ecsta, mais je ne sais pas si c’est une bonne idée de demander à Johnny maintenant. Je sais qu’il ne refusera pas mais je n’ai pas envie que Mike se tape l’incruste sur ma consommation. Je ne pensais pas que je pouvais tomber plus bas. La vérité c’est que j’attends que quelque chose pète. Ma carrière, Trevor, la drogue.
Déjà certains de mes amis se sont éteints sous les affres du SIDA. Une part de moi se dit que je suis le prochain, et je n’en suis pas triste, je suis fatigué et pourtant je ne peux pas m’arrêter. Jamais une seconde, toujours porté par l’adrénaline et la drogue.

Johnny nous observe de son regard clair, sévère et sobre. Je me vois dans le reflet de ses prunelles. Je me hais. Je me dégoûte et pourtant… à deux-trois de supplier Johnny pour plus de lignes. Mike me tourne le dos et j’ai les jambes en coton. Je ne sais pas de quoi j’ai le plus besoin. De came, d’alcool, d’un câlin ? Je pose la main sur le mur râpeux et Johnny approche.
Je ne peux pas lui jeter un coup d’œil sans avoir la nausée. Je baisse la tête, ravale un haut le coeur.
T’en peux plus, pas vrai Jay ? Même ton corps te dit non, il n’y a personne pour se soucier de ce que tu deviens.
Si je meurs ce soir, est-ce que ce ne serait pas un juste retour de justice ?
J’avais tout. Argent, parents riches, une bonne éducation, une famille aimante.
Comment j’ai fait pour tout foutre en l’air ?
Les larmes s’accumulent devant mes yeux et je ferme les paupières, laissant quelques perles mouillées sur le béton froid.

« Non… non je veux pas rentrer avec lui… »

Je ne sais pas si c’est à moi ou à Johnny que je le dis. Je sens sa présence tout près de moi. Je sais qu’en me refusant à Mike, je renonce à de nombreuses opportunités. Je sais que je m’expose aux représailles de Trevor, qu’il sera déçu et me le fera payer, d’une manière ou d’une autre. Mike approche et son ombre est menaçante au dessus de moi :

« Oh que si tu vas rentrer avec moi. Trevor m’a promis une bonne nuit et j’vais pas te laisser tout foutre en l’air. »

Il approche encore, repousse Johnny pour s’emparer de mon menton et me forcer à le relever pour croiser son regard.

« Tu m’as promis, Jay. »

Je ravale mes sanglots.