Il lui promet oui. Qu’il sera toujours là pour lui. Qu’il sera à ses côtés quand il en aura besoin, qu’il aura enfin envie de parler de ce qui le tourmente. Henry ne va pas le forcer. Il n’a jamais été ce genre d’homme, pas même après que Derek soit rentré, alors il ne va pas commencer maintenant. Il veut juste être là pour son frère quand le moment sera venu, de la même manière que Derek est là, en ce moment même. Et heureusement qu’il est là. Henry n’aurait pas survécu à cette journée tout seul en fait, il s’en rend véritablement compte à présent. Il finit par se reculer dans un soupir et demande à Derek s’il a faim, qu’ils peuvent commander quelque chose. Lui ne sait pas s’il pourra manger même s’il le devrait. A quand remonte son dernier repas ? Il ne se souvient pas. Il a passé les derniers jours au chevet de Chris à l’hôpital. S’il s’est hydraté, manger n’a pas été une priorité. Mais il devrait peut-être sinon il ne va jamais continuer à tenir debout. Et puis partager un repas avec Derek, même s’il ne le cuisine pas lui-même, lui fera sans doute du bien. Disons que ça réussira peut-être à éloigner ses sombres pensées. Au moins pour quelques instants. Les deux hommes se retrouvent bientôt dans la cuisine, à fouiner dans les prospectus laissés sur le plan de travail. Henry observe les morceaux de papier et bien malgré lui son coeur se serre : y’a le prospectus de ce restaurant chinois que Chris aimait tant. Les doigts de Henry glissent doucement sur le papier puis il le met de côté. Mauvaise idée. Il ne pourra rien avaler ce soir venant de ce restaurant en particulier. Il regarde les autres prospectus et y’a celui du restaurant indien qui attire son œil. Mais là encore, ça lui rappelle Chris.

Forcément.
En même temps, si les prospectus sont là.

« Pizza ? » finit-il par dire. Parce qu’il peut en choisir une que Chris ne mangeait pas, c’est plus simple. Et puis ils commandaient assez rarement des pizzas en fait. C’était vraiment occasionnel. « Pepperoni ? » propose-t-il à Derek. Il attend son aval pour se saisir de son portable et appeler la pizzeria. Bien rapidement, la commande est passée et on lui annonce au bout du fil qu’ils seront livrés d’ici une vingtaine de minutes. « In twenty minutes. » annonce-t-il après qu’il ait raccroché. Il pose son téléphone sur le plan de travail. « A about a beer ? » dit-il soudain. Henry se détourne de Derek pour aller jusqu’au frigo. Des bières fraîches, il y en a. Il y a même une bouteille de vodka au frais, c’était l’alcool préféré de Chris. Henry a un regard pour la bouteille : pour sûr qu’il n’aura pas le coeur de la vider de si tôt. Il sort deux bières qu’il décapsule et vient poser celle de Derek sur le plan de travail en face de lui. Henry n’attend pas et en boit une gorgée. La fraîcheur et le goût de la bière lui font du bien. « They’re alcohol free, sorry. » s’excuse-t-il au passage, parce qu’il ne boit jamais d’alcool Henry. Il sait que ça pas le même goût qu’une bière avec alcool mais elles sont malgré tout plutôt bonnes. Il pourrait proposer de la vodka à son frère mais c’était la bouteille de Chris et l’idiot qu’il est ne veut pas y toucher. « You know what ? I wish I could get drunk right now... » finit-il par confesser avec un sourire triste. Il aimerait bien oui mais il n’a pas bu une goutte d’alcool depuis plus d’une décennie et il n’a pas l’intention de commencer : il y a trop de risques pour qu’il oublie qu’il ne doit pas prendre de drogue. Il y a trop de risques pour qu’il replonge. Alors il va se contenter de noyer son chagrin dans de la bière sans alcool quand bien même il rêverait de pouvoir tout oublier.

@Derek Newell

Au moins ils sont raccords, et pour la pizza et pour la bière sans alcool. Henry sait apprécier les efforts que Derek fait. Nul doute qu’il préférerait boire de l’alcool mais il se contente de cette pauvre bière sans alcool que Henry lui offre. De l’alcool… Lui aussi il en prendrait bien. Pour oublier la douleur. Pour le soulager ne serait-ce qu’un petit peu. Même si cela ne fonctionnerait que pour quelques heures. Seulement voilà, il ne le peut pas. Pas avec son passif. Il sait que l’alcool lui est interdit parce que ça pourrait le ramener sur le chemin de la drogue et il ne veut pas. Même si aujourd’hui Chris n’est plus là et que c’est bien la présence de Chris dans sa vie qui a réussi à le faire lâcher cette saloperie de poudre blanche, il ne veut pas replonger Henry. Il ne veut pas faire honte à Chris de cette façon. Il veut rester fort et digne, comme l’homme qu’il est devenu au contact de Chris. Il l’a tellement changé en bien… Il a toujours eu bon fond Henry, mais ce bon fond n’a su se faire voir que grâce à Chris. S’il est l’homme qu’il est aujourd’hui, c’est bel et bien à son mari qu’il le doit. Et que Chris ne soit plus là ne changera pas cela : Henry fera tout pour demeurer un homme bien, quoi qu’il arrive.

Les mots de Derek vont dans ce sens quand il affirme que boire ne reviendrai qu’à reporter la douleur, qu’à récolter une bonne migraine le lendemain matin et que ça n’en vaut pas la peine. Henry observe son frère et il voit bien le voile dans son regard. Cette petite ombre qui est là : l’inquiétude, sans doute que Henry replonge. Il ne le dit pas mais le sous-texte est bel et bien là. Au-delà de reporter la douleur et récolter une migraine, cela le ferait replonger et non, ça n’en vaut pas la peine. Perdre tout ce qu’il a construit, recommencer à se détruire pour quelques heures de répit… Non, il ne le fera pas. Pour Chris. « I know. » dit-il finalement sans parler des démons qui demeurent en lui et qui pourraient resurgir soudainement malgré ses efforts. Peut-être aurait-il craqué si Derek n’avait pas été à ses côtés. Henry a un regard pour le frigo où se trouve la vodka et il soupire. Oui, si Derek n’avait pas été là… Mais il est là. Heureusement il est là. Henry reporte son regard sur son frère et il parvient à esquisser l’ombre d’un sourire. « I’m glad you came today. Without you, I... » Il ne termine pas sa phrase. Il n’a pas besoin de la terminer, Derek doit bien se douter des mots qui ne parviennent pas à sortir de la bouche de Henry. Demain Derek sera encore là pour Henry. Mais il va finir par retourner à sa vie. Et après quoi ? Est-ce que les premiers jours seront les plus difficiles ? Est-ce que le temps va réussir à apaiser la douleur ? Pour le moment, Henry a l’impression que non. Il a l’impression que son coeur demeurera broyé à jamais. « Do you think it’ll get easier ? With time ? » demande-t-il à son frère avec un réel désespoir dans la voix.

Il ne peut que se raccrocher à ce que Derek va lui dire.

@Derek Newell

Il aurait fait la même chose si Derek n’avait pas été là. Pas sûr non. Derek lui, semble sûr de lui, il semble avoir confiance en les capacités de Henry mais lui, il doute vraiment. Quand il est rentré de l’hôpital, il était dans un état lamentable et sans doute aurait-il demeuré dans cet état sans Derek. Il n’aurait pas eu le courage de retourner à l’hôpital pour chercher les affaires de Chris. Il n’aurait juste pas eu le courage. Oh il aurait appelé ses beaux-parents mais il se serait effondré au téléphone, aurait accepté leur proposition de l’aider. Là, les choses se sont faites différemment parce que Derek est là. De cela, Henry est persuadé. Aujourd’hui, son frère a été un support dont il a eu terriblement besoin. Dont il a encore terriblement besoin en fait. Parce qu’il n’est pas si fort que cela Henry. Il ne manque pas de courage, ce n’est pas ça. C’est qu’il a perdu son ancre, son phare, sa planète, son univers, son tout. Et qu’en perdant son tout, il s’est perdu aussi. Il lui faudra du temps pour se retrouver. Ou pas. La question franchit la barrière de ses lèvres. Il demande à son frère s’il pense que les choses vont devenir plus faciles avec le temps. Quel est son avis ? Est-ce que ça va finir par être moins douloureux ? Est-ce qu’il va y arriver Henry ? Est-ce que tout se termine aujourd’hui et qu’à partir de maintenant il ne fera que survivre à défaut de vivre ? Il y a d’abord un silence face à la question. Derek semble chercher la réponse et Henry boit une gorgée de sa bière sans alcool plus par mécanisme que parce qu’il a soif. Et ça va être pareil pour la pizza : il va en manger parce qu’il doit manger quelque chose s’il veut tenir le coup mais l’appétit ne sera définitivement pas là.

Puis, la réponse arrive enfin et Henry reporte toute son attention sur Derek alors qu’il lui dit qu’il ne pense pas que ça va devenir plus facile. Moins douloureux, il l’espère mais il ne s’en remettra pas. Même avec le temps. Les mots font mal mais ils sont vrais et c’est que Henry a cherché : la vérité. Pas un mensonge qui ne servirait au final qu’à lui faire davantage de mal. Mais il aurait voulu que la vérité soit toute autre, c’est vrai. Derek lui dit qu’il va guérir, qu’il va se reconstruire autour de cette peine mais que ce ne sera pas comme avant. Qu’eux, ils ne seront jamais comme avant. Henry observe un instant Derek alors qu’il note les mots employés. Il ne parle pas de Henry, il parle de lui-même également. Seulement Henry est décidé à ne pas lui poser des questions qui pourraient le mettre mal à l’aise et lui faire du mal. Derek sait qu’il peut parler s’il en ressent le besoin, s’il en a le courage, c’est tout ce que Henry peut faire. Il ne peut pas le forcer à se confier. Alors il hoche doucement la tête en détournant le regard. Ce n’est pas très glorieux et ça donne plutôt envie de s’enfermer dans un placard et de ne jamais en sortir. Pourtant il ne peut pas s’enfermer. Il doit continuer à vivre, c’est que Chris aurait voulu. Il sait que c’est ce que Chris aurait voulu oui. Un soupir. Il observe sa bière. C’est surréaliste. Tout ça, c’est surréaliste. La semaine dernière Chris était encore à la maison. Affaibli, certes, mais il était encore à la maison.

Et maintenant…

Henry fronce les sourcils, ses yeux recommencent à le piquer mais il n’a pas envie de se remettre à pleurer encore. Le truc c’est qu’il va devoir s’y habituer, aux larmes. Elles vont se faire présentes pour les jours à venir. Peut-être même les semaines et les mois à venir. « The house is going to be so empty without him... » finit-il par murmurer alors que tout, absolument tout ici lui rappelle Chris. Cette maison, ils l’ont choisie ensemble, ils y ont vécu ensemble. Henry n’a jamais été seul ici, jamais. Kalel fait soudain son apparition dans la cuisine et Henry réalise qu’il n’a pas donné à manger à son chien. La pauvre bête qui passe au second plan aujourd’hui. Il se détourne du plan de travail et récupère la gamelle vide du chien dans laquelle il vient verser la dose habituelle de croquettes. Kalel bouge la queue, le chien est content. Sans doute s’est-il habitué à l’absence de Chris puisque cela fait plusieurs jours qu’il était à l’hôpital. Ou alors, il va finir par chercher son autre maître d’ici peu. Henry dépose la gamelle au sol et Kalel se jette dessus. Henry caresse le chien avec un sourire triste aux lèvres. C’est le dernier lien qu’il a avec Chris. Le chien et ce tatouage à l’intérieur de son poignet. « I don’t know how I am going to survive the next days... » avoue-t-il à Derek en se redressant et en reportant son regard vers lui. Non, il ne sait pas comment il va faire pour tenir. S’occuper de préparer les funérailles, faire tous ces choix, assister à l’enterrement, voir le cercueil mis en terre… Que des épreuves à venir et il ignore où il va trouver la force d’y faire face.

@Derek Newell