Quand on habitait encore à Londres, Frankie et moi on passait beaucoup de temps ensemble. D’autant plus que bon, habitant sous le même toit, c’était assez dur de ne pas se croiser. Elle a toujours un peu été comme une grande sœur pour moi, même quand mes parents étaient encore en vie. Peut-être parce qu’ils étaient proches de ceux de Frankie et qu’on se voyait régulièrement. Moi j’étais la petite chieuse qui s’agrippe à son modèle, et elle, la grande sœur presque exemplaire qui était le centre même de toutes nos idées les plus folles. Je crois qu’on peut avancer sans se tromper que ma personnalité de merde, je la tiens un peu de Frankie. Alors à l’idée qu’on va passer une p’tite soirée tranquille toutes les deux avec Amp, je dois dire que ça me met en joie. Tellement en joie que j’ai passé la journée à faire le ménage dans l’appart, sous le regard méfiant d’Amp. J’ai bien tenté de lui expliquer que j’avais de l’énergie à dépenser pour ne pas exploser, je ne crois pas qu’il m’ait prise trop au sérieux. Quand enfin, j’ai terminé de nettoyer et récurer tous les coins de notre chez-nous, je me rends dans ma chambre, abandonnant Amp à Señor monkey le temps d’aller mettre la musique un peu plus fort, juste pour me mettre dans l’ambiance. Si bien que je n’entends pas la porte d’entrée, ni même l’arrivée de Frankie et quand elle s’adresse à moi, je fais un bond de dix mètres ;
« Oh bordel de cul ! Tu m’as foutue une de ces trouilles ! »
Je pose théâtralement une main sur mon coeur comme si celui-ci avait failli nous claquer entre les mains. Puis un sourire vient éclairer mon visage à l’écoute des plans de Frankie pour ce soir. Je ne lui avouerais pour rien au monde, mais elle m’a manqué et j’avais franchement hâte qu’on se trouve une soirée, rien que pour nous. Je lui offre un clin d’oeil malicieux :
« De toute façon si tu restais pas avec nous ce soir, Amp et moi on t’aurait fait un show dramatique comme t’en as jamais vu. »
De Amp ou de moi, je ne sais lequel est le plus théâtral. Je crois que j’ai encore beaucoup à apprendre du petit singe, mais il faut dire aussi qu’il a eu les meilleurs modèles en la matière. Une fois Frankie dans la douche, Amp et moi on se dirige vers la cuisine, moi pour préparer, lui pour grappiller tout ce qui passera à portée de main. Je chantonne doucement sur l’air de rock qui s’évade de ma chambre, n’hésitant pas un petit mouvement de danse dramatique quand les inflexions m’y motivent. J’organise un plateau de crudités avec des toasts au tatziki et au houmous, sans oublier le petit fromage dans lequel tremper nos bâtons de carottes et de concombres. J’essaie de mon mieux à devenir végétarienne, mais on ne peut pas dire que ce soit un chemin facile. Quand finalement Frankie revient, je pousse un soupire à fendre l’âme :
« Tu n’as pas idée d’à quel point je suis soulagée ! Je commençais à en avoir marre des petites querelles amoureuses d’adolescents, j’te jure on aurait cru que le monde s’écroulait pour une semaine de vacances séparés ! »
J’abats le couteau sur mes carottes, un peu plus férocement :
« Et tous ces gars visqueux qui pensent que tout le monde ne peut vouloir mieux qu’eux ! Blergh ! »
Je mime une sueur froide avant de reprendre, un brin de sourire mauvais au coin des lèvres :
« Quoi que ceux-là, on les retrouve facilement au bar… »
Un jour, je vais mourir d’une crise cardiaque. J’ai tellement les nerfs sous tension qu’un rien me fait sursauter, comme un hamster survitaminé à la caféine. Mon père disait souvent que j’avais autant de tension que le plus stressé des chihuahuas et ça ne m’a jamais vraiment trop quittée. Il y a des choses qui ne changent jamais et je me suis fait depuis longtemps à l’idée que mon coeur sera le premier à me lâcher. C’est comme ça ! Certains se font lâcher par leur foie, ou par leur cerveau, mais je me dis que ça aurait pu être pire, au moins je ne ferais pas partie de ces personnes qui meurent par le cul.
Je tire la langue à Frankie pour toute réponse à son commentaire. C’est vrai qu’Amp et moi on se ressemble sous certains aspects, mais de là à dire qu’il est plus humain que moi ! J’vous jure ! Évidemment, Amp est ravi et je laisse échapper un « Nia nia nia » d’une répartie redoutable. Quand je vous disais que c’est pas mon cerveau qui va me lâcher en premier… Je retrouve toutefois rapidement le sourire quand elle me dit se dépêcher et je roule des yeux comme si ça m’était indifférent. Mais Frankie le sait, j’attendais cette soirée avec impatience. Ça fait trop longtemps qu’on ne s’est pas retrouvées toutes les deux et j’ai bien l’intention de profiter de ma sœur autant que possible. Il est souvent trop tard quand on remarque qu’une personne vous manque, et si j’ai fait l’erreur avec mes parents, à les croire immortels, je n’ai pas l’intention de reproduire cette faute avec ma nouvelle famille. Heureusement pour moi que Rowan a fini par nous rejoindre ici ! Quand on habite sur des continents différents, se voir devient tout de suite très compliqué, on se demande pourquoi !
Frankie ne tarde pas à revenir, et je ne me fais pas prier pour me plaindre de tout et de rien. Me plaindre fait partie de moi, et si je devais m’en passer, ce serait comme si… je devais me retenir de respirer ! Autant vous dire que l’asphyxie serait ma première crainte. La deuxième serait que j’exploserais probablement. Quant à la dernière eh bien, c’est qu’on se ferait sacrément chier. Surtout que je sais que Frankie comprend parfaitement ma frustration. Moi en tant que célibataire, elle en tant que personne loin d’une partenaire aimée. Alors les lycéens qui vous pleurent de la morve et des ruisseaux pour deux petites semaines de séparation, ça nous sort par les trous de nez !
« Mais oui ! Je te jure c’est d’un ridicule ! »
J’abats ma lame un peu trop fort, laissant une petite entaille sur la planche à découper et maugrée :
« Moi en tout cas, ils me manquent pas du tout. »
Pour autant, je peux pas dire que les gens qu’on voit au bar sont beaucoup plus matures quand j’en ai vu se tirer dessus pour moins que ça. Mais ça, ce n’est peut-être pas très judicieux d’en parler à Frankie. J’ai toute confiance en elle pour ne rien en dire aux parents, mais je ne peux pas imaginer qu’elle serait très heureuse de me savoir dans ce genre d’environnement. Me voulant rassurante, je secoue la tête :
« Nan t’inquiètes ! Même si on me fait chier, y a toujours un ou deux réguliers pour intervenir. Les relous restent jamais trop longtemps. »
J’ai acquis ma petite réputation au bar, et les réguliers m’apprécient. Je sais que Johnny mettrait des patates à ceux qui me cherchent des noises. Alors Frankie n’a aucune raison de s’inquiéter. Attrapant mon plateau, je la rejoins sur le canapé, posant mon œuvre sur la table basse avant de poser mon cul dans les coussins rembourrés avec un soupire de satisfaction.
« Tu m’étonnes ! »
Je laisse passer quelques secondes, le temps de me détendre un chouïa, puis mon regard se pose sur Frankie quand elle me complimente et je lui adresse un large et franc sourire :
« T’AS VU ? Franchement je suis sûre je vais tenir des années ! »
Je ne lui dis pas que ça fait une semaine que je rêve de hamburgers. J’agite la main comme si c’était du gâteau :
« J’vais être la meilleure végétarienne de tous les temps, t’as encore rien vu ! »
Comme pour appuyer mon propos, je me penche en avant et attraper un bâton de carotte pour le tremper dans le fromage avant de croquer dedans.
« Bon, et toi alors ? J’suis sûre t’as des trucs de dingue à me raconter ! »
Je n’ai jamais trop compris l’amour. Bien sûr, mes parents s’aimaient, en tout cas je crois, mais prendre en modèle des gens qui sont morts dans la fleur de l’âge, ce n’est pas vraiment prévu dans mes plans. J’ai bien sûr eu des copains et des copines, mais jamais rien de très sérieux et quand je vois comment s’est terminé le mariage de Rowan et Eve, malgré tout l’amour qu’ils se portent, je me demande si vraiment l’amour ça existe. Si c’est pas juste une invention du capitalisme avec ses p’tits cupidons et ses chocolats en forme de cœur. Bien que Frankie et Leo pour me donner une jolie vision d’un amour qui ne se termine pas dans les larmes et la distance. Je dois dire que je suis impressionnée de leur maturité. Moi je sais que je n’aurais jamais pu. En même temps j’ai du mal à m’imaginer aimer qui que ce soit.
En écoutant Frankie me parler de son collègue, je ne peux pas m’empêcher de lever les yeux au ciel :
« Olala ! C’est pas possible de pas faire confiance à son mec comme ça ! Leur mariage va être marrant, tiens ! »
Je veux même pas imaginer la gueule que ça va prendre s’ils décident d’avoir des enfants au milieu de ce foutoir. Si elle arrive déjà pas à lui faire confiance quand il est avec ses potes, comment est-ce qu’elle pourra lui confier leur gosse ? C’est pour ça, je vous jure, que je juge aussi sévèrement les couples hétéronormés. Pour eux ça paraît normal d’avoir des gosses, d’être possessif et jaloux, faut dire aussi que c’est ce qu’on nous vend dans les films depuis la nuit des temps. Il paraît que la jalousie c’est mignon. Si un jour je deviens comme ça, promettez moi de m’achever.
« Si on écrivait de la romance, faudrait tout revoir de fond en combles, pas question de propager des clichés ! Faudrait… de l’anarchie ! Et de la passion ! »
Je m’emballe quand vraiment, tout ce que je connais de la romance se contient dans les seules romances forcées des films d’action où la nana a autant de personnalité qu’une plante verte. Autant dire que j’suis pas prête de réinventer la rom-com hollywoodienne. En même temps, j’avoue que ça ne faisait pas partie de mes plans il y a encore quelques minutes. Tout comme le végétarisme ne faisait pas partie de mes plans il y a quelques semaines. Allez savoir pourquoi je me suis mise ça dans la tête… en vrai je sais que c’est à cause de Max et de ce film sur les animaux qu’on a regardé qui m’a fait pleurer comme une gamine qui se serait cassé la gueule. Avec la morve et tout. C’était totalement glamour. En tout cas je suis reconnaissante à Frankie de me soutenir sur ce plan-là, je sais qu’elle a l’habitude avec Leo mais de ne pas voir un bon steak à griller dans le frigo, ça aide quand même à garder ses convictions. Tous mes proches savent que j’ai du mal là dessus. Je me passionne pour un truc puis j’abandonne au bout de trois jours parce que ça m’a gonflé… Mais cette fois j’essaie de tenir bon pour tous les petits cochons roses qui n’ont rien demandé à personne et qu’on retrouve en lardons au supermarché. Rien que d’y penser j’ai le cœur serré. Pour la peine, je croque passionnément dans ma carotte en espérant que ça suffira à me faire oublier mon appétit pour les hamburgers. Surtout ceux du diner où Max bosse. Pour me changer les idées, je lance Frankie sur nos commérages habituels. Je dois avouer que j’attendais la suite de cette histoire depuis un moment et j’ouvre de grands yeux en buvant les paroles de ma grande sœur.
Elle a enfin fait un pas !!! Et un sacré pas en plus de ça ! Je manque de m’étouffer avec ma carotte et je tousse à m’en donner des larmes aux yeux en réussissant à articuler :
« Tu lui as filé un dessin ?! »
Le chanceux !
Je me penche sur le téléphone de Frankie pour voir le fameux dessin, puis outrée de sa beauté :
« COMMENT CA IL T’A PAS RAPPELEE ? JE VAIS LE DEMONTER ! »
Personne ne met de vent à ma sœur sans s’en mordre les doigts et mignon ou pas, ce mec n’a pas le droit de lui briser le coeur ! Je fais la moue et regarde Frankie quand elle ouvre la bouteille. Malgré ma mauvaise volonté, je tâche de faire marcher les deux neurones qui me restent pour pouvoir aider Frankie :
« T’as dit qu’il est très timide… Il a peut-être pas osé ? »
Je reprends un bâton de carotte que je croque vigoureusement avant de reprendre :
« C’est sûr qu’il te trouve à son goût, comment il pourrait pas ! Nan, il doit y avoir une autre raison… »
Je réfléchis, les bras croisés et mâchouillant ma carotte :