Bordel, qu’est-ce que je fous là ? J’ai pas envie d’aller à cette fête de merde, plein de richou-bobo là. J’étais censé m’habiller comment pour se genre de soirée ? Putain, bien le genre de questions que je me pose jamais d’habitude. Mon armoire, c’est une collection de tee-shirts noirs, parfois estampillé Jack Daniel’s ou un groupe de musique et des jeans. Ouais, j’avais bien un costume quelque part, un truc un peu classe, le genre de tenue qu’on porte aux enterrements quoi. Mais rien que l’idée de porter une chemise et des chaussures cirée toute la soirée me faisait chier. Rien qu’à moto ça allait être chiant sans les bottes. Ok, je fis un compromis en mettant la chemise noire, la veste de costume, mais avec un jeans noir et mes bottes de moto. Bon et j’allais pas me passer de mes chevalières en acier non plus.
Cependant, hors de question de faire des folies ce soir. De toute façon ce n’était plus de mon âge et j’étais là pour bosser, pas pour m’amuser. Ouais, c’est ça, pense au salaire Johnny, pense au salaire. Je me demandais si j’allais pas croiser quelques confrères ce soir. Peut-être pas des Cries of Hell, mais sûrement d'autres gangs. Il devait bien y avoir quelqu’un pour fournir les invités, surtout quand ces derniers ont le billet facile. Au cas où j’avais pris quelques pilules, des trucs conçus par les p’tits jeunes du labo, des sortes d’ecsta. J’étais pas là pour dealer, mais si je pouvais en profiter un peu au passage… Puis si je me faisais choper, il me suffirait de sortir que c’était une prescription du médecin.
Ouais, et les flics pouvaient même appeler mon médecin qui leur dirait qu’en effet j’étais sous traitement. C’était pas vrai, mais ce docteur était un pote des Cries, donc il avait l’habitude de ce genre de coup de fil. On pouvait compter sur lui pour nous couvrir. Il avait pas froid aux yeux ce type, vraiment, un bon gars. Malheureusement, ce n’était pas avec lui que je sortais ce soir. Bon, pas que j’avais envie de sortir avec mon doc, mais comparé à la diva que j’allais devoir me traîner toute la soirée, la compagnie aurait au moins été plus supportable. Bref, j’enfilai mon cuir par-dessus ma veste de costume, attrapai mon casque avant d’enfourcher ma Harley en direction de l’adresse de Jay.
Je n’avais aucune idée de ce à quoi je devais m’attendre. Autant pour la soirée en elle-même que le comportement de Jay. Ce n’était pas comme si on était déjà beaucoup sortis ensemble. On avait pas mal parlé par message ou par téléphone pour les détails de ce soir, mais sans plus quoi. Enfin, j’avais pas souvenir d’avoir déjà passé plus d’une heure avec lui. J’arrêtai ma moto en bas de chez lui. Casque à la main, j’appuyai sur la sonnerie de l’interphone. Et puis, j’attendis… J’attendis… Putain, je déteste les gens qui ne sont pas prêt à l’heure du rendez-vous. C’est pas putain de compliqué que de respecter un heure bordel. Je sonnai encore. Puis encore. Encore, quitte à casser l’interphone. La porte fini par émettre un “BZZZ”. Alors soit Jay avait fini par se dépêcher, soit un des voisins en avait juste eu marre de m’entendre sonner comme un abruti.
Sans information, je regardais les boîtes aux lettres sur la palier pour trouver l’étage et l’appartement de Jay. 69… Évidemment, il y avait que lui pour habiter à un chiffre pareil. J’arrivais rapidement devant sa porte à laquelle je frappais. J’attendis, avant de frapper de nouveau et de crier :
- JAY ! Putain, tu vas m’ouvrir ? Qu’est-ce que tu fous ?
Habituellement, je n’avais pas de mal à me décrire comme quelqu’un de patient. Oui, avant de rire, laissez-moi expliquer. J’étais capable d’être calme et patient quand il s’agissait d’éduquer les jeunes, ou de passer un deal avec un autre gang. Mais là, sans vouloir l’admettre, cette soirée me rendait anxieux. Après tout, c’était un terrain que je ne connaissais pas, que je ne maîtrisais pas du tout. Et je n’aimais pas ça. Certes, à priori, rien de mal ne devrait arriver, mais putain, rien que l’idée de devoir trouver des sujets de conversations et fair eun effort pour bien se tenir ça me… Br, je préfère même pas y penser. Heureusement que j’étais payé pour ça.
« Non, je t’assure, Marylin, ne me fais pas cette tête, quand je te dis que tu as besoin d’un petit régime, je le dis pour toi ! »
La chienne me regarde de ses grands yeux larmoyants, de l’air de dire Mais enfin Jay, tu m’as vu ? Ma ligne est parfaite!. Et elle n’a pas tout à fait tort, elle est toujours parfaite à mes yeux, mais le vétérinaire a été clair, fini les petites croquettes fourrées au bœuf. Heureusement que Barbara et Marlon ne nous voient pas nous disputer, car à tous les coups, ces deux lèches bottes auraient pris le parti de Mademoiselle Parfaite. Il faut dire aussi qu’avec son petit minois, on a du mal à lui refuser quoi que ce soit. Moi en tout cas, j’ai un mal de chien, et c’est le cas de le dire. Wouf! répond Marylin, et je me détourne.
« Je ne peux pas te parler quand tu es comme ça. »
Ignorant les appels oscillant entre la supplique et l’indignation, je me dirige vers mon dressing, non sans jeter un coup d’oeil à ma montre. Je suis presque en retard, mais aussi presque à l’heure, et c’est exactement la bonne pour enfiler ce fut que j’ai acheté il y a bien longtemps mais jamais vraiment essayé au-delà de la première fois. Un pantalon en cuir qui me fait un cul incroyable mais qui me fait aussi suer mes balls off. Pas vraiment mon genre habituel, mais quand on sort avec un biker, il faut avoir l’allure pas vrai ? Et c’est en me tortillant en caleçon dans cet espèce d’enfer que j’entends la première sonnerie. Puis la deuxième. Et la douzième. Oups. Lorsqu’enfin j’arrive à refermer mon fut, je me dépêche d’aller ouvrir la porte. J’y cours comme le vent. Est-ce que c’est une expression qui se dit encore ? J’atteins l’interrupteur en un temps record pour quelqu’un qui porte un pantalon en cuir et me mets à la recherche de mes Doc Martens. Marlon Brando me regarde d’un air désapprobateur quand il sait que ce soir je retombe dans mes vieux démons. Pas la coke, non. Un démon qui a le nom de Johnny. Johnny qui manque d’ailleurs de défoncer ma porte quand il arrive à celle-ci et j’ai tout juste le temps d’enfiler mes boots avant qu’il ne se mette à réveiller tout le voisinage. Johnny tout craché. J’ouvre la porte, me recoiffe d’un air détaché avant de lancer :
« Est-ce que ça se dit encore courir comme le vent ? J’ai comme un doute. »
Je me déplace pour lui laisser la place de passer :
« Entre une minute, love, j’ai presque fini de me préparer. »
Je l’abandonne là, sous le regard des trois chiens : Marlon Brando, peu impressionné, Barbara Streisand, curieuse, et Marylin, persuadée que ce nouvel arrivant va lui donner ce qu’elle attend désespérément. La pauvre ne sait visiblement pas à qui elle s’adresse. Johnny lui vendrait les croquettes au prix fort s’il en avait l’occasion. Dieu sait qu’il ne m’a jamais fait de prix sur la cocaïne que j’achetais pourtant à en perdre ses narines. Précipitamment, je trace deux lignes de crayon noir sous mes yeux, lance un regard approbateur à mon reflet dans le miroir. Ce n’est pas vraiment la soirée de l’année, mais depuis les menaces de mort que j’ai reçu dans ma boîte aux lettres, je me dois de paraître à mon mieux à chaque sortie. Ce serait vraiment dommage de mourir en ressemblant à un sac à patates. J’attrape la veste en cuir qui traîne sur mon lit et rejoins Johnny dans le salon. C’est là que son apparence me saute aux yeux. Non pas qu’il soit moins beau que dans mes souvenirs, mais qu’est-ce que c’est que cette tenue ? Je penche légèrement la tête, un sourire au coin des lèvres :
« Je vois que tu t’es fait beau pour moi. »
Johnny est toujours beau de toute façon, bien que je le préfère tout de même dans sa version motard. C’est comme ça que je l’ai toujours préféré, même à l’époque quand il m’arnaquait, je n’aurais changé de dealer pour rien au monde. Il faut dire aussi que le plaisir des yeux a un prix, comme ce soir d’ailleurs. Une chance que j’ai du fric à ne plus savoir quoi en faire.
La porte s’ouvrit enfin. Quelques minutes de plus et je serais parti. Attendez, on fait pas perdre son temps à Johnny comme ça ! Bon d’accord, peut-être que c’était totalement faux et que j’aurais été capable de patienter toute la nuit, parce que j’ai donné ma parole. Les Cries of Hell ne plantent pas un client, surtout s’il paye bien. Puis bon, en souvenir du bon vieux temps. Peut-être qu’il existait une partie de ce bon vieux Johnny qui regrettait un peu d’avoir autant abuser de l’influence que j’avais sur Jay. Mais pas trop non plus. Quand on voit la fortune du type aujourd’hui, il n’y avait pas de quoi se faire un sang d’encre non plus. Je trouvais que c’était plutôt un bon compromis pour me “faire pardonner” que d’accepter de servir de garde du corps pour une soirée. Parce qu’on soit clair, ce n’était pas le genre d’activité habituellement pratiquée par les Cries of Hell.
La porte s’ouvrit enfin sur un Jay totalement essoufflé. Je le détaillai de haut en bas. Sa tenue était… Surprenante. Pas que ça lui aille pas, mais je ne m’attendais pas à voir Jay en simili-cuir. Je n’avais pas souvenir de l’avoir déjà vu dans un truc pareil. Après, je ne regardais pas son émission alors peut-être qu’il avait changé de style ou… C’était étrange tout de même. Est-ce que je devais faire une réflexion à ce sujet ? Oh, je ne m’en serais pas privé, si l’animateur TV de ne pris pas de vitesse avec une question d’autant plus perturbante. Je fronçai les sourcils, sans vraiment prendre le temps de réfléchir :
- Pourquoi ça ne se dirait plus ?
A ce que je sache, la censure américaine n’allait pas encore jusqu’à supprimer des expressions de sa langue, si ? Tout cela me dépassait totalement. Pourquoi Jay me demandait mon avis d’ailleurs ? Je m’en fout qu’il dise ce genre de truc ou non. J’aurais préféré qu’il me dise bonjour et s’excuse de m’avoir fait poireauter déjà ! Quel pignouf. Je rentrai quand même dans l’appartement, en le saluant :
- Bonsoir.
Et même pas il ne me répond ! Sa mère de lui avait jamais appris la politesse ? Putain, même chez les gangsters on connait ça. Au lieu de quoi, Jay me planta là en me demandant d’attendre encore un peu. “Love”. Ce surnom me fit lever les yeux au ciel. Il me prenait pour qui ? Je n’avais même pas le temps de répliquer qu’il était déjà reparti. Maintenant je comprend mieux pourquoi “courir comme le vent”. C’est vrai qu’elle sonnait un peu bizarre cette expression maintenant. Mais pas aussi bizarre que les trois paires d'œil qui s’étaient fixées sur moi. Par habitude, je leur adressais un regard peu commode chacun leur tour. Le chien à grandes oreilles resta à distance, mais le Samoyède s’approcha pour venir me renifler. Et ouais, je sais reconnaitre cette race, je suis pas un expert en chien, mais j’aime bien les Samoyèdes. Je me laissais attendrit et pliai les genoux pour tendre la main vers le chien blanc.
A mon plus grand bonheur, le Samoyède me laissa lui caresser la tête. Le sourire aux lèvres, je n’avais même pas remarqué le troisième petit chien qui me regardait… Je n’arrivais pas à identifier ce regard. Il avait l’air d’attendre quelque chose. En voyant Jay revenir, je me relevai et lâchai :
- Il est bizarre ton hamster.
Clairement, c’était trop petit pour être un chien ça. D’ailleurs, le hamster avait l’air vexé maintenant ou énervé. Je sais pas putain, je suis pas véto. Je me relevais en constatant que Jay avait pris le temps de mettre du khöl autour de ses yeux et une veste en cuir sur ses épaules. C’était le moment de faire une réflexion sur sa tenue, d’essayer de comprendre un peu la démarche. Mais encore une fois, il fut plus rapide et me pris de court. Perplexe, je répondis :
- T'emballe pas, je me suis habillé en conséquence.
Enfin j’ai essayé. D’ailleurs, il m’était plutôt clair que je faisais là référence à mon rôle de garde du corps. Il ne m’était pas venu à l’esprit que Jay puisse envisager ma compagnie autrement. Sa réplique était donc inattendue, mais pas si surprenante non plus quand on connaissait un peu le personnage. Il était capable de tout, à un stade où même moi, je pourrais trouver ça flippant. Heureusement, Jay ne traînait pas dans des affaires trop louche et au final, il était comme un petit chien, il aboyait plus qu’il ne mordait.
- Sérieux, c’est quoi cette tenue, c’est une soirée cuir-moustache ? T’aurais pu me prévenir…
J’affichai un sourire, je me moque mais ça lui allait bien ce style. De toute façon je pense que Jay c’est ce genre de type chiant qui pourrait avoir la classe même habillé d’un sac poubelle. Ouais, nan, je regarde pas son émission, mais j’ai bien vu quelques photos passer, et quelques vidéos, je vis pas dans une grotte non plus.
- Bon, j’ai besoin d’être briefé avant la soirée, genre il y a des trucs qu’il faut que je sache ? C’est qui les types qui t’en veulent ?
Un peu de sérieux. Il valait mieux que je sache à quoi m’attendre avant de partir. Pas que je craigne de devoir distribuer des gnons, mais autant que je les colle aux bonnes personnes. Hors de question qu’on ai des problèmes avec la justice. Je m’en suis toujours sorti jusque-là, c’est pas à mon âge que je vais aller faire de la zonzon.
Omg omg omg. Johnny est chez moi. LE Johnny. Ce même trou du cul qui m’a brisé le coeur à plusieurs reprises il y a de ça de longues années. Et cette enflure m’a fait le plaisir d’être encore plus beau en vieillissant. Il y a vraiment des choses injustes dans ce monde… si au moins il était devenu vieux et bedonnant, j’aurais eu moins de mal à me défaire de mon crush d’adolescent dévasté par les hormones. Mais je ne peux pas exactement lui dire que je voudrais qu’il me ravage le… Bref. Arrêtons d’y penser. Ce n’est pas le moment de dresser la tente, surtout avec un pantalon comme celui-ci. En revenant dans le salon et en voyant Johnny avec Barbara, j’ai presque eu envie de ne pas me faire entendre et de les regarder un petit moment, mais j’ai comme dans l’idée que mon partenaire de soirée m’a déjà attendu suffisamment pour ce soir, et je n’ai aucune envie de le voir partir juste parce que j’ai envie de l’admirer encore un peu. En plus de ça, Marlon nous regarde d’un sale œil et je n’ai aucun mal à comprendre ce qu’il essaie de faire passer : Vraiment Jay ? VRAIMENT ? Non seulement tu le rappelles mais en plus tu le ramènes ici ? Aies au moins l’obligeance de partir rapidement, les Feux de l’Amour vont commencer et je dois savoir si Tony finit avec Jennifer ou Clara. Tu sais que cette biatch l’a trompé avec Bryan ? Inconcevable. Il ne faut que la déclaration de Johnny pour me sortir de ma torpeur et je laisse échapper un GASP de choc :
« C’est un chien ! Marylin ne l’éco…. Ah trop tard, tu nous l’as vexée… »
On peut dire ce qu’on veut sur Marylin, mais cette chienne a plus de cervelle que beaucoup de républicains que j’ai pu rencontrer et elle comprend sans doute un peu trop bien ce qui se raconte sur elle. Voulant éviter la crise qui va sans aucun doute déborder dans un instant, j’attrape la chienne avant qu’elle ne s’attaque à la cheville de Johnny et qu’il ne la balance par la fenêtre. Je chuchote aux grandes oreilles de Marylin :
« Pas à lui. Il est dangereux. »
Et même si c’est sans aucun doute une partie de ce qui m’attire chez lui, il est hors de question que mes bébés en paient le prix. Je repose la chienne et celle-ci se détourne avec un petit huff de dédain. Je sais déjà qu’elle me le fera payer quand je rentrerai, mais pour l’instant, j’ai bien l’intention de profiter de chaque minute de Johnny, bien conscient qu’il n’est venu que pour l’argent qui lui a été promis. Je hoche la tête, solennellement :
« Ça te va très bien. »
Je me dis qu’il a fait des efforts pour moi, ou en tout cas pour la soirée, et je ne peux pas cacher que ça me fait plaisir. Il est beau. Je sais déjà que je vais faire des jaloux à la soirée, tout comme je sais aussi que ça va forcément finir dans les tabloïds demain. Je me tourne, fais admirer le motif de Punk Love avec des crânes sur l’arrière de ma veste :
« Tu kiffes ? C’est un cadeau de George Michael. »
Quel dommage qu’il soit décédé, on a passé de sacrés soirées ensemble et je suis sûr que Johnny l’aurait apprécié si on l’avait vu ce soir. Ce sont toujours les meilleurs qui s’en vont les premiers, et c’est une raison de plus pour veiller sur Johnny, même si techniquement ce soir c’est à lui de veiller sur moi… Chose qu’il ne tarde pas à me rappeler d’ailleurs et je reviens à la réalité, balayant l’ancien amant dans les souvenirs.
« Ah… oui, c’est vrai. »
Je passe à côté de Johnny pour aller chercher un carton d’une taille assez conséquente et la pose sur le comptoir de la cuisine :
« C’est toutes les lettres qu’on a reçu à l’antenne cette semaine : des lettres de menace, des insultes, des accusations… D’habitude je ne m’en formalise pas trop, mais quelqu’un a aussi cloué un rat mort sur la porte du QG de l’association, on a cassé toutes les vitres et vandalisé les lieux. »
Mon coeur se serre à cette idée. C’est une chose qu’on s’en prenne à moi, mais c’est autre chose que d’attaquer l’association quand celle-ci est souvent le dernier refuge de jeunes en difficulté. Je sais que c’est moi qu’on cherche et je n’ai pas l’intention de me cacher. On m’a de toute façon déjà fait tous les affronts, il ne risque plus qu’à mettre fin à mes jours pour que la boucle soit complète. Ils trouveraient quelqu’un d’autre à haïr, certainement, mais une fois que je ne serai plus la figure de proue de l’assoc’, celle-ci retombera dans une obscurité relative et protectrice. Je lance un regard à Johnny :
« Je ne vais pas me faire tout petit juste parce que des gens ont l’esprit aussi étroit que le cul d’une vierge, je n’ai pas l’intention de céder face à leurs menaces. C’est là que tu rentres en jeu, ils n’oseront jamais s’en prendre à un membre de gang, ce n’est pas vraiment l’oeuvre de personnes courageuses. »
Pff, on peut pas appeler ça un chien, vous avez vu la gueule de ce truc ? Si c’est pas un hamster, c’est une sorte de cochon d’inde ou de rat domestique. Clairement, c’est juste un rongeur avec trop de poils. Et un sale caractère en plus. J’en avais sincèrement rien à péter d’avoir vexé le “chien”. S’il a un problème, je pouvais l’envoyer valser d’un coup de pied dans l’oignon et on serait tranquille. Pendant une seconde, je cru que mon rêve se réaliserai, mais Jay fut plus rapide à sauver son hamster en le prenant dans ses bras. Je sais pas ce qu’il lui avait dit, mais clairement, ça avait convaincu la bestiole à aller faire sa vie ailleurs.
Est-ce que ça se voyait que je ne savais pas prendre un compliment ? Je haussais les épaules. Bien sûr qu’il m’allait bien ce costume, c’était quand même du sur mesure, il m’avait coûté un bras. C’était un investissement, il me suivrait jusqu’au cercueil. Contrairement à Jay, je doute qu’on l’enterre dans sa veste en cuir. Je masquai ma surprise. Georges Michael ? Rien que ça ? Putain… Ça devrait pas m’étonner en réalité. Jay était connu dans le showbiz, mais quand même. Je hochai la tête :
- Ouais, elle est pas mal.
J’étais à mon max du compliment là. Bon peut-être que je trouvais le “Punk Love” un peu stupide. Le mouvement punk n’avait pas grand chose à voir avec l’amour, associer les deux était étrange. Mais j’imagine que c’était exactement le genre de bizarrerie qui plaisait dans le domaine de Jay. Dans l’ensemble, le design était plutôt cool, il fallait le reconnaître. J’étais pas un grand fan de Wham! mais il fallait reconnaître que Georges Michael avait un certain style. Bon et c’est pas le tout de parler style, j’étais là pour bosser. Apparemment Jay l’avait oublié aussi. Il me sortit sans trop de mal un carton rempli de lettres en tout genre. Sans me poser de question, j’en attrapai une pour le lire.
- Ah ouais, c’est assez salé. Un rat mort ? Pff… Amateurs.
Ca sentait les connard homophobe à petite bite à plein le nez. Sérieusement, s’ils avaient un problème qu’ils viennent donc le dire en face, plutôt que d’essayer de faire peur à tout le monde avec leur lettres stupides et leurs actes de vandalisme d’ado en quête d’adrénaline. Oh putain, j’espérais tellement en choper au moins un ce soir. Je lui montrerai ce que c’est que de faire passer un message. J’avais déjà quelques idées en tête qui me faisaient sourire en coin. Les auteurs de ces lettres n’étaient pas prêts pour ce qui allait leur tomber dessus.
- T’as bien raison. Il faut pas leur donner quoique ce soit à ces fils de chienne. J’aimerai bien les voir essayer de s’en prendre au Cries tient, ils tomberaient de haut. Finalement peut-être que la soirée va être plus fun que prévu.
Ouais, passer des heures à boire et à faire bonne figure, c’était pas trop mon truc. Par contre péter des gueules et faire pleurer des homophobes ? Oh ouais, là on parlait ! Après, si ma simple présence suffisait à les effrayer, c’était pas trop mal non plus. Mon drôle évidemment, mais le job serait fait quoi.
- Mais t’as pas peur qu’ils tentent de s’en prendre à toi à la seconde où je serais plus là ?
Ce n’était pas pour me jeter des fleurs sur ma capacité à intimider les foules. Simplement, bah, on prend la température de la situation quoi. Jay avait payé pour que je le protège ce soir, qui nous dit que c’est pas demain qu’on l’attendrait au tournant ? Même s’il me faisait chier, je crois que ça me ferait encore plus chier que Jay s’en prenne plein la gueule en mon absence.
- Sinon, c’est où le QG de ton asso ? Je peux peut-être demander à quelques gars de garder un œil dessus.
Sans parler de protection à plein temps, mais j’avais pas mal de contact en ville. Même si toutes mes connaissances n’étaient pas des anges et certains étaient peut-être assez homophobe aussi, on va pas se le cacher, ils rechignaient jamais à aller taper d’autres gars. Puis de ce que je me souvenais, l’asso de Jay c’était un truc pour les jeunes. Personne n’aime qu’on s’en prenne aux jeunes.
C’est une histoire somme toute, toute bête. Un jeune qui découvre la coke à une soirée et qui devient vite accro, loin de la sécurité du domicile familial, qui rencontre un dealer un peu trop charmant pour le bien du jeune qui finit par en tomber amoureux. Évidemment, dans mon histoire, le dealer s’en rend compte et en profite pour lui en vendre toujours plus au jeune qui tombe un peu plus en décadence… Ce n’est bien que quand j’ai été pris sur le fait avec mon boss par sa femme et que l’affaire a éclaté, que je n’ai compris que je déconnais. J’étais très jeune quand j’ai été placé à la face du monde, très jeune quand j’ai dû faire face à l’impuissance que je ressentais en voyant mes amis souffrir, très jeune quand mon boss m’est tombé dessus avec d’autres idées derrière la tête. Je suis trop vieux pour les regrets et de toute façon, je ne crois pas que je changerais quoi que ce soit à ma vie si j’en avais l’occasion. J’ai le privilège de pouvoir dire et faire ce que je veux, de pouvoir agir pour du changement, concrètement. C’est une opportunité qui ne se refuse pas !
Une opportunité qui vient avec plein d’avantages, comme rencontrer pas mal de gens incroyables, comme George Michael. Et à entendre Johnny, je vois bien que ça lui en bouche un (petit) coin. Dans le genre « comment ça tu t’es tapé George Michael ??? » et un large sourire vient se dessiner sur mon visage tandis que je minaude :
« Mais ouais, tu kiffes, je vois bien ! »
Peut-être que je suis insupportable. C’est vrai qu’on a tellement souvent essayé de me faire taire que c’est devenu impossible avec le temps. Quand j’ai quelque chose à dire, je le dis et c’est sans doute ça qui énerve autant ces connards homophobes.
« N’est-ce pas ? C’est du niveau Jared Leto à ce point-là, ce qui est tout de même assez ridicule. »
Ce type je ne l’ai rencontré que deux ou trois fois mais je l’ai trouvé au comble de l’exaspérance. Impossible de dire deux mots sans qu’il essaie de se montrer « edgy » et « original », deux adjectifs pour lesquels il a tapé à côté à chaque fois, devenant juste une image cringe et même pas un dégueu.
« Love, enfin, ils n’auraient jamais les couilles de s’attaquer aux Cries… ils n’arrivent déjà même pas à nous faire face, alors tu penses bien qu’un gang, les gars se pisseraient dessus… »
Je préfère ne pas relever pour la soirée. J’ai dans l’idée que Johnny aimerait que nos attaquants nous tombent dessus, mais je dois avouer que si je pouvais passer la soirée sans drama et simplement profiter de la compagnie de Johnny, je serais plutôt content. Voir très content. Voir très très content. Johnny me ramène à la réalité de ma situation, et je hausse les épaules :
« Ce qui doit arriver arrivera. Tu ne seras pas toujours là pour me protéger, et je n’ai pas l’intention de me cacher, alors j’ai juste l’intention de profiter de la soirée ! On verra de quoi demain sera fait. »
Je ne suis pas du genre à m’inquiéter pour mon avenir. Pour celui des autres, ça oui, mais pour moi, à quoi bon ? J’ai accepté depuis longtemps que de nombreuses personnes n’attendent que ma mort, dont certaines sont très déterminées et même si je n’ai pas l’intention de crever tout de suite, tout le monde doit y passer un jour, pas vrai ? J’ai eu la chance de pouvoir faire tout ce que je voulais et de rester intègre face à mes valeurs, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Toutefois mon regard s’illumine aux propos de Johnny et je ne peux m’empêcher de me rapprocher de lui, la reconnaissance faisant battre mon cœur. À moins que ce ne soit la proximité ?
« C’est vrai ? Tu ferais ça ?? Le QG se trouve sur Eastern Avenue, près du parc, on s’est dit que c’était le meilleur moyen de rester près des jeunes que de s’installer près du campus. »
Une part de moi voudrait lui faire un câlin tellement ça me fait plaisir qu’il propose ça, mais l’autre part se dit que c’est probablement signer mon arrêt de mort… quoi que j’eus souvent distribué des câlins à Johnny quand j’étais jeune et défoncé. Bah ! Au diable ! N’attendant pas plus longtemps, je referme mes bras autour de sa taille et pose la tête contre son torse. Ce n’est qu’en entendant son coeur battre que je reprends :
« Merci. C’est vraiment important pour ces jeunes, ils n’ont souvent nulle part où aller et aucun sentiment de sécurité. L’assoc’ est le seul endroit où ils peuvent se réfugier. »
J’ai difficilement les mots pour dire à quel point c’est important pour moi.
Il ne restait qu’à prier pour que toute la soirée ne ressemble pas à une espèce de défilé où tout le monde allait vouloir me montrer sa tenue en me décrivant pièce par pièce d’où elle venaient. Je n’aurais pas cette patience. Et encore là, ça va, parce que c’était Jay, parce qu’il me montrait une veste en cuir, il s’agissait de domaine qui m’étaient encore un peu familier. Bordel, dans quoi est-ce que j’allais mettre les pieds ? Ça me rendait presque fou de pas savoir. Et évidemment, qu’elle était cool cette veste, pas au point de dire que j’en étais jaloux, mais j’allais pas cracher dessus non plus. Levant les yeux au ciel, en guise de réponse, pas question que j’alimente l’ego de Jay. Il le faisait déjà très bien tout seul. Si ça lui faisait plaisir de penser que j’adorais sa tenue, qu’il se fasse plaisir. J’étais pas là pour jouer les jury d’une émission de mode.
Par contre, râler sur des connards d’homophobe, ça, c’était un domaine où je pouvais briller. Bon par contre, vous ne direz pas à Jay que j’avais pas saisi le rapport avec Jared Leto. Je savais que c’était un acteur. J’avais vu Fight Club et Suicide Squad où il était dedans. Mais après, c’était très vague pour moi. Est-ce qu’il était bizarre comme type ? Pour jouer dans ces deux films, ce n’était pas impossible. De toute façon, de mon avis, Hollywood c’était une belle merde. L’industrie du cinéma c’était une usine à connards. C’est pour ça que je ne lisais pas les torchons plein de ragots et me contentais de regarder les films quand ils sortaient au cinéma ou passaient à la télévision. Je suis trop vieux pour me prendre la tête avec les problèmes stupides de stars que je croiserai jamais dans la rue.
- Ouais, c’est bien dommage. Si tous les connards pouvaient venir frapper directement à notre porte, ce serait plus simple.
On gagnerait un temps considérable, mais en même temps, j’ai bien peur que ça se cesse jamais de frapper à la porte. On avait un beau ramassis d’ordures dans cette ville, n’empêche. Et les Cries étaient loin d’être des anges, alors peut-être qu’il y aurait un côté un peu contre-productif à l’affaire. Puis on avait notre ‘commerce’ à gérer aussi. On pouvait pas toujours jouer les chiens de garde, sinon qui allait fournir sa poudre favorite aux habitants de Fall River ? Pour l’intérêt de tous, il serait préférable que ces putain d’homophobes restent chez eux ce soir et à jamais même. Mais plus je lisais ces lettres de menace, plus je brûlais d’envie de péter des gueules là. Je fini par arrêter de lire d’ailleurs, parce que sinon, j’allais passer ma soirée sur les nerfs. C’était peut-être déjà un peu le cas, mais autant pas empirer le truc.
- Oui c’est sûr, t’as bien raison. Mais en même temps, si on leur donne une bonne leçon, tu dormiras mieux la nuit pour sûr.
Je n’étais pas sûr que Jay fasse des insomnies à cause de quelques menaces. Il n’avait dit lui-même que c’était loin d’être les premières. C’est juste qu’en ce moment, c’était particulièrement récurrent et que son asso avait été visée. Sérieusement, c’est quel niveau de lâcheté ça que d’aller s’en prendre à des jeunes ? Et même pas à eux directement en plus, juste aller casser des vitres, histoire de faire bien chier tout le monde.
- Evidemment sinon je proposerai pas. Ça me fait chier qu’il existe des connards pareils qui s’en prennent à nos jeunes. Bon ça va, c’est un quartier que les Cries couvrent pas mal, ça devrait pas être trop compliqué de trouver du monde.
Clairement, l’Est de la ville, c’était de territoire des Cries. Ce qui faisait d’autant plus chier. Comment on avait pu laisser un truc pareil se passer ? Putain, ce gang avait définitivement trop le nez dans ses labo là, il était temps qu’on en sorte. Je me rappelais d’une époque où tout le monde se tenait à carreau par crainte de se faire reprendre par les Cries. Aujourd’hui, on passait plus pour une bande d’intello qui pleurnichent à la première égratignure. Je vous jure, si ça ne tenait qu’à moi, on en serait pas là. Ouais, je sais, c’était bien beau de se plaindre, j’aurais pu quitter les Cries et rejoindre les Devil’s Decipe avec qui je m’entendais bien, ou les Iotas. Mais même si nos jeunes recrues me rendaient fou, c’était la famille, je pouvais pas partir comme ça.
J’étais déjà en train de préparer mon plan mentalement. Qui contacter, que mettre en place et où. Je m’en foutais pas mal si je n’avais pas l’approbation du boss. Il était question de protéger nos jeunes, de ramener la paix dans notre quartier, il pouvait pas me dire de ne pas agir sans se placer lui-même dans le même camp que les homophobes. Et croyez-moi que, s’il faisait ça, j’allais lui faire bouffer ses dents une par une. Puis personne ne dit à Johnny ce qu’il doit faire ou non. J’ai passé l’âge des réprimandes. Je pensais avoir passé l’âge des accolades soudaines aussi. Jay me prit au dépourvu en me sautant dessus pour me serrer dans ses bras. Sur le coup je ne le repoussais, mais je ne lui rendit pas pour autant.
- Hm. De rien.
Qu’est-ce que vous voulez que je dise de plus ? Comme la situation devenait embarrassante, j’accordais à Jay une tape amicale dans le dos avant de le saisir par les épaules et le repousser doucement. Enfin, dans la mesure où j’étais capable d’être doux.
- Bon, maintenant que ça c’est fait, on y va à ta sauterie de bobo ? Vu ta tenue, j’imagine que je suis garde du corps et chauffeur ? T’as un casque ?
Les seuls mecs qui s’habillent autant de cuir, soit ils font de la moto, soit du BDSM, je vois pas d’autre solution et comme j’avais pas envie d’imaginer Jay dans la seconde… D’autant que ça me dérangeait pas de conduire, au contraire, j’adore passer du temps avec Mama Johnny. Ça faisait juste chier pour le retour, parce que ça voulait dire que j’allais devoir surveiller ma consommation et aussi celle de Jay. Parce que s’il tenait plus debout, il y avait peu de chances pour qu’il tienne derrière moi en moto. C’était pas irréalisable non plus. Mais c’était jamais agréable de conduire avec un passager derrière qui manque à manger le béton tous les cents mètres. Puis il était hors de question que je rentre en taxi, abandonnant ma belle Harley sur place. Quoique, je pouvais aussi jeter Jay dans le taxi et le laisser se démerder. Enfin, ce sera le problème pour plus tard.
- Allez, en route mauvaise troupe !
On avait bavardé assez longtemps, pas que je m’inquiète qu’on arrive en retard, le moins je passais de temps là bas, mieux ce serait. Mais ça m’insupportait ce genre de moment où on tourne en rond juste avant de mettre les voiles. Sans compter que Mama Johnny nous attendait toute seule en bas.
Cette association pour les jeunes, c’est vraiment ce que j’ai fait de mieux dans ma vie. Moi qui me suis toujours trouvé privilégié et qui ai profité de tous les systèmes dont quelqu’un peut disposer pour réussir, je n’ai jamais eu à me plaindre de quoi que ce soit. Bien sûr il y a eu les scandales et les abus, l’homophobie, rampante, dans le milieu, à peine cachée par des mecs qui pensaient que parce que je suis gay j’ai forcément envie d’eux. Ce qui, admettons-le, a été plutôt rare pour ne pas dire inexistant. Et puis le drame de la femme de mon boss, qui passe des mois à pétitionner contre moi sous prétexte que j’ai ‘corrompu’ son mari. Mari qui était lui-même venu me chercher et ça, la chaîne l’a bien compris, quoi qu’elle m’eût quand même viré si je n’avais pas été si populaire auprès du public. La presse me déteste ou m’encense. Les protestations devant les bureaux de la chaîne pour qu’on me fasse dégager parce que j’ai brisé un mariage ou parce que je suis gay, les deux excuses sont bonnes à leurs yeux. Seul aux Etats Unis, les rares amis que je m’étais fait me tournent le dos, ma famille est là, mais tellement loin, sur un autre continent, inaccessible. La cocaïne régule mes nuits et mes jours, je tente de m’en sortir, de faire face à l’addiction, à la culpabilité qui ruisselle sur mon estime de moi, de me lever tous les jours, d’accepter avec le sourire qu’on me demande de faire un break de quelques semaines, juste le temps que les choses se calment.
Je n’ai nulle part où aller, mon boss continue à m’envoyer des messages, demande que je continue à faire ce que je faisais avec lui, me dit qu’il pourra arranger les choses pour moi, s’énerve devant mon silence, puis attend devant mon immeuble, tente plusieurs de rentrer dans mon appartement. Johnny est le seul à être là, la cocaïne coule dans mes veines, matin comme nuit, je m’écroule dans mon lit en me disant que j’ai dû faire un mauvais rêve. Je me demande si je vais rejoindre le club des 27 en me disant « c’est pas réservé aux rockstars ce club ? » et moi, qu’est-ce que j’ai fait de si extraordinaire ? Je croyais pouvoir atteindre les hautes sphères, pouvoir faire un véritable changement sur les mentalités, sur l’état du monde. Dans mon lit, le soir, je me surprends parfois à pleurer, j’évite les coups de téléphone. Je commence à me demander si je devrais pas mettre ma vie en suspens, indéfiniment. Je commande à Johnny une dose importante, lui dis que je prépare une sacrée soirée, et Johnny ne pose pas de questions. N’en a jamais posé. Je redoute le moment. Quand on est jeunes, on se croit invincible, increvable mais ces convictions ont fini par disparaître en moi. Je me sens brisé. Et puis un jour, Nora arrive à ma porte. Une des rares personnes qui ne m’a jamais lâché, ma productrice. Elle dépose un carton, me dit d’y jeter un œil quand j’aurais le temps. Du temps, je n’ai que ça et en ouvrant le carton, des milliers de lettres. Des mots d’amour, des remerciements, des larmes, de l’espoir venant des quatre coins du pays. Ceux qui se pensaient seuls, haïs, ceux qu’on a rejeté pour le simple fait d’être différents. Autant d’histoires différentes, toutes empreintes d’une souffrance similaire à la mienne et pourtant… pourtant je sais que j’ai le pouvoir de changer ça. Alors cette association… pour tous ces jeunes qui se trouvent en difficulté, seuls, perdus… S’il y a une chose qui doit survivre après moi, c’est bien ça. Mais tout ça, je vois bien que je n’ai pas besoin de l’expliquer à Johnny, quand je vois la colère poindre dans son regard. Je hausse les épaules :
« Oui bien sûr… mais c’est surtout que je voudrais survivre au moins assez longtemps pour faire placer des équipements de sécurité au QG, et que la prochaine fois que ces connards s’en prennent à nous, ils ne s’en sortent pas aussi facilement. »
Ce n’est pas comme si la police en avait grand-chose à foutre à ce point. Je suppose que beaucoup considèrent l’association comme un truc de bobo gaucho qui ont besoin d’une œuvre caritative pour leur image. Alors l’idée d’avoir Johnny pour surveiller nos arrières, lui et les Cries of Hell, j’avoue que ça me remplit d’une gratitude qui ne peut se manifester que par un câlin. Je n’ai plus fait de câlin à Johnny depuis les années 90, mais le feeling n’est pas oublié et quand je me retrouve contre lui, sa chaleur et son odeur sont réconfortantes, comme retrouver un vieil ami. Le contact ne dure pas longtemps, mais juste assez pour me faire retrouver le sourire. Parce que je sais que mon association est en sécurité. Et parce que j’ai retrouvé Johnny. A nos âges, j’avais bien cru que c’en était terminé.
« J’ai un casque oui. »
Je ne dis pas à Johnny que j’avais prévu de nous faire conduire en taxi, soit parce qu’il a l’air trop heureux de conduire sa moto, soit parce que j’en profiterai lâchement pour me coller à lui sur celle-ci. Les deux hypothèses ne sont pas incompatibles cela dit. Cette soirée est autant pour ma sécurité que pour mon plaisir de la partager avec Johnny, bien que je n’ai aucun mal à deviner ce qui se trame dans sa tête et ce qu’il pense de la réception où on va se rendre. Voyant qu’il veut qu’on s’y mette, je lui montre l’adresse sur mon téléphone :
« Tu sais où ça se trouve ? »
Un hôtel de luxe en plein milieu de la ville, là où les riches du coin se regroupent parfois, une fois ou deux par an pour des soirées à base de drogues, de networking, d’alcool et parfois d’orgie dans les premières chambres. Je ne suis pas sûre que le lieu soit vraiment au goût de Johnny, mais je suis sûr qu’il se détendra un peu après une ou deux coupes du meilleur champagne. Je file chercher mon casque dans ma chambre et lance un dernier baiser à mes bébés, les sachant parfaitement heureux et en sécurité en mon absence. Puis j’adresse mon plus beau sourire à Johnny :
« Allons-y, je te suis ! Je suis sûr que tu vas kiffer, même juste un peu… C’est vraiment un truc de barrés. »
S’il fallait partir en croisade contre ces putains d’homophobe, j’étais volontiers de la partie. Fall River était ma ville. Il était hors de question qu’elle se fasse envahir par des connards intolérants. Quoi ? Comment ça c’était hypocrite de ma part ? C’est pas parce qu’on vend, fabrique ou consomme de la drogue qu’on va cracher sur le mode de vie des autres. Rien ne justifiait les actions de ses connards. Ouais, j’ai des principes et toute cette ville devrait les suivre. Je dis pas que ça amènerait la paix dans le monde, mais au moins chacun s’occuperait de son cul et les hortensias n’en seraient que plus beaux. Jay avait bien fait de me parler de ses problèmes. Avec les Cries comme protecteurs, plus personne n’oserait s’en prendre à son association.
Je vois même pas pourquoi il aurait besoin d’installer un système de sécurité. Encore ces merdes technologiques là. Franchement, ce serait jamais aussi efficace qu'un bon coup dans les valseuses. Là, au moins, le gars il pige et refout pas les pieds dans ta propriété. Comme si un truc qui fait “bip bip” pouvait faire peur à qui que ce soit. “Mais Johnny, ce bip il appelle la police !” gni gnia gnia… La police, putain, cette bande de branquignol qui passe son temps à courir après les gangsters et à les relâcher parce qu’ils sont pas fichus de faire leur job correctement et de trouver des preuves tangibles. Puis avec toutes les conneries administratives qui prennent des siècles, ton gars il a le temps de ravager ta maison et d’en voler tous les meubles jusqu’au dernier grain de poussière avant qu’un agent ne débarque. Alors que mon petit gars, si t’as des Cries en faction dans le coin, en deux minutes le problème est réglé.
- Mouais. Je crois pas à l’efficacité de ces conneries te prends pas la tête. Maintenant les jeunes, il te détourne les systèmes de sécurité en un claquement de doigt. Notre protection c’est tout ce dont t’as besoin. Personne osera vous faire chier et si besoin, j’ai quelques potes chez les Iotas…
Pour un gang, on peut dire que les Cries étaient calmes. J’aurais même dit qu’on était devenus de vraies chiffes-molles avec nos petits chimistes à peine sortis du berceau, mais bon. Auprès du reste de la population, on était quand même un gang et ça suffisait pour les effrayer, puis on avait encore quelques membres prêts à casser des culs. Une petite pensée pour Rory. Cette gosse ira loin, c’est moi qui vous le dit. Par contre les Iotas, que ce soit parmi les gangs ou la population, tout le monde savait que ces mecs étaient des tarés. Ils n’avaient pas froid aux yeux et se les mettre à dos, c’était signer son arrêt de mort. Donc si la menace des Cries of Hell ne suffisait pas, je vous fais pas un dessin.
Bon allez, j’étais pas venu pour jouer les bisounours câlinous. Il était bien mignon Jay, mais on avait une soirée à assumer. Pas que j’ai hâte d’y aller, mais j’avais surtout hâte qu’on en finisse et d’aller me pieuter après. Faire le trajet avec Mama Johnny était tout de même un plus dans cette soirée. En plus, Jay était bien équipé pour entre sa tenue en cuir et le casque, ce serait ridicule d’appeler un taxi. Lorsqu’il me montra l’adresse de l’hôtel sur son téléphone, je dû attraper ce dernier pour le rapprocher de mes yeux et lire. Je suis pas stupide, je sais lire. Cependant, j’étais un vieux borné. J’avais des lunettes que je n’emportais jamais avec moi. Lion devait être une des rares personnes qui savait que sans mes binocles je ne pouvais pas lire grand chose sans devoir me coller le nez au livre et me choper un mal de crâne en quelques minutes. Je vous jure, la première fois qu’il avait vu la taille des caractères sur mon portable, Rune s’était foutu de ma gueule. Mais qu’est-ce que vous voulez, c’est ça de vieillir aussi. Bref, je rendis son téléphone à Jay :
- Ouais, ouais, je vois où c’est.
Il me prenait pour qui ? Ça faisait bientôt soixante ans que je vivais dans cette fichue ville. Évidemment que j’en connaissais le moindre recoin. On la fait pas à ce bon vieux Johnny ! Je pris place sur ma moto et fit signe à Jay de s’installer derrière, alors qui me vantait sa sauterie, là.
- Ouais, bah on verra quand on y sera, hein. Accroche-toi bien.
Lorsque mon passager fut installé, ses bras autour de moi, je fis vrombir le moteur. Ah, ce doux bruit. Je souris sous mon casque avant de mettre les gaz. En quelques minutes à peine, nous arrivâmes à destination. Hey j’espère qu’il y a pas un type qui va vouloir garer ma moto à ma place. Personne ne touche à Mama Johnny ! De toute façon, je ne laissai pas le choix. J’allais me garer sur le parking de l’hôtel et personne vint me faire chier. Et une fois ma Harley bien attachée à son anti-vol, je suivi Jay, casque à la main vers l’entrée. Nous n’étions définitivement pas les seuls invités. D’autres arrivèrent en même temps que nous.
- Putain, mais en fait je vais être le seul con en costard ce soir, c’est ça ?
Tout le monde avait des tenues incroyables. Des trucs tellement complexes que je saurais comment les décrire. On se serait cru à la fashion week, là. Je regrettais pas trop mon costard à vrai dire, parce que j’aurais sans doute eu l’air d’un con si je portais la tenue de ce type là, cette espèce de tenue de ski qui se finissait en sarouel. C’était à n’y rien comprendre, pas si dégueulasse en vrai, mais c’était bien trop étrange pour le vieux Johnny. Mon véritable regret, c’est que j’aurais pu venir en jeans et veste en cuir que personne n’aurait tiqué quoi. Bon, si la route c’était mon domaine, on arrivait dans l’univers de Jay, alors je le suivais docilement en essayant de ne pas trop fixer les tenues extravagantes de chacun.
Quand on est dans ma situation, les solutions sont limitées. On pourrait croire qu’avec tout ce fric et cette influence, je pourrais faire ce que je veux, faire arrêter n’importe qui, me payer les meilleurs services de sécurité… Mais le fait est que je dois considérer la réputation de l’association dans tout ce bazar. Je ne peux pas me permettre de réduire la terre à feu et à sang si je veux que les gens soient sympathiques à notre cause. Je dois la jouer plus finement que ça. Je dois prendre des précautions, agir discrètement et m’assurer que mes jeunes ne seront plus jamais la cible de gens qui souhaitent leur faire du mal pour leur différence. En 2023, on pourrait croire que ce combat a déjà eu lieu, et qu’il est largement enterré, et pourtant… combien de personnes se sentent invulnérables dans leur haine ? Combien viennent protester avec des cartons devant les portes de QG, et combien de jeunes sont détournées de leur passage par peur d’être la cible de cette haine surdimensionnée ? Pour moi qui suis pourtant amiral des mots, j’ai encore du mal à les trouver pour exprimer la souffrance que la jeunesse LGBT subit encore aujourd’hui. Je ne sais pas bien si Johnny se rend bien compte du fait que sa protection veut dire beaucoup pour nous...Il m’assure que l’assoc’ n’a besoin que de la protection des Cries of Hell, et même si je ne doute pas de l’efficacité d’un gang à nous protéger, je ne peux pas lui demander de nous protéger pour toujours. Or j’ai besoin d’une protection de longue durée. Une protection qui ira au-delà de ma vie et de celle de Johnny. Et j’explique ainsi :
« Prends ça plutôt comme une sécurité supplémentaire. Je sais que tu ne crois pas à la justice pénale, mais plus j’ai de moyens de protéger l’association, plus je me sentirais rassuré. »
Souvent on vous dira que le plus est l’ennemi du bien, mais je ne suis pas d’accord. Je ne veux pas laisser mes jeunes à la merci d’un quelconque homophobe qui se prendrait pour plus haut qu’il n’est. Je ne suis pas du genre narcissique mais je sais quel poids a mon opinion dans le destin commun. Je ne note même pas que Johnny traîne avec l’un des gangs les plus dangereux de Fall River. Probablement car j’ignore tellement de choses sur Johnny. Je sais que c’est sa belle gueule qui m’a fait tomber pour lui en premier lieu, mais c’est tout le reste qui m’a rendu amoureux. Il a toujours été charmant, généreux, un flirt, un sauveur quand j’en avais besoin. Tant de choses en lui que je n’ai jamais réussi oublié, malgré mes conquêtes et les siennes. Mais toute cette soirée n’est pas du tout portée à ça. Bien sûr, la protection de Johnny est sans équivalent, mais tous les membres des Cries of Hell aurait pu assurer ma protection. Je voulais Johnny. Je voulais passer du temps avec lui, en apprendre plus sur lui, profiter un peu de ces moments. Certes la soirée n’est pas un endroit où il se détendra et je le sais, mais je sais aussi que Johnny refusera de go si je lui propose un rendez-vous. D’ailleurs on ne tarde pas à arriver à l’hôtel et j’ai tout juste eu le temps de profiter du corps de Johnny contre moi. Je suis presque déçu que ce soit déjà fini, mais je n’en fais pas montre. Au lieu de quoi, je retire mon casque et le cale sous mon bras avant de lancer un regard approbateur à Johnny :
« Moi je trouve que tu as l’air formidable. »
La sincérité dans le ton de la voix, je me détourne pour lancer un coup d’oeil à l’hôtel où, déjà, divers invités se précipitent. Il me faut un instant. Un instant où, perdant mon sourire, j’inspire profondément. C’est le moment de ressortir le professionnel et après cette longue inspiration, je me pare de mon sourire parfait, celui que je réserve aux gens à qui je dois plaire, bien loin de l’authentique timidité que j’ai affiché auprès de Johnny. Nous entrons. Aussitôt, nous voilà submergés par quelques flash photos, puis par un tas de gens qui souhaitent me dire bonjour d’un air adulateur, comme s’ils étaient surpris de me trouver là quand je sais pertinemment que c’est ma présence qui a motivé certains à venir ici ce soir. J’affiche mon plus beau sourire, serre les mains qu’on me tend, embrasse les joues qu’on me tend et accepte avec nonchalance ces compliments faux qui cachent une douce amertume. Il n’y a que quand Vivianne Solaris s’arrête devant nous que je me stoppe sur mon chemin.
« Oh Jay, tu as une mine d’enfer, il faudra que tu me recommandes ton chirurgien ! »
Je ne dis rien, me contente d’un rire placide quand je n’ai jamais eu recours à la chirurgie. Vivianne est du genre à chercher le conflit et je la connais depuis trop longtemps pour ne pas le voir venir.
« Tu es venu en bonne compagnie, dis donc ~ »
Et sur ces mots, elle tend sa main ferrailleuse vers Johnny et mon alerte sonne automatiquement. Mes doigts se referment sur son poignet, l’empêchant de toucher Johnny. Je ne sais si je protège Johnny ou Vivianne dans ce geste mais il est hors de question que je la laisse le toucher, ou qu’il lui déboîte le bras comme elle le mérite :
« On regarde mais on ne touche pas. »
Vivianne a l’air confuse, un instant, puis elle retire sa main et éclate d’un rire cristallin :
C’est des conneries les systèmes de sécurité. Juste un gouffre financier et un vrai nid à magouilles. Après, si Jay avait des problèmes avec, je l’aurais prévenu. On peut pas faire confiance à la technologie. Mais je n’allais pas me lancer dans un débat. Je ne suis plus tout jeune, mais ce bon vieux Johnny n’en est pas encore au stade du radotage. Par principe, je ne répétais jamais deux fois mes avertissements. Si t’as pas compris au premier, tant pis pour toi mon gars, les cotons tiges ça existe, ça coûte pas si cher, alors t’investi quelques dollars, tu te nettoies les oreilles et t’ouvres grandes des esgourdes quand je te cause. Après si Jay avait des difficultés avec ses appareils, je pourrais bien demander un coup de main à Rune. Pas qu’il m’en doive une, mais c’était pas un gars difficile tant qu’on y mettait le prix.
Suite à cette conversation, je me demandais quel type de sécurité utilisait l’hôtel. Juste pour faire chier j’aurais pu contacter Rune pour pirater leur système, ça aurait été drôle de voir paniquer toutes les starlettes. Mais ça me coûterait cher la blague. Et il ne fallait pas que je perde de vue mon objectif principal : la protection de Jay. Donc il valait mieux éviter de créer des mouvement de foule ou des panique générale, sinon je risquais de le perdre de vue. Surtout quand je voyais le nombre d'invités et les tenues extravagantes que certains portaient, si je perdais Jay là-dedans ça allait être coton pour le retrouver. Je grognai au compliment du présentateur en levant les yeux au ciel.
- C’est pas tant une question d’être formidable ou non. J’ai passé l’âge de complexer sur mon allure. J’aurais juste aimé passer un peu plus inaperçu.
Plus on se fondait dans la paysage, moins on risquait de s’attirer des problèmes. Bon même s’il était hors de question que je porte autre chose que ce costume ou un combo jeans/tee-shirt… puis le mal était fait, ce n’est pas maintenant qu’on allait faire demi-tour et rentrer à la maison. Puis je réalisai bien vite que je vienne en costard, en tutu à plumes ou à poil, l’effet aurait été le même. C’est Jay qui attirait les foules et mon visage inconnu attisait la curiosité. Il y eu plusieurs flash avant notre entrée de l’hôtel, putain, j’espérai que les tabloid allaient pas trop exposer ma gueule. Quoique, j’étais peut-être avec Jay, mais j’imagine qu’il y avait quand même des histoires de droit à l’image qui s’appliquait quand on était pas est pas un personnage public, non ? Putain, je n’étais pas une bille en droit en plus. Mais je ne m’étais pas renseigné sur cet aspect là. Si Jay me demandait de l’accompagner pour d'autres soirées, ce serait pas mal que j’aille à la pêche aux infos.
Je m’apprêtai à demander à Jay son avis, mais il était déjà là à saluer tout le monde. Pour la conversation on repassera. Je serrais quelques mains aussi poliment. J’avais aucune idée de qui étaient ces gens. Il y avait bien quelques têtes qui me parlaient, mais je n’arrivais pas à me rappeler si je les avais vues sur mon écran, sur une couverture de magazine ou dans une ruelle mal éclairée lors d’un deal. J’étais pourtant certain qu’on avait un bon nombre d’addicts dans la salle. Pas la peine d’être un expert pour les reconnaître à leur attitude. Bienvenue dans le showbiz. Jusque là, c’était lassant de regarder Jay saluer tout le monde avec un sourire de façade, mais rien d’alarmant. C’est plutôt comme ça que je m’imaginais la soirée.
J’avais tout de même hâte qu’on se trouve à boire. Certes, l’alcool est interdit quand on est en service. Mais vous m’avez pris pour qui ? Je n’étais pas un flic, ni un véritable garde du corps. Je pouvais bien m’envoyer quelques coupes de champagne. Surtout qu’il en faudrait un bon nombre avant que j’en ressente les effets. Notre trajet fut interrompu par une dame dont le visage ne m’était pas familier pour le coup. C’était peut-être la chirurgie qui la rendait méconnaissable. Je ne sais pas comment Jay pouvait encaisser toutes ces remarques stupides sans en rembarrer quelques-uns. Depuis le début de la soirée, j’avais entendu assez de commentaires que j’aurais volontiers contré avec une bonne dose de sarcasme. Mais je ne voulais pas porter préjudice à Jay. Pour le moment, j’étais encore capable de bien me tenir. Par contre, il n’allait pas falloir abuser de ma patience non plus.
Et je pense que le présentateur l’avait bien compris. Il intercepta la main qui se tendait vers moi. Clairement, elle n’avait pas l’intention de simplement serrer poliment la mienne. Je restai stoïque. Mon regard allant de la main au visage de la femme. Putain c’était quoi ce rire à percer les tympans ? Et Jay ? Possessif ? Pour qui elle me prenait ? Je suis pas une putain d’escorte.
- Il vient surtout de sauver vos phalanges de la fracture.
Cette fois-ci, je gratifiai notre interlocutrice de mon plus beau sourire. Et vous savez quoi ? Eh bien elle se remit à rire. Elle était vraiment stupide ou quoi ? Est-ce qu’elle me pensait incapable de lui briser les doigts ? Je pensais que mon attitude était assez claire. Pourtant il me semblait déceler un peu d’inquiétude dans sa voix :
- Oh Jay, tu sais vraiment les choisir. Beaux et dangereux.
Elle m’adressa un clin d'œil avant de s’éloigner en gloussant. Quelle étrange créature. Mais toute la faune présente ce soir était étrange. Moi qui pensait avoir une bonne capacité d’adaptation, il faut croire qu’elle avait ses limites. Je profitai qu’un plateau passe à côté de nous pour attraper des flûtes de champagne et en donner une à Jay.
- C’est moi où elle vient de dire que je suis une sorte de gigolo ?
Avec tout mon respect pour la profession. Mais à mon âge, j’ai une gueule à vendre mon corps pour une soirée ? Techniquement, Jay m’avait payé pour que je vienne. Putain elle avait raison la vieille. Bon, je savais pas son âge, mais vu qu’elle semblait être une adepte de la chirurgie, elle était sûrement plus âgée qu’elle n’en avait l’air. Vu la soirée que ça allait être, autant prendre la chose avec humour tant que j’étais encore de pas trop mauvaise humeur. J’entrechoquai mon verre avec celui de Jay pour trinquer :
- A ma nouvelle carrière de gigolo. Fais gaffe, Jay, après cette soirée, j’augmente mes tarifs.
Je finis en riant avant de prendre une gorgée de champagne. J’aurais bien fait un cul-sec pour prendre une autre coupe tant qu’elles étaient à proximité, mais je savais qu’au prix du liquide, il valait mieux le savourer. Au moins pour éviter les regards haineux. Quoique, je n’avais pas peur de me faire des ennemis et visiblement, certains dans cette pièce n’avait aucune honte à ne pas faire preuve d’aucune retenue. J’aurais dû m’en douter. De toute façon, qu’est-ce qu’ils ont à perdre ? Surtout qu’attirer l’attention, c’était pas un peu l’objectif de toutes les célébrités, ou presque ? J’y connais trop rien. Tout ce que je sais, c’est que si on pouvait m’oublier, ça m’allait tout aussi bien. Je profitai de nos quelques instants où personne ne venait saluer Jay pour demander :
- Bon et on est censé faire quoi maintenant ? D’ailleurs, c’est quoi cette soirée exactement ? Il y a une excuse derrière ou c’est juste un truc comme ça ?
Maintenant que j’y étais, j’avais du mal à comprendre ce qu’autant de beau monde faisait ici. Il devait bien y avoir une raison, non ? Les célébrités aimaient bien se trouver des excuses, du genre un oeuvre caritative ou la remise d’un prix important, je sais pas moi. Visiblement, ils pouvaient pas faire comme tout le monde et juste se faire une soirée pour le plaisir de bien s’amuser tous ensemble.
Passer inaperçu ? L’espace d’un instant, je me dis que Johnny a oublié avec qui il se pointe à cette soirée. Lui veut passer inaperçu mais pour moi c’est impossible. Tout le monde connaît ma tête, mon allure, mes fringues. Il n’y a plus rien de secret chez moi, tout est à la vue de celui qui veut voir. Je ne peux me sauver nulle part, même si je le voulais. J’ai renoncé à l’anonymité quand j’ai décidé de faire de la télévision. Bien sûr j’étais très jeune quand je l’ai choisi, mais avec une famille comme la mienne, j’aurais eu du mal à être médiocre. On ne l’aurait pas permis. Mes parents auraient payés tous les meilleurs précepteurs pour que j’évite de tomber dans l’abysse. Sous bien des aspects, j’adore ma famille, mais des années de thérapie m’ont permis de prendre de la distance avec les attentes qu’on avait pour moi et de comprendre ce que moi je voulais. Et quand je l’ai enfin fini, c’était déjà trop tard pour retomber dans l’oubli, j’avais pris des habitudes de diva, ne nous le cachons pas, et on en attendait beaucoup de moi. Bon gré, mal gré, j’ai fini par accepter que j’étais devenu un modèle pour certains, le diable incarné pour d’autres, et un idiot pour le reste. Alors passer inaperçu ? Impossible. J’offre un sourire désolé à Johnny et je blague pour le défrogner :
« Désolé, si tu voulais passer inaperçu, tu aurais dû choisir un meilleur cavalier ! »
Comme si Johnny aurait choisi de m’accompagner s’il avait vraiment eu le choix ! Je ne me fais pas d’illusions. Il avait sans doute mieux à faire de sa soirée que de venir à une soirée pour gens friqués. Au moins le champagne sera bon.
On entre finalement, et le florilège des salutations commence. C’est tout un art que de savoir se dire bonjour dans le showbiz. Il y a ceux qui préfèrent la bise, d’autres une poignée de mains, sans oublier les inévitables check pour ceux qui se pensent trop jeunes pour être polis. Tout ça quand un simple « hey ! » ou même « bonjour ! » aurait suffi. Tout devient très vite prétentieux quand on est trop riches pour se soucier des conventions. Toutes ces personnes oublieraient jusqu’à mon nom si je cessais d’avoir autant argent que pouvoir de diffusion. Ici rien n’a plus de pouvoir que l’image, et n’est-ce pas là la raison pour laquelle nous nous sommes tous réunis ? A commencer par les gens comme Vivianne. Bon sang, ce qu’elle peut me sortir par le nez ! Tout le monde est au courant pour ses dernières chirurgies et si d’ordinaire je m’en foutrais comme de mes premières chaussettes, le fait qu’elle utilise sa ‘beauté naturelle’ pour rabaisser les autres de manière tout à fait condescendante sur les réseaux sociaux me la rend exécrable. Alors quand je vois qu’elle a jeté son dévolu sur Johnny, je ne peux m’empêcher de me crisper et de me préparer aux pires éventualités. Je doute qu’elle soit le genre de femme qui intéresse Johnny, mais je sais aussi qu’elle n’est pas femme à accepter un non. Grandir dans une famille bobo richou incapable de vous refuser quoi que ce soit amène forcément à ce genre de piètres résultats. Quand Johnny annonce qu’elle a manqué de se faire briser les doigts, je ne peux m’empêcher de rire nerveusement. Même moi, un procès avec Solaris me mettrait facilement à la rue. Il va vraiment falloir que je sois plus attentif. Je ne suis pas mécontent quand Vivianne s’éloigne, non sans glousser. La coupe que Johnny me tend n’est pas de trop pour me calmer les nerfs. Je porte le liquide à mes lèvres, soulagé d’avoir une distraction.
Distraction qui manque de me tuer quand je m’étouffe aux propos de Johnny. Je tousse vivement et adresse un regard larmoyant à mon garde du corps. Gigolo ??? Olala. Il faut vraiment que je m’en tienne au minimum ce soir, je ne peux pas me permettre qu’il assassine quelqu’un qui aura forcément le mot de trop. Je ne connais que trop bien ce genre de personnes, et si j’en crois les regards qu’on nous lance, ci et là, les loups sont déjà aux aguets. Johnny entrechoque sa coupe à la mienne et je me remets doucement de ma frayeur avec un sourire un peu forcé, les joues un peu rougies par tout ce qui est impliqué par cette idée de gigolo. Pourquoi est-ce qu’il a fallu qu’il me mette ça dans la tête…
« A ta nouvelle carrière de gigolo… évite de le dire trop fort quand même, je suis presque sûr que Vivianne serait prête à mettre le prix que tu lui demanderais. »
Oh je sais même qu’elle verserait un tip généreux. Je secoue la tête pour chasser l’image des mains décharnées de Vivianne sur Johnny. Il ne manquerait plus que ça ! Je reprends une gorgée de champagne en l’appréciant mieux, maintenant que Johnny a arrêté les surprises. S’il y a quelque chose dont je ne me lasse pas, c’est bien le champagne. Et pourtant ça fait plus de trente ans que j’en bois. Je me rapproche de Johnny pour lui expliquer :
« On attend juste que les salutations soient terminées. Officiellement, c’est une vente aux enchères, mais tu ne trouveras aucun lot en dessous d’un million. »
Je lui montre un homme habillé en kilt avec une barbe rousse :
« Lui c’est Oliver Van Trailor. C’est lui qui organise la collecte de fonds, je ne saurais pas te dire comment il est devenu riche, mais il adore ce genre d’occasion. Ça lui donne bonne conscience quand il donne l’argent à des associations. »
Je reprends une gorgée et finis, un peu plus bas :
« Enfin, ça aide son image quoi. »
Je finis ma coupe d’un cul sec et reprends une coupe au serveur qui passe le plus près, en prenant une pour Johnny en même temps avant de continuer :
« Il y a tout un tas d’objets improbables qui vont être vendus ce soir. Une statue abîmée par Paul Mc Cartney, la robe que portait Dolly Parton dans tel film, des souvenirs de personnes décédées. Tout ce qui peut faire un peu de thunes est vendu au plus offrant ou au plus excentrique. »
Je me tourne vers Johnny et décide de le taquiner un brin, un sourire au coin des lèvres :
« Tu peux aussi vendre une soirée avec toi, si tu as besoin de te faire beaucoup d’argent d’un coup, mais je ne te le conseille pas, qui sait ce que ces tordus te réserveraient pendant une soirée… »
Je laisse à son imagination le soin de faire le reste.
Il fallait s’y attendre, une star de la télévision comme Jay ne pouvait simplement pas passer inaperçu. Peu importe sa tenue, son visage était trop connu pour se fondre dans la masse. S’il voulait se lancer dans la criminalité, c’était râpé. Maintenant je comprenais pourquoi le job que je faisais ce soir était bien payé. Ce n’était pas une mince affaire de protéger quelqu’un que tout le monde voulait embrasser, ou au moins capter l’attention. Quel enfer. Surtout ces hypocrites là. Il y en avait un bon nombre, rien qu’à leur gueule je savais qu’il était aussi faux que les fossettes de Viviane. Croyez-moi, à mon âge on sait les reconnaître. C’est d’autant plus vital dans ma ligne de travail que de savoir repérer les menteurs et les hypocrites. Heureusement, j’avais toujours eu un talent pour ça. Peut-être parce que je n’étais pas vraiment mieux qu’eux en la matière. J’avais au moins le mérite de pas me cacher derrière une tonne d’artifices. Puis ce soir, je n’avais pas beaucoup d’intérêt à mentir. Il n’y avait rien en jeu, si ce n’est la réputation de Jay.
En parlant de ce dernier, j’allais vraiment finir par me demander si j’étais un garde du corps ou un escort. Oh mon bon vieux Johnny, dans quoi est-ce que tu t’es embarqué ? Je parcouru la pièce du regard avant de revenir sur Jay en grimaçant :
- Mouais, je suis pas sûr qu’il y ait vraiment mieux dans cette pièce. Je préfère encore passer du temps avec toi. Mais putain, il faudrait pas que ma gueule se retrouve dans les tabloïds parce que sinon je vais le regretter sévère.
Comme toujours, t’abuse un peu Johnny. Le pire qui pourrait arriver dans une telle situation, c’était que les Cries impriment l’article pour l’afficher au QG pour ensuite se foutre de ma gueule pendant quelques semaines avant de se lasser. Au moins, ça me ferait une bonne histoire à raconter. Mais j’avais ce petit côté parano qui pouvait pas s’empêcher de craindre que ça merde avec la police ou avec un autre gang. Parce que putain, j’aimais beaucoup les Iotas, mais qui sait ce dont ils étaient capable. Il suffisait d’une parole de travers pour les foutre en boule et qu’ils décident de tuer toute votre famille. Je déconne pas, c’est des malades. C’est pour ça aussi qu’ils étaient aussi crains en ville. Et putain, ce que j’aimerai parfois que les Cries aient ne serait-ce que la moitié de leur réputation. Je ne dis pas qu’il faudrait mettre la ville à feu et à sang. Mais au moins qu’on arrête de nous prendre pour une bande de branquignoles. Ca allait finir par nous retomber dessus tout ça. C’était pas pour peine de l’avoir dit au Grand Chef qui n’écoutait rien. Tout ce qui l'intéressait, c'était l’argent qu’on faisait rentrer.
Après, je crache jamais sur du fric en plus. Ma présence ici, ce soir, en disait assez long sur le sujet. Il faudrait seulement trouver un juste milieu. Parce que les Cries allaient à leur propre perte et ça me faisait chier. Bon, pas autant que d’être entouré de tous ces bobos. Ces types savaient vraiment pas quoi faire de leur thune. J’étais presque étonné qu’on nous donne pas des billets pour se moucher dedans. J’essayais de rester impassible, dans mon rôle de garde du corps. Mais évidemment, tout le monde était bien trop curieux. Ces mouches à merde là, à toujours chercher le moindre ragots, le moindre scandale sur lequel s’accrocher. Jay semblait parfaitement dans son élément, il arriva même à désamorcer un conflit politique avec la Viviane, là. Allez, Johnny, pense au champagne et prend les choses avec un peu d’humour. Sinon la soirée va être terriblement longue. Heureusement, la compagnie de Jay n’était pas trop désagréable. Je préférai encore être avec lui ce soir qu’avec une vieille peau dans le déni. Apparemment mon “cavalier” ne s’attendait pas à ma répartie, il manqua de s'étouffer, ce qui me fit rire. J’ai jamais dit que j’étais un bon garde du corps. Nous trinquâmes alors, amusés, à ma nouvelle carrière.
- Il y a vingt ans, j’aurais sans doute sauté sur l’occasion. Mais aujourd’hui, j’aurais clairement pas la patience de subir ça, même pour tous les biftons du monde.
Pourtant, en termes de patience, j’étais loin d’en être dépourvu. Je sais, on croirait pas comme ça. Rappelez-vous que j’avais été prof pendant des années, il en faut de la patience pour faire rentrer des notions de chimie dans des crânes d’ado en pleine croissance. Pareil, il faut savoir être patient quand vous êtes dans un gang entouré d’abrutis qui veulent foncer dans le tas. Ou que tous vos clients sont des types défoncés H-24 qui donneraient un rein pour avoir leur dose. On va dire que maintenant que je suis à la retraite, je n’avais pas perdu toute ma patience, mais je la conservais pour m’en servir au bon moment. Par exemple, ce soir, j’en consacrais déjà une bonne partie à supporter toute cette sauterie. Alors on va pas pousser à me faire passer la nuit avec une starlette liftée en quête de sensations fortes.
Toutefois, ma patience avait ses limites et j’espérais qu’on allait pas passer les heures à venir à serrer des mains et claquer des bises. Il manquerait plus qu’à ce qu’une personne ait eu la bonne idée de venir avec sa gastro, parce que sinon on allait tous trinquer demain à ce rythme. Déjà que la gueule de bois nous guettait, pas la peine d’en rajouter une couche. Quoiqu’il faudrait plus de quelques coupes de champagnes pour me coucher, même à mon âge. Jay me décrit le déroulement de la soirée sans omettre le moindre détail. Il était bien informé, on sentait l’habitué. Pendant qu’il continuait ses explications, j’examinai l’homme qu’il m’avait désigné. Oliver Van Trailor. A première vue, il ne semblait pas si différent que le reste de l’assemblé. Il avait l’air aussi sûr de lui et fantasque que les autres.
Son visage ne m’était pas totalement inconnu. De là à me souvenir d’où je le connaissais. Dans une pièce pleine de personnalité publique, il y avait beaucoup de têtes qui me semblaient familières. C’est pas beau de vieillir, c’est moi qui vous l’dit. Pourtant, j’étais sûr d’avoir vu ce type quelque part et pas sur un écran ou la couverture d’un magazine. Même son nom avait une consonance familière. Ce n’est que lorsque Jay évoqua l’origine inconnue de sa fortune que je fis le lien. Oh. Oui. Oliver. Ouais, pas étonnant qu’il ne révèle pas ses secrets. De ce que j’en savais, ils n’étaient ni glorieux, ni très légaux.
- Hm, ouais, je pense que je pourrais te le dire, mais que lui aimerait pas que tu le sache.
Je parlais bien sûr de la fortune de Van Trailor. Prudent, j’avais tout de même baissé la voix avant de m’adresser à Jay. Il devait traîner bien trop d’oreilles indiscrètes dans cette salle pour que j’ose en dire plus. Puis je n’étais pas… Comment ils disent les jeunes déjà ? Ah oui, je n’étais pas une poucave. Je serais bien le dernier à dénoncer un cas à la justice, sauf pour sauver ma peau ou celle de mon gang, bien sûr. Je finis ma coupe de champagne tout en écoutant la suite du discours de Jay. D’ailleurs en parlant de discours, la foule commençait à se masser autour de l’estrade, est-ce que le temps des salutations venait à sa fin ? J’espérais que ça ne signifiait pas aussi la fin du champagne et des petits fours. Les serveurs devaient lire dans les pensées, un plateau passa sous mon nez au même instant. Je pu poser ma flûte, celle de Jay et en prendre deux nouvelles pleines. On pouvait critiquer beaucoup de choses sur cette soirée, mais le service était au top. Ils avaient sûrement intérêt à bien faire leur taff s’ils voulaient le garder et qui sait ce que ces richou étaient capable de leur faire comme crasse si l’un des membres du staff avait le malheur d’abîmer leur belle personne, d’une façon ou d’une autre.
J’assimilai les informations donnée par Jay. Sa dernière proposition me fit bien rire. Sûrement un peu trop fort au goût des quelques starlettes qui se retournaient vers nous avant de se mettre à chuchoter. J’avais très envie de leur faire une remarque, ou au moins un magnifique doigt d’honneur. Ils avaient de la chance que j’étais en train de rire avec une coupe de champagne dans une main tandis que l’autre s’était posée sur l’épaule de Jay dans une tape amicale.
- Oh non très peu pour moi ! J’ai pas envie de finir dans des draps en soie habillée en Dolly Parton à me demander où va finir cette statue de Paul Mc Cartney !
Je continuai de rire, enlevant ma main de l’épaule de Jay. Je me calmai en prenant une longue gorgée de champagne. Finalement, cette soirée pourrait être supportable, la compagnie du présentateur n’était pas désagréable.
- Je préfère être le vendeur plutôt que la marchandise, repris-je une fois calmé.
Pas la peine de faire un dessin, Jay savait de quoi je parlais. Il avait été un bon client après tout, puis il savait que j’étais toujours un Cries, donc que je n’avais pas arrêté mes activités. D’ailleurs j’avais pris un peu de stock dans l’espoir de réussir à trouver quelques clients ce soir, mais je n’étais plus si sûr de mon coup. Il y avait tellement de monde dans cette pièce et tellement de commères avec des radars à la place des yeux, ça allait être difficile de dealer discrètement. Il faudrait sûrement attendre l’after. Malgré la bonne compagnie de Jay, pas sûr que je tienne jusque là. Enfin, on verra.
- T’as prévu d’acheter quelque chose ce soir ? Parce qu’à part mon adorable compagnie…
Il n’avait fait aucune autre dépense pour le moment. Je m’arrêtais au milieu de ma phrase, mon cerveau faisant le lien entre ce que je venais de dire et la phrase de Jay.
- Tu me réserve pas de coup tordu pour ce soir, hein ? C’était pas prévu dans notre arrangement.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, j’avais confiance en Jay pour respecter ses engagements. Après tout, il avait été un de mes rares clients qui avait toujours payé sans jamais contracter de dette, ni causer de problèmes. Certes, c’était y a trente ans, mais je pense pas qu’un homme change si facilement sur ce genre de principes. Donc j’avais dit cette phrase pour rire, mais sur un ton assez sérieux pour faire douter Jay, voir s’il allait relever mon humour cynique ou s’il allait juste paniquer. Est-ce que j’étais en train de le tester ? Je dois avouer que ça faisait tellement longtemps que nous n’avions pas parlé, il fallait que je me situe un peu dans cette relation. Une sorte de prise de température, voir ce qu’il nous restait du bon vieux temps mixé à ce qu’on était devenus.
Le monde dans lequel je vis n’est pas le même que celui de Johnny. Ici, tout est faux semblants et sourires de façade, ceux qui ressentent de vraies émotions sont honnis, moqués, pour ceux que le botox n’a pas encore figé. On se regarde dans les yeux, mais juste pour voir son reflet briller, et briller toujours un peu plus. Il n’y a pas de larmes, sinon de crocodile, pour attirer une sympathie toute fabriquée ou bien l’œil des médias. Souvent un peu des deux. Les gens sont seuls, profondément. Comment accorder sa confiance à celui qui vous plantera le couteau dans le dos à la moindre occasion de grimper l’échelle. Quand je regarde ce hall plein, je vois autant de sourires de requins, aux dents d’un blanc éclatant, qui ne vont pas jusqu’aux yeux. Je me rappelle combien j’étais terrorisé, naïf, les premières fois. Combien de fois ai-je fini dans les journaux people, ivre et drogué, le pas incertain, les yeux enfumés par les vapeurs de l’or liquide qui me brûlait les doigts. Johnny était la seule chose encore vraie à cette époque. La drogue, mon seul répit, le seul moyen de fermer les yeux sans avoir peur de ce que j’allais devenir. Pas faute de lui avoir fait les yeux doux à l’époque, quand la dose que je lui demandais était toujours la dernière et que je revenais en pleurant, pas bien malin et le corps secoué par le sevrage. J’ose me croire un peu plus sage aujourd’hui, bien que mes nouvelles décadences ne soient pas beaucoup plus glorieuses que la coke. J’imagine bien que si Johnny deal encore, la dernière chose dont il a besoin c’est de se voir dans les tabloïds en ma compagnie. Je n’ose même pas penser à ce qui se dirait dans son gang. Je ris doucement aux mots de Johnny, comme pour cacher ma nervosité de me trouver là avec lui :
« Tu dis ça comme si passer du temps avec moi était une torture ! »
C’est peut-être bien le cas. À l’époque, Johnny faisait très bien semblant de m’apprécier, mais maintenant que je ne fais plus partie des clients réguliers, je n’ai aucune idée de ce qu’il peut bien penser de moi. J’ose espérer que ce n’est pas le pire. Après tout, je fais moi-même partie de ces bobos avec lequel je fraternise sans sourciller. Ici, c’est mon monde. Tout est contrôlé, jusqu’à la petite ride au coin des yeux. Tout est faux, pré-fabriqué, pour que notre image apparaisse glorieuse dans les magazines. Je reconnais sur chacun l’estampillage des créateurs de mode, et le dernier cosmétique de luxe, sans parler de la patte du chirurgien. Celui-là a été refait par Vaudier, et elle, pas Garner. Sans parler de ce pauvre dingue qui s’est fait charcuter par Bostomy avant qu’un mandat d’arrêt soit déposé pour lui. Je me demande comment il va d’ailleurs, je suis sûr que les îles Fidji lui réussissent bien. Probablement que la majorité d’entre nous aurait fait d’excellents orateurs durant l’Empire Romain. De fidèles penseurs qui parlent pour ne rien dire, quand c’est le bordel dans leur tête. Je sais, en tout cas, que c’est le bazar dans la mienne. Surtout quand Johnny m’annonce qu’il y aurait pensé, vingt ans en arrière, et me voilà, complètement stupide et le regard un peu écarquillé sous la surprise quand je hoquette :
« Comment ça, tu y aurais pensé ? Vraiment ??? »
Est-ce que ma vie aurait été différente si je l’avais su à l’époque ? Il y a vingt ans, je n’avais peut-être pas les moyens que j’ai aujourd’hui, mais à quel prix aurait mis Johnny à sa compagnie ? Je suis sans doute un peu trop narcissique pour vraiment comprendre. Il faut dire aussi que je n’ai jamais manqué d’argent grâce à mes parents… Et c’est là que je me demande combien de personnes ici ont eu affaire avec Johnny, pour raison de drogue ou autre. Probablement plus que ceux qui voudraient bien l’admettre. Je ne suis pas du genre jaloux, pourtant j’admets que j’aimerais savoir, juste satisfaire ma curiosité et me dire « ha ! Je le savais ! ». Il faut dire aussi que la drogue dans ce milieu, est latente. Nombreux sont ceux qui sont venus ce soir avec le nez poudré. Alors ça ne m’étonne qu’à moitié quand Johnny me dit connaître Van Trailor. Je lui jette un regard en coin et murmure :
« Lui aussi… Je n’aurais pas cru… »
Cru que quoi ? Qu’il vendait ? Qu’il se défonçait ? On est tous plus ou moins défoncés à quelque chose, que ce soit la caféine ou l’ecsta. Ici les gens font bien semblants, ça fait partie du métier. Se défoncer pour garder la face, et garder la face pour se défoncer. Dieu sait que je l’ai fait durant de nombreuses années. Maugréant d’une nouvelle véritable connexion perdue, je prends une gorgée de champagne. Si j’étais plus con et un chouïa plus narcissique, j’aurais pu partir dans le débat de comment la coke détruit toutes les relations qu’on construit. Heureusement, je sais tenir ma langue, surtout en compagnie d’un dealer. Malgré toute mon appréciation pour Johnny, je le connais relativement peu et je n’ai pas envie d’appuyer sur un point sensible si je peux y échapper. Je me permets toutefois de lui suggérer l’idée de vendre une soirée avec lui aux enchères. Il n’y a rien que les bobos aiment de plus qu’un homme fort prêt à sacrifier une soirée pour la bonne cause. Son rire, en tout cas, vaut bien un certain prix. Et même s’il me bouscule un peu, est-ce que ce n’est pas à cause de ça que je suis tombé amoureux de lui en premier lieu ?
« Dommage, je suis sûr que j’aurais été le plus gros payeur ! »
Quoi que j’aurais sûrement dû me battre avec Viviane et ça n’aurait pas été une mince affaire. Elle déteste perdre. Mais ce n’est pas la peine de s’étendre sur des possibilités, j’aurais tout le temps de le faire une fois dans mon lit. J’en étais encore là quand Johnny me lance une nouvelle bombe. Il ne me faut qu’un instant avant d’éclater de rire.
« Je t’ai engagé pour me protéger, je ne vais pas placer moi-même une marque sur ma tête pour que tu me démolisses… »
Je porte ma coupe à mes lèvres avant de finalement répondre :
« Je n’ai pas prévu d’acheter mais si tu vois quelque chose qui te plaît, n’hésite pas à me le dire. Considère ça comme un bonus pour avoir accepter de te faire traîn… - JAYYYYY ! »
Je n’ai pas le temps d’en dire plus que deux bras se referment autour de ma taille, manquant de me faire renverser ma coupe. Je reconnais aussitôt le coupable qui me sert un sourire vicieux. Peter. Je tente vaguement de l’éloigner de ma main libre en expliquant à Johnny :
« Johnny, voici Peter… le stagiaire de la présentatrice météo… »
Un fan. Le genre de personnes que j’aurais probablement demandé à éviter si j’avais su qu’il serait là. Il n’est pas méchant, ni vilain à regarder, mais ses avances n’ont rien de discret et j’ai suffisamment de problèmes sans qu’on m’attiche une histoire d’amour avec un stagiaire de la chaîne. Je finis par m’avouer vaincu quand mes efforts pour le repousser se font vains. Je soupire :
« Peter, voici mon garde du corps, Johnny Teller. »
Je n’arrivais pas encore à déterminé si la présence de Jay était une torture ou non. Elle était plus agréable que celle des autres hurluberlus présents, pour sûr. Ca ne me faisait pas de mal de sortir avec lui, cependant, je ne pouvais pas le considérer comme un ami. On était quoi d’ailleurs ? Même avant ? Dealer et drogué, loin d’être une relation très saine et encore moins quand on sait que j’ai eu aucune pitié à flirter avec lui pour lui faire payer plus cher. Et pour le faire revenir. Est-ce que j’avais de l’affection pour lui à l’époque ? Je sais pas, peut-être un peu. J’étais un connard. Pas que je ne le suis plus aujourd’hui, mais je m’étais bien calmé tout de même. Il faut que dans sa jeunesse, il n’y avait rien qui l’arrêtait le Johnny. Comment vouliez vous que je ne me sente pas invincible ? J’avais une place de choix chez les Cries grâce à ma famille, j’étais respecté, craint et en plus j’avais mon diplôme en physique-chimie. On disait que j’étais un génie. Autant vous dire que je ne me privais pas pour accepter tout ce qu’on me donnait et prendre ce que je voulais.
A défaut de trouver une réponse à la réplique de Jay, je haussais les épaules. Pas mon style de le rassurer là dessus. Sa présence n’était pas une torture, mais comme je savais pas comment la décrire, autant ne rien dire. Il voulait entendre quoi ? Que c’était un rêve devenu réalité ? On savait tous les deux que c’était des conneries, j’étais juste là pour sa sécurité. Quoique, je commençais à douter des intentions de Jay. Mais depuis le temps et sans la drogue, il avait bien lâché le morceau, non ? Peu importe. Il était hors de question que je le laisse se faire des idées sur mon compte. J’étais là parce qu’il m’avait payé pour. Et si je pouvais passer mes nerfs sur quelques connards d’homophobe, alors ce serait une bonne soirée.
Preuve de plus qu’on ne savait rien l’un de l’autre. Jay manqua de s'étouffer, et encore une preuve qui me fit douter de ma présence à cette soirée. Putain, je suis trop vieux pour ce genre de conneries.
- Ouais, ça paye pas si bien l’éducation nationale et franchement, qu’est-ce que c’est juste une partie de jambe en l’air pour de la thune ?
Quand on a pas d’argent et qu’on en veut toujours plus, il n’y a pas grand chose qui vous fait peur, croyez-moi. J’avais grandi dans cette ambiance de quartier de merde, si je n’ai jamais fini chez les services sociaux, c’est parce que mes parents étaient encore assez intelligents pour pas finir derrière les barreaux en même temps. Et quand c’était le cas, les Cries étaient là pour prendre la relève. Alors ouais, coucher pour de l’argent, surtout si c’était une belle somme, pourquoi pas. Aujourd’hui non, parce que j’me fais de vieux os et personne en aurait pour son argent. Puis je n’avais pas besoin de ça. Ma retraite était pas lourde, mais j’étais satisfait de ce que j’avais. Vraiment, je continuais de dealer plus pour m’occuper que pour la thune.
C’était assez paradoxal de se dire que nos mondes, avec Jay, étaient si loin et pourtant si proches. Ouais, ce Van Trailor ne m’était pas inconnu. Enfin, son visage me parlait, je l’avais sans doute rencontré dans un endroit bien moins éclairé et sous un faux nom. Je m’en foutais de qui venait acheter. Tant qu’on aligne les biftons, Johnny te sers sans poser de question. J’aurais sans doute jamais su que ce type avait une notoriété si je ne l’avais pas croisé ici. C’est comme Jay, s’il n’avait pas été un client fidèle, j’aurais sûrement fini par oublier son visage. J’ai pas de temps à perdre devant la télé. Enfin, j’en avais pas et maintenant, ouais, j’avais bien vu quelques émissions de Jay, mais pas assez.
Je levai les yeux au ciel. Pas sûr que Jay ne soit pas sérieux avec son histoire de payer pour une nuit avec moi. Je préférai encore prendre ça avec humour. Je n’allais pas me mettre à craindre un gringalet comme lui tout de même. Au moins le présentateur savait se montrer raisonnable et il savait ce qu’il risquait s’il tentait de me la faire à l’envers. On fait pas chier papa Johnny sans conséquences. C’est aussi pour ça que j’avais accepté son offre. En dehors de l’argent, Jay me connaissait, il savait de quoi j’étais capable, donc il ne me ferait pas de coup bas. Ouais, je vous assure que certains ont déjà essayé. Vous n’en avez pas entendu parlé ? Huh, je vous laisse imaginer pourquoi.
J’allais râler que j’étais pas intéressé dans toutes ces merdes qu’ils pourraient bien vendre. Si j’avais besoin de quoi que ce soit, je pouvais bien me l’acheter moi-même. Et si les objets aux enchères étaient tels que me l’avait décrit Jay, qu’est-ce que j’en ferais moi d’une guitare sans cordes touchée par Bowie ou de la chaussette blanche de Michael Jackson ? Ca n’allait faire qu’encombrer mes étagères et ces trucs n’avaient pas plus de valeur que les boxer dans mes tiroirs quand on y réfléchissait bien. Je n’eus pas le temps de protester que nous fûmes à nouveau interrompus. C’était limite un miracle qu’on nous ait laissé la paix aussi longtemps.
Je jaugeai le stagiaire du regard. Clairement, Jay n’avait pas envie qu’il le prenne dans ses bras. Sans aucun cérémonie j’attrapai le gamin par les épaules et le repoussai à un mètre. Il avait l’air outré ? Je m’en fou.
- Bonsoir Peter. La prochaine fois que tu touches Jay, je te pète un bras voire les deux, d’accord ?
Ça met une bonne ambiance, je sais. Vu l’attitude du présentateur, je pense que c’était pas plus mal de poser les limites maintenant. Pour qui il se prend. Peu importe qu’il soit jeune, fan, stagiaire, je n’aurais aucune pitié à lui casser les os. Au moins on peut dire que c’était dissuasif, le gosse bafouilla quelques phrases d’excuses, il fit un semblant de conversation avec Jay avant de repartir la queue entre les jambes. J’attendis qu’il soit assez loin pour me plaindre :
- Putain, vous en avez beaucoup des comme ça ?
Je lâchai un long soupir. Cette soirée allait être si longue. La salle était bondée, la première pièce allait être présentée aux enchères, la salle était un peu moins bruyante. Je me penchai vers Jay pour lui demander :
- Tu dois rester là combien de temps avant de pouvoir te casser sans que ça fasse un scandale ?
Ouais j’en avais déjà marre. Il fallait que je pense à l’argent, mais putain… C’était dur. Est-ce que j’en avais vraiment besoin ? Non, j’allais pas abandonner Jay, j’étais pas ce genre de type. La soirée était à peine entamée. Je n’étais pas fatigué, mais si on pouvait passer le reste de notre nuit ailleurs, ça m’irait tout aussi bien.
Je n’aurais jamais cru qu’un jour je me retrouverais dans un lieu pareil, en pareille compagnie. À l’époque, j’aurais tout donné pour une soirée avec Johnny, et aujourd’hui, c’est lui qui m’a suivi, contre un peu d’argent. Une partie de moi se dit que nos rôles ont changé au cours des années. Quand je repense à celui que j’étais quand je l’ai rencontré, j’hésite entre la honte et la tristesse, à me dire que mon moi de l’époque aurait tout fait pour qu’on l’aime. Thème récurrent dans ma vie, quand les manipulations de Trevor ressemblaient à de l’amour sans jamais en être. J’étais juste une chose facilement malléable, celui à qui on pouvait dire de se taire et d’être mignon pendant les réunions. Je crois que Trevor lui même n’a pas vu venir que je deviendrais plus célèbre que lui. Que j’aurais plus de pouvoir que tous les actionnaires réunis. Et lorsqu’il est tombé, il a été surpris de ne pas réussir à m’entraîner avec lui. Je me dresse sur sa tombe.
Alors quand Johnny me dit qu’il aurait couché pour de l’argent, je ne manque pas de m’étouffer. Quelque part, je crois qu’une part de moi se disait qu’un homme aussi fort et fier que Johnny ne se serait jamais abaissé à ça. Déjà quand j’étais jeune, je le voyais comme un roc, solide, imperturbable. Est-ce que ça aurait changé quelque chose que je sache qu’il était prêt à se vendre ? Probablement pas, j’avais de l’argent, oui, mais peu de pouvoir et une sacrée réputation derrière moi. Un animal de compagnie tout au mieux. A pet. Autant dire que j’avais déjà suffisamment à faire avec les amis de Trevor. Je me noie dans mon champagne, comme pour éviter la question. Qu’est-ce que c’est une partie de jambes en l’air pour de la thune ? C’est beaucoup de choses, Johnny. Le prix de ma dignité, ma valeur toute entière réduite à un chiffre d’audimat, cette incroyable sensation d’être souillé, tout au fond de mon être. Je finis par murmurer :
« Ne le dis pas trop fort, love. »
Je ne sais pas si je dis ça plus pour lui ou pour moi. Chacune des personnes que cette pièce comporte est un monstre aux dents acérées. Des requins qui n’ont peur de rien et qui sont prêts à tout pour vous faire tomber. Je ne compte plus les ennemis sous les sourires carnassiers, faux, malades. Mon image est ma seule protection, et Dieu sait que le moindre d’entre eux ne se gênerait pas pour me poignarder dans le dos si jamais ça leur permettait de gagner en priorité, de devenir plus important. Êtres profondément narcissiques que les stars de la télévision, rongés par la célébrité, comme une maladie qui leur boufferait les entrailles. La preuve en est que visiblement, les amateurs de drogues sont plus nombreux que ce qu’il ne paraît. Van Trailor n’est qu’un symptôme supplémentaire d’une peste noire qui s’est abattu sur le monde du divertissement. Je suis sobre oui, mais cela m’a pris du temps et un soutien que beaucoup d’entre eux n’ont pas. On se trouve facilement seul et sans ami quand on essaie de s’éloigner du système. Ce même système qui nous fait nous réunir ce soir pour acheter des choses d’une valeur tout à fait superficielle, pour se donner de l’importance, mais surtout bonne conscience. Je ne suis pas exempt à la cause, car malgré l’association, je sais que je profite d’avantages et de certitudes.
Pas le temps toutefois de m’appesantir sur la question quand des bras se referment autour de moi et que Peter vient ronronner à mon oreille. Rien d’inhabituel, mais je dois avouer que je n’apprécie pas particulièrement qu’on me touche. Que j’ai du mal avec ça depuis l’époque Trevor. Tout le monde le sait très bien. Peter le sait très bien. Rares sont les élus qui peuvent se vanter que j’apprécie leurs touchers. Johnny le premier, probablement parce qu’il m’a vu dans mes pires états et qu’il ne m’a pas trahi à ce moment-là. S’il l’avait voulu, il aurait pu ruiner ma vie et toute ma carrière. Même si je me doute bien que c’est plus par indifférence que par charité qu’il m’a épargné. Alors quand Johnny arrive à mon secours, je ne peux m’empêcher de soupirer de soulagement. Peter est pris au dépourvu quand d’ordinaire, je n’ai personne pour le repousser. Pas besoin d’être un génie pour voir que Peter lance un sale regard à Johnny en partant, mais j’avoue que ça me fait plus rire qu’autre chose. Les hyènes sont toujours attirées par le sang.
« Je crois que tu l’as terrifié à vie… »
Je sais malheureusement qu’il s’en remettra et viendra me coller aux basques dès lundi et mon retour à l’antenne, mais c’est un inconvénient auquel je dois m’accoutumer, la célébrité ne vient pas qu’avec des bénéfices. La voix de Johnny est douce à mon oreille et j’ai un frisson. Je détourne la tête en essayant de cacher mon rougissement.
« Juste un peu plus. Il faut au moins que je fasse une offre avant de partir… »
Si on m’a convié, c’est bien car j’ai de l’argent à ne plus savoir qu’en faire. On attend au moins de moi que je paie pour une partie de la soirée. Je repose mon verre de champagne vide sur le plateau d’un garçon qui nous passe à côté. Je lance à Johnny :
« Mangeons un morceau avant de partir. C’est un des seuls points positifs de ce genre de soirées. »
On pourra dire ce qu’on veut, les organisateurs misent un paquet sur le traiteur et l’alcool pour que leurs invités de marque restent plus longtemps. Je dirige Johnny vers le buffet, sans vraiment quitter les enchères des yeux. Appelez ça de la vanité, mais je ne tiens pas à repartir avec les vieilles chaussettes de Michael Jackson. J’attrape une miniature pour finalement faire face à Johnny :
« Tu ne m’as jamais dit comment tu avais rencontré Trevor ? »
Une question que je me suis toujours posé, quand un jour, Trevor m’a appelé à son appartement où lui et des investisseurs étaient déjà présents. Le soir où j’ai rencontré Johnny et changé le cours de ma vie quand j’ai goûté pour la première fois à la cocaïne. Un terrain dangereux, des sables mouvants où j’ai plongé les pieds joints, sans même me rendre compte que c’était déjà trop tard pour reculer. J’étais jeune à l’époque. Naïf. Me croyant mature au-delà des années, quand je pensais avoir déjà tout vu. Mon regard se perd sur les traits de Johnny. Il a vieilli, mais il est toujours aussi beau qu’à l’époque.
Mes sourcils se froncèrent. On vivait pas dans le même monde avec Jay. Il y avait des similitudes entre les deux, mais le fossé était bien là. Dans le mien, on était prêt à tout pour l’argent. Dans le sien, on était prêt à tout pour sa réputation. Pareil d’un certain sens, différent quand même. Alors je pris le conseil de Jay et je fermai ma gueule. J’aime pas qu’on me dise quoi faire, je suis trop vieux pour ça. Cependant mon envie de ne pas finir dans le lit d’une mégère re-lifté de tous les côtés était plus forte. Mes bons vieux os méritaient un meilleur traitement. Je leur en infligeais déjà assez comme ça.
Jay me semblait quand même bien tendu pour un type qui avait l’habitude de ce genre de sauteries. Mon instinct me disait que ma présence à ses côtés n’y était pas pour rien. C’était assez cocasse tout de même qu’il se sente obligé de me protéger alors qu’il m’avait engagé pour sa protection. Dans quel monde on paye un type pour le protéger ? Si ça rapportait d’être un victime, ça se saurait. Ouais, bon, à moins d’avoir un bon avocat et une bonne assurance. Mais pas sûr que ce soit rentable sur le long terme. Quitte à avoir un bon avocat, autant dealer.
Je ne doutais pas que le dénommé Peter avait un bon avocat. Je pourrais m’attirer de sacrées emmerdes à l’effrayer de la sorte. Est-ce que j’en avais quelque chose à foutre ? Non. Qu’il vienne se frotter aux Cries tient, qu’on rigole un peu. J’avais jamais fait de zonzon, je comptais pas commencer maintenant. Je dois admettre, j’étais plutôt fier de l’effet que je lui avait fait au gamin.
- Bien. Qu’il apprenne un peu la vie.
Si vous voulez mon avis, il y a trop de gosse à papa perdu qui ne savaient pas ce qui les attendait en dehors de leurs strass et leurs paillettes. Là ils s’amusaient bien, mais croyez-moi que s’ils s’aventuraient sur le terrain de jeu de type en mon genre, ils allaient très vite regretter de ne pas s’être étouffer avec la cuillère d’argent que leur parent leur avait foutu dans le gosier à la naissance. Putain, maintenant, rien que de voir toute ces gueules de friqués ça me donnait envie de coller des gnons.
J’avais presque envie de secouer Jay et lui demander ce qu’il attendait pour faire une offre ? Prends ton mal en patience mon vieux, t’es pas sur ton territoire, tu peux pas imposer tes règles. Je pouvais bien effrayer quelques minots trop collants, mais il fallait que je me tienne à carreau. J’avais déjà assez attiré l’attention par ma simple présence. Je me retins de râler et acquiesçai à la proposition de Jay. Manger me ferait du bien, surtout si la bouffe était bonne. Mais arrivé devant le premier plateau, j’avais quelques doutes.
- Putain, c’est quoi ces merdes ?
Des hors-d’œuvre travaillés, des plus artistiques. Je reconnaissais du saumon, du caviar, du homard sur certains. Pas mal d’avocat aussi, mais il y avait des trucs de couleur, c’était pas mangeable c’est pas possible. Bordel, où était notre bon vieux burger américain avec ses frites dégoulinantes de gras ? J’étais vraiment un vieux con d’amerloque quand je m’y mettais. J’y connaissais rien en bouffe. Il faut dire que j’ai été élevé au mac and cheese et toute bouffe prête en moins de cinq minutes. Alors les petites bouchées bien travaillées riches en saveurs là… J’étais bien décidé à ne pas toucher quoique ce soit avant que Jay ne m’ai assuré que j’allais pas chopé une indigestion de riche là. J’ai plus les tripes de ma jeunesse capable d’avaler n’importe quoi.
Cette histoire de bouffe me faisait d’autant plus chier que je savais que c’était bon. J’avais juste pas le palais assez fin pour saisir toute les subtilités de cette gastronomie et j’allais sans doute me gaver de ses trucs jusqu’à ce qu’on parte. Focalisé sur la nourriture, la question de Jay me semblait sortie de nulle part. Trevor ? J’avais pas entendu ce nom depuis des années. Pourtant, je savais de qui il parlait. Il y avait pas trente mille Trevor qui ont eu autant d’impact dans la vie de Jay. Difficile de passer à côté. Je pris quelques seconde pour fouiller dans ma mémoire avant de répondre :
- Mh, il a toujours été plus ou moins là. Je veux dire. C’était un pote de pas mal des Cries et du coup de mon père. Je crois qu’ils se sont connus à l’école ou une connerie comme ça.
Mon père n’avait jamais été le plus expansif sur ses relations. J’avais pas de souvenir d’une rencontre précise, un jour précis avec Trevor. Il faisait partie de ces personnes qui gravitaient autour du gang depuis les débuts. J’étais même pas sûr que mon père l’apprécie réellement. Juste, Trevor était riche et puissant. C’était aussi un bon client, qui ramenait d'autres clients. Donc c’était tout dans notre intérêt d’au moins prétendre qu’on l’aimait bien. C’était un peu le cousin prétentieux des Cries. Il faisait chier parce qu’il avait réussi, mais comme ça nous profitait aussi, bah, tout le monde faisait des efforts pour le supporter.
Ça me faisait bizarre de penser à mon daron, depuis combien de temps c’était pas arrivé ? J’étais même pas sûr de me souvenir de la dernière fois que j’lui avait parlé. Ca faisait longtemps qu’il avait passé l’arme à gauche mais je n’avais de souvenir poignant de son départ. Faut dire j’avais pas de souvenir poignant de mes parents en général.
- Il a pas encore cané Trevor ?
Pas de nouvelle du bougre depuis des années non plus. Il faut dire que je m’en foutais un peu de lui aussi. J’allais pas lui courir après s’il venait plus chez les Cries. Il faut dire aussi, le gang avait bien changé. Mais s’il avait à peu près le même âge que mes parents, vu ce qu’il s’était mis dans le nez au cours de sa vie, ça m’étonnerai pas qu’il soit en train de se faire un petit barbecue avec Satan à l’heure qu’il est.
Avec Trevor, ça a cliqué tout de suite. Probablement car j’étais naïf et que je croyais en de grandes idées pour mon avenir. Mon ambition et mon immaturité, le mélange parfait pour tomber sous les mains d’un prédateur. On dit toujours de se méfier des méchants garçons, mais on remarque assez peu la face cachée des célébrités. Elles montrent une belle image, un quelque chose en lequel on a envie de croire. Trevor était le portrait craché de ce que j’attendais dans la vie. Riche, célèbre, puissant, bel homme, confiant. Je pourrais faire une liste longue de toutes les qualités qu’il présentait au premier abord. Pourtant en y regardant de plus près, on remarquait assez facilement les failles dans son masque : déloyal, requin, narcissique, abusant du pouvoir qu’il avait entre les mains… Pour ceux qui le connaissaient, Trevor était l’image même de l’homme qui détruit. Et pour détruire, il a détruit. Plus d’une carrière, plus d’un individu… J’ai eu de la chance de passer entre les mailles du filet, il faut dire que je suis le voisin pédé pour la plupart des gens. On me voit comme inoffensif, doublement gay, drôle… Disons qu’on ne me prend pas trop au sérieux.
Preuve en est Peter qui s’éloigne en maugréant.
Il ne m’aurait pas lâché de la soirée si Johnny ne s’en était pas mêlé. Je lui lance un regard en coin :
« Merci, en tout cas. Je ne supporte pas qu’il se colle à moi de cette façon. »
J’ai pourtant tout tenté pour qu’on me laisse tranquille, mais comme dit plus haut, on ne me prend pas au sérieux. Tout le monde se fiche de mes menaces ou mes suppliques, peut-être car on sait que je suis trop bête et gentil pour les mettre à exécution. Je ne peux pas m’empêcher de soupirer. Que voulez-vous… ce n’est pas à mon âge que je vais apprendre à être intimidant. Peut-être que je devrais demander des cours à Johnny, mais j’avoue ne pas vouloir abuser de sa patience qui, je le vois bien, commence à s’effriter à mesure que la soirée avance. Je nous dirige vers le buffet, dans l’espoir que la nourriture le fera patienter un peu plus. Au moins le temps que je puisse faire une offre sur quelque chose d’intéressant. En temps ordinaire, j’aurais attendu jusqu’à la fin de la soirée pour faire un peu de networking, mais avec Johnny avec moi, je n’ose pas le proposer. Je me dis qu’il finira par se retrouver avec un procès au cul avant la fin. La question de Johnny ne manque pas de me faire rire doucement. Il est vrai que notre hôte n’a pas lésiné sur le traiteur. Je réponds, songeur :
« Il a dû lui demander quelque chose d’exotique. Ça ressemble à de la cuisine Polynésienne. »
Sans trop me soucier du freinage à quatre fers de Johnny, je m’empare d’un nouveau hors d’œuvre pour en avaler le contenu.
« Il y a du fruit de la passion dans ceux-là, si jamais. »
J’espère que ça sera suffisant pour le rassurer, de voir que je les mange sans m’évanouir sous la pression de mon estomac ou d’un quelconque poison. Peut-être car je me sens rasséréné, je trouve le courage de poser une des questions qui me rongent parfois la nuit. Le sujet en revient à Trevor, comme souvent quand je parle à des gens de cette époque, mais je ne peux pas m’empêcher de me demander comment un type comme Johnny a pu supporter Trevor, même avec de l’argent. Je l’observe, l’oreille attentive à sa réponse. Un ami de son père… Ça me laisse silencieux pendant un moment alors que je pondère ses mots. C’était aussi un ami de mes parents. Enfin, ami… disons plutôt une bonne connaissance quand mes parents étaient dans le milieu de l’écran depuis longtemps. Mes parents avaient failli me déshériter quand l’histoire était sortie dans la presse, et sans le soutien de mes sœurs, je pense que je n’aurais plus eu de contact avec eux jusqu’à leur mort. La voix du dealer me sort de mes pensées et je relève les yeux vers lui, haussant les épaules :
« Aucune idée. Je n’ai plus de nouvelles de lui depuis que sa femme est venue à mon appart pour m’en coller une. »
Il faut dire que j’étais proche d’elle, vu le temps que je passais avec Trevor. Elle a, justement, vu le tout comme une trahison.
« Aux dernières nouvelles, il avait pris une retraite anticipée. »
J’ai un petit sourire maladif et me ressers un petit four que j’avale sans cérémonie.
« Je suppose que mon âge quand tout ça a commencé n’a pas dû aider les décisionnaires à pencher en sa faveur. »
Les lois étant ce qu’elles sont, Trevor n’a jamais rien risqué pour ce qu’il a fait et je n’ai jamais vraiment pu clôturer cette affaire comme je l’aurais voulu.
« Je n’ai aucune idée de ce que je lui dirais si je lui revoyais…Il a été responsable des pires années de ma vie, mais c’est aussi grâce à lui que j’en suis où j’en suis aujourd’hui… tu vois ce que je veux dire ?