Un regard à droite, puis à gauche. J'effectue ce mouvement à deux reprises pour être sûre que le couloir est vide. Vingt-trois heures s'affichent sur ma montre en même temps qu'un sourire satisfait à mes lèvres. J'ai réussi à coucher toutes les filles de la colo et à vérifier que tout le monde était endormi dans son lit en l'espace de trois-quarts d'heure, un exploit comparé aux débuts du séjour. J'ai même eu le temps de patienter tranquillement dix minutes dans un coin pour être sûre que les jeunes n'attendaient pas mon départ pour entrer dans la chambre de l'une et de l'autre. Personne à l'horizon, j'étais fière de moi. Les filles devaient sûrement être épuisées après la longue journée que nous avions eu. Ce n'était pas plus mal, je pouvais tranquillement descendre les escaliers pour me rendre dans le bâtiment principal. En sortant du dortoir des filles, je sentis un léger vent qui me glaça le sang. Bizarrement, il avait plu toute la journée alors qu'il avait fait beau et chaud ces derniers jours. Depuis que j'avais ouvert les yeux ce matin, une sensation bizarre me parcourait sans cesse le corps. Je n'avais pas réussi à déterminer ce que c'était ou ce que cela pouvait signifier. Maintenant que la journée s'achevait, j'étais plutôt soulagée que rien de mauvais ne s'était passé. J'étais ce genre de fille moi. Je pouvais sentir à l'avance quand quelque chose allait m'arriver. Mon instinct qui me prévenait à l'avance pour que je ne sois pas surprise. Du moins, c'était ce que je me forçais à croire pour avoir une explication. Peut-être que finalement, je couvais quelque chose et que c'était ce qui expliquait que je n'étais pas au top de ma forme. Il fallait dire que ces derniers jours avaient été épuisants. La colo touchait à sa fin et le programme comptait beaucoup de randonnées et de promenades avec pique-nique pour bien profiter de l'environnement. J'étais exténuée et frigorifiée lorsque j'avais enfin franchi les quelques mètres qui séparaient le dortoir des filles du bâtiment principal.

En traversant le couloir, je profite quelques secondes du calme qui s'impose. C'était agréable et effrayant à la fois. J'avais tellement l'habitude d'entendre les cris des jeunes que le calme m'était presque oppressant. J'accélère le pas pour entrer au plus vite dans la salle de repos des animateurs. Je croise Julia qui me sourit avant de quitter la pièce. Comme à son habitude, elle rejoint la chambre que l'on partage toutes les deux avant moi, pour lire tranquillement et aller dormir lorsque je décide également d'aller me coucher. À force d'agir de cette manière, on s'est habituées l'une à l'autre et je la considère même comme une amie au delà du fait que l'on travaille ensemble. Je m'avance vers la table pour faire chauffer de l'eau et la verser dans mon mug, accompagné d'un sachet d'Earl Grey russe, mon préféré. Quelques minutes d'attente après, je jette le sachet de thé et je me dirige vers le canapé dans l'intention de m'y installer lorsque j'aperçois une silhouette familière. Je pouvais reconnaître Noan directement, même s'il me tournait le dos. Il est étrangement silencieux, mais je me dis qu'il ne m'a peut-être pas vu. Nous sommes seuls dans la pièce désormais ce qui me rendait assez heureuse étant donné que je ne l'avais pas beaucoup vu de la journée. À vrai dire, maintenant que j'y pense, je n'avais fait que le croiser. J'étais tellement absorbée par cette journée que je m'en rendais à peine compte. Je m'avance vers lui pour poser ma tasse sur la table basse qui se trouve juste en face du canapé et m'y installe, le sourire aux lèvres. "Salut toi !". À nouveau, cette sensation étrange que j'avais eue toute la journée revint s'installer. Mais cette fois-ci, de manière plus intense. Mon estomac se noue, je ne sais toujours pas pourquoi. Je décide de poser mon regard sur le jeune homme, je sais que cela va m'apaiser. C'est toujours le cas, lorsqu'on regarde celui que l'on aime n'est-ce pas ? Pourtant, ce sont des traits durs et figés qui me font face. Un visage que je n'avais encore jamais connu jusqu'à présent. D'instinct naturel, je pose ma main sur la sienne tendrement. Était-ce pour le rassurer lui ou moi ? "Est-ce que tout va bien ?" Je ne le savais pas encore, mais cette nuit allait être la plus longue et douloureuse de ma vie.

L'esprit ailleurs, Noan regarde ses pieds. Comme s'ils étaient la plus belle chose qu'il n'a jamais vue, ses yeux ne semblent pas vouloir les quitter. Cette colonie de vacances, c'est quelque chose qu'il n'a pas eu le choix de faire. Mis en congés pour ne pas travailler toute l'année, le jeune homme qui galère n'a pas vraiment eu d'autre choix que de se trouver un petit autre chose dans un domaine qui ne lui est pas étranger.

Cette année-là, Noan s'est disputé avec ses parents. Il a pris ses affaires et leur a craché au visage qu'il serait sans doute mieux seul, qu'il saurait se débrouiller sans eux et qu'il n'avait clairement pas besoin de deux boulets de plus dans sa vie. Pourtant, quitter son frère et sa sœur même pour un moment, ça lui a brisé le cœur. Depuis, sa fierté l'empêche de faire demi-tour alors que sa tête lui hurle de ne pas faire de connerie et d'y retourner. Mais voilà, cela fait déjà presque un an qu'il galère. Il a, certes, déjà trouvé un job en tant que garde forestier, ce qu'il fait le reste de l'année, mais c'est un job à la saison. Il ne peut pas faire les quatre d'entre elles sans prendre le moindre jour de repos. Et Noan se fiche bien d'être fatigué, tout ce qu'il veut, c'est un peu de répit loin du jugement, loin de l'œil soit disant averti de son père et sa mère, qui prétendent tout savoir, à commencer par ce qui est bon pour lui. Pourtant, lui, tout ce qu'il veut, c'est apprendre. Tomber. Se relever.

Ce jour-là, c'est un jour particulier pour lui… Au camp, il y a cette fille. Adèle. Elle fait battre son cœur qui se veut pourtant sourd à tout appel. Elle le fait frémir comme jamais personne ne l'a fait frémir, il est heureux au simple fait d'être à côté d'elle et chaque contact de leur peau est un véritable feu d'artifice. Elle a tout pour le rendre heureux et lui faire oublier ses soucis. Tout à une exception prêt : à la fin du camp, ils ne seront plus au même endroit et Noan n'a pas le temps. Il n'a pas le temps pour une relation quelle qu'elle soit, il n'a pas le temps d'entretenir une flamme qui vacillerait à son premier craquage, à la première évocation de ses deux géniteurs. Et il n'a pas envie de la faire souffrir. Pourtant, il sait très bien que c'est ce qu'il va se produire. Parce que Noan a fait son choix. Il sait quel chemin il va emprunter et il espère le faire le plus tôt possible. Pour que ce pansement soit arraché d'un seul coup, pour que la blessure cicatrise le plus vite possible.

Il entend du bruit à côté du canapé où il est assis. Il a à peine fait attention au fait qu'il se trouve dans la salle des animateurs. Il aurait été au fin fond du lac à côté du camp, la sensation aurait été la même. Le froid s'installe dans tous ses membres alors que la pièce est suffisamment chauffée pour que personne n'ait froid. Ses pieds semblent être d'autant plus fascinant quand il reconnaît le pas d'Adèle. Son cœur s'accélère sous le coup de la panique mais son visage reste fermé, impassible. Ses yeux continuent d'observer le sol où ses chaussures semblent fermement accrochées. Son regard se pose enfin sur elle lorsqu'il l'entend lui parler. Il n'a même pas fait attention au fait qu'elle s'est assise en face de lui. Il marmonne un « Oui, tout va bien. » Mais tout ne va pas bien, clairement. Ce qu'il s'apprête à faire, il n'est pas sûr qu'elle le lui pardonne un jour. Lui-même ne pourra certainement pas se le pardonner.

( changement de pronom )

Il ne la regarde pas. C'était suffisant pour qu'Adèle commence à se poser des questions. D'accord, ils ne se connaissaient pas depuis plusieurs années, mais ces quelques semaines avaient suffi pour qu'ils se rendent compte qu'ils étaient liés par quelque chose de très fort. Elle n'avait jamais ressenti une chose pareille avant. Elle savait pertinemment que ce n'était pas juste une amourette ou des sentiments passagers. C'était d'ailleurs pour cette raison qu'elle n'était pas chamboulée par la fin de la colonie. Elle était persuadée qu'ils allaient se voir après et que leur relation allait se solidifier à mesure que le temps allait passer. Même si cela faisait peu de temps pour qu'elle puisse se dire qu'il était l'amour de sa vie, elle avait appris par cœur ses traits du visage, ses mimiques et ses expressions. C'était pour cette raison qu'elle était capable de dire que quelque chose clochait. Depuis qu'ils s'étaient rencontrés, pas une seule fois Noan ne l'avait regardé sans sourire. Il avait l'air perturbé, nerveux et cela n'annonçait rien de bon. Adèle décida de ne pas s'affoler, peut être qu'il ne s'agissait de rien de grave. Après tout, elle était la première à s'angoisser pour la moindre petite chose, peut être qu'il était pareil ? Il n'a pas réagi lorsqu'elle a posé sa main sur la sienne. Rien de grave. Ce n'était pas elle le problème. La jeune femme avait tenté de se rappeler le déroulement de la journée, pour être sûre qu'elle n'avait rien fait ou dit qui aurait pu mettre Noan en colère. Elle avait beau se triturer l'esprit, rien. Elle ne l'avait même pas vu convenablement, si ce n'est le croiser de temps en temps. Maintenant qu'elle se focaliser là-dessus, elle se rendait compte qu'effectivement, elle ne l'avait presque pas vu aujourd'hui. Elle avait été tellement absorbée par ses tâches de la journée, qu'elle venait à peine d'en prendre conscience. Ce ne devait être qu'une coïncidence, ils avaient beaucoup de travail vu que la fin de la colonie approchait. La jeune femme secoua légèrement la tête, comme pour se débarrasser de ses mauvaises pensées. Tout allait bien, il devait être fatigué. Adèle décida de faire comme si de rien n'était, même si elle mourrait d'envie d'en savoir plus. "On ne s'est presque pas vus de la journée, ça été pour toi ?" Elle n'y arrivait pas. Même si elle avait le sourire aux lèvres, elle n'y arrivait pas. Noan n'était pas comme d'habitude et les traits de son visage étaient tendus. Était-ce légitime de sa part de vouloir en savoir plus ? De vouloir le conforter s'il n'allait bien ? Ils n'étaient pas ensemble depuis si longtemps que ça, mais elle ne pouvait pas s'empêcher d'aller plus loin.  "Je ne sais pas ce qu'il se passe Noan, mais si tu as envie de parler, tu sais que tu peux compter sur moi, je serai toujours là" Adèle savait que cela ne servait à rien d'insister puisqu'il lui avait répondu qu'il allait bien, même si elle savait qu'il mentait. Elle ne pouvait pas lui en vouloir de ne pas se confier de suite, alors elle avait opté pour la méthode du "je suis là en cas de besoin".

Il a du mal à détacher ses yeux de ses pieds. C'est d'autant plus dur que ce qu'il s'apprête à faire est on ne peut plus injuste pour Adèle. C'est aussi injuste pour lui, mais c'est son choix à lui et à personne d'autre. Il ne peut pas se le reprocher, sinon il ne ferait pas ce qu'il s'apprête tout juste à faire. Ses raisons sont floues, même pour lui, mais Noan est certain de faire le bon choix. Il ne veut pas imposer une relation qui ne mènerait à rien à une fille. Surtout pas à cette fille pour qui il commence à ressentir des choses qu'il n'a jamais ressenties auparavant. Et mieux vaut tout arrêter avant que ça ne les détruise complètement.

Il sait qu'il sème le trouble et le doute dans l'esprit d'Adèle. Il n'a pas besoin de la regarder pour ressentir à quel point elle est désorientée. Il la connaît par cœur, ils sont comme connectés l'un à l'autre et elle doit bien ressentir la bataille qui prend place en son for intérieur. Elle ne sait probablement pas de quoi il s'agit. Quel enfoiré irait jusqu'à casser avec la fille qu'il apprécie alors que tout va pour le mieux pour eux ? À part lui, personne. Il aurait préféré que cette colonie dure toute la vie pour qu'il puisse la passer à ses côtés. Au lieu de quoi, il allait devoir enchaîner encore les boulots pour se débrouiller seul. Fâché avec ses parents, sans le moindre revenu. Même si ces deux là lui avait donné quoi que ce soit, il aurait trouvé le moyen de refuser, d'empêcher un quelconque don de leur part, trop fier qu'il était. Il n'est pas prêt à les laisser revenir l'air de rien dans sa vie, et sans doute le contraire est-il vrai. Il hausse les épaules. « Rien à déclarer. » Un semblant de sourire apparaît sur ses lèvres pour aussitôt disparaître. Qu'il n'oublie pas ce qu'il s'apprête à lui dire. Qu'il ne change pas d'avis alors que ça lui crève le cœur et lui tord l'estomac, ce qu'il s'apprête à faire. Ses yeux se ferment. C'est justement ça le problème. Il ne peut pas se permettre qu'elle soit là alors que lui ne le sera certainement pas. « Justement, non. Tu ne seras pas toujours là, Adèle. » Son ton s'est légèrement refroidi, mais il n'y a pas une once de reproche dans ses paroles. Juste une constatation. Supposée l'amener là où il le souhaite. Du moins là où il pense qu'il devrait arriver.

Elle essaie Adèle. Elle essaie vraiment très fort de faire abstraction de cette ambiance qui n'annonce rien qui ne vaille. Elle utilise toutes ses forces pour garder ce sourire peu crédible sur le visage et elle serre les poings, comme pour empêcher l'anxiété d'élire domicile en elle. Mais elle n'est pas dupe non plus. Elle comprend bien que tout ne va pas bien et, plus le temps passe, plus elle se rend compte qu'elle est concernée parce qu'il se passe actuellement. Et c'est là qu'elle commence à avoir peur Adèle. Parce que la première chose qui lui vient à l'esprit, c'est exactement ce qui viendrait à l'esprit de n'importe quelle personne en couple et sans sa situation : la rupture. Mais elle est confuse aussi, Adèle. Elle avait l'impression que tout allait bien entre eux et qu'au contraire que tout portait à croire que leur lien allait se solidifier après la colonie. Alors elle ne comprend pas, peu importe par quel coin elle observe leur histoire. Le regard fixé sur un point droit devant elle, elle réfléchie. Beaucoup trop d'ailleurs. Peut-être que ce n'était rien, peut être qu'elle se faisait des idées et qu'il était fatigué. La fin d'une colonie, c'est épuisant quand même. Pourtant, la jeune femme comprend bien qu'il ne s'agit pas de la colonie lorsqu'il répond à sa question. D'habitude, il lui raconte les moindres détails de sa journée, même les choses les plus futiles, juste pour les partager avec elle. Alors Adèle plante son regard dans celui de Noan et elle ne dit rien. Pas un mot. Elle est lassée de voir Noan se murer dans le silence et elle lui en veux presque de ne pas lui expliquer. Mais de l'autre côté, son cœur commence à se serrer et la peur s'introduit dans son esprit.

Malgré tout, son léger sourire ne suffit pas à la rassurer. Elle le connaît si bien qu'elle sait que ce n'est que temporaire. L'ambiance est glaciale et la jeune femme se torture l'esprit pour savoir comment améliorer les choses. Mais tout se vide en l'espace de quelques secondes. En l'espace de quelques mots. Les dernières paroles de Noan venaient de la gifler violemment. Elle sait désormais. Peu importe ce qui va suivre, les raisons qu'il va invoquer, elle sait. Et elle commence à maudire son instinct Adèle, parce qu'elle lui en veut de lui avoir donné raison. Elle a l'impression d'avoir déjà le cœur brisé alors qu'il n'a ni infirmé, ni confirmé la chose. Mais elle le sait quand même. "Qu'est-ce que tu essaies de dire Noan ?" Question rhétorique, d'une certaine manière. Il pouvait y avoir une multitude de possibilités pour la suite de cette conversation, mais la finalité allait être la même et Adèle en est consciente. Elle connaît la réponse, mais ne peut s'empêcher de poser la question quand même. Elle fait de son mieux pour ne pas avoir la voix qui tremble et dévie son regard du jeune homme. Elle ne comprend pas. Ne fais pas ça. S'il te plaît. Adèle l'implore intérieurement de ne pas aller jusqu'au bout, même si elle voit bien que Noan n'a pas l'intention de changer d'avis. "Pourquoi est-ce que tu fais ça ?" Elle avait beau retourner la situation, aucune raison valable ne lui vient à l'esprit pour justifier la fin de leur relation. Alors autant ne pas tourner autour du pot et poser la question directement, non ?

Il n'aime pas faire ça en temps normal, et Noan trouve ça d'autant plus compliqué qu'il semblerait qu'il n'y ait aucune raison valable d'agir de la sorte. Seulement des excuses, c'est vrai, mais lui les voit comme des faits qui prouvent que cette relation est vouée à l'échec. Son cœur tambourine si fort dans sa poitrine qu'il est sur le point de faire un malaise. Ou de vomir sur sa belle. Dans tous les cas, les mots qui finiront par sortir ne seront qu'un ramassis, de la bouillie, quelque chose le plus proche possible d'une vomissure. Ca le fout en l'air d'en arriver à une telle conclusion, d'autant plus que tout va bien entre eux. Mais la colonie va bientôt terminer et il ne peut pas se permettre de se laisser emporter par une quelconque amourette. Oh, bien sûr, Adèle est tout sauf quelconque, tout comme leur relation. Mais il est certain qu'avoir l'esprit ailleurs serait signer sa perte dans le dur monde qui l'attend. Ces durs moments dont il se rira des années plus tard comme étant des épreuves qui l'ont forgé. Tourner le dos à ses parents n'était pas le meilleur des choix, mais désormais que c'est fait, une seule route est tracée et il ne peut se permettre de la dévier. Il évite de la regarder parce qu'elle ne veut pas qu'elle devine, il ne veut pas lui briser le cœur. Mais encore une fois, ce n'est pas la bonne voie qu'il empreinte pour ça. Chaque scénario qu'il envisage finit brutalement. Il ne sait pas y faire. Ses ruptures ont toujours été simples, évidentes. Et il est tout sauf évident de rompre avec la femme qu'il aime de ton son cœur, celle dont il est persuadé qu'on lui a destiné. Mais si le monde est si bien fait, ils se retrouveront le moment propice. Il l'espère, en tout cas. Mais pour ça, il faudrait qu'il s'y prenne suffisamment bien pour qu'elle ne lui en veuille pas jusqu'à la fin de leurs jours.

Ses yeux finissent par croiser les siens. Plusieurs fois, mais jamais bien longtemps. Ce qu'il veut dire paraît évident pour l'un comme pour l'autre. Alors il ne répond pas à cette question qui n'attend pas réponse blessante. Ses yeux se détournent et il choisit d'en faire de même. Il regarde droit devant lui. Essayant de faire abstraction du fait que son cœur est divisé en deux : si l'une des deux parties se meure de ce qu'il se passe, l'autre crie à Adèle qu'elle ne peut vivre ni sans elle ni avec elle. Une partie raisonnable qui élude ce dilemme de façon simple mais indicible pour autant. Il ferme les yeux et se lance. Les regrets l'assomment avant même que les paroles ne franchissent la barrière de ses lèvres.  « Je veux dire que tout ça ne mène à rien. Notre couple ne survivra pas après le camp… et je ne suis plus certain de ce que je ressens. » Un poids tombe sur son estomac. Que de mensonges. « Ni de l'avoir vraiment ressenti. » Sa mâchoire se ferme et se serre comme s'il luttait pour que les mots ne sortent plus. L'air déterminé et froid sur son visage devient plus intense de cette grimace, bien qu'involontairement. Le mal est fait.

Stupide. C’est comme ça qu’elle se sentait Adèle. Elle qui pensait que tout allait bien entre eux et que leur relation était plus solide que jamais. Noan lui avait tant apporté en ces quelques semaines qu’elle en était arrivée à la conclusion qu’il ne s’agissait pas simplement d’une amourette de vacance comme cela pouvait être le cas pour les adolescents du camp. Elle avait tellement confiance en ses sentiments que jamais il ne lui était venu à l’esprit que tout pouvait se terminer ce soir. Alors oui, Adèle se sentait complètement stupide. Stupide d’avoir même fait une liste de tout ce qu’elle voulait faire avec Noan après ce boulot. De tous les lieux qu’elle voulait lui faire découvrir et de toutes les personnes qu’il fallait qu’il rencontre parce qu’ils faisaient partis de ta vie. Et toutes ces choses qu’elle s’était imaginée venaient partir en fumée en l’espace de quelques secondes, de quelques mots. Tout cela ne mène à rien, le couple ne survivra pas après le camp. Un enchaînement de mots qui lui brisait le cœur, plus que ce qu’elle n’aurait pensé. C’était pourtant prévisible, un si grand amour pour une seule et même personne ne pouvait que mener à une tout aussi grande douleur et peine. Elle avait l’impression que Noan lui arrachait cet organe qui n’avait pas arrêté de battre pour lui malgré tout, malgré ses mots. La jeune femme était confiante, elle se disait qu’elle arriverait peut-être à le convaincre que tout n’était pas vain, qu’ils avaient vécu d’assez bonnes choses pour le faire changer d’avis et lui laisser une chance. Elle pouvait comprendre qu’il puisse douter de ses sentiments et ne pouvait pas nier en être arrivée aussi à ce moment-là. Elle aussi s’était posée des questions sur l’après-camp. Elle aussi voulait avoir les idées claires et décider en conséquence. Mais elle avait compris que c’était une évidence et qu’elle ne pouvait pas trouver ailleurs ce qu’elle avait avec Noan. “J’avais pourtant l’impression qu’on était sur la même longueur d’onde. On a passé de si bons moments, je ne vois pas pourquoi ce ne serait plus le cas après le camp. Je suis sûre que …”.

Adèle n’avait plus rien dit. Elle ne pouvait pas ajouter un mot de plus, il venait de l'achever. Qu’il ait eu des doutes sur ce qu’il ressentait à l’approche de la fin de l’été était une chose et elle était prête à discuter à ce propos avec lui pour qu’ils puissent prendre une décision sur leur avenir commun ensemble. Mais douter de ses sentiments depuis le début… Ça, c’était autre chose. Chose contre laquelle Adèle ne pouvait pas lutter. Comment pouvait-elle forcer quelqu’un à l’aimer ? Elle avait le cœur qui se serrait, prêt à exploser. Une énorme boule venait de se former dans son estomac et elle se mordillait les lèvres si fort pour éviter d’éclater en sanglots. S’il ne l’avait jamais aimé, pourquoi être resté avec elle si longtemps ? Pourquoi ne pas lui en avoir parlé plus tôt ? Pourquoi avoir attendu qu’elle s’engouffre corps et âme dans cette relation ? Pourquoi ne pas l’avoir freiné plus tôt ? Pourquoi lui avoir fait croire toutes ces choses alors qu’il savait déjà que ça n’irait pas plus loin ? Pourquoi avoir joué avec elle ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? C’est instinctivement que la jeune femme retire sa main qu’elle avait posé sur celle du jeune homme auparavant. Stupide. C’était ainsi qu’elle se sentait face à lui, le cœur meurtri. Il s’était bien joué d’elle depuis le début finalement. Et elle, elle était là, comme une enfant naïve à croire qu’ils allaient vivre une grande et belle histoire d’amour une fois rentrés chez eux. Elle ne savait pas quoi faire. Tellement d’émotion bouillonnait en elle qu’elle était complètement perdue. Devait-elle lui hurler dessus, le gifler violemment, pleurer toutes les larmes de son corps ou tout simplement partir en silence ? Adèle aurait voulu faire toutes ces choses l’une après l’autre, mais rien n’y faisait. Pas un seul son ne sortait d’entre ses lèvres, pas une seule larme ne voulait couler le long de sa joue malgré son regard embué, sa main s’était reposée sur sa cuisse et elle ne trouvait pas le courage de se lever et de quitter la pièce. Elle a mal, mal à en crever Adèle. Personne ne lui avait jamais fait autant de mal en 25 ans d’existence. C’est en se basant sur cette douleur qu’elle avait posé un regard froid et plus distant que jamais sur Noan. “Tu es sûr de toi, que tu ne vas pas le regretter ?”. C’est tout ce qu’elle voulait Adèle, pour mettre un point final à cette conversation et à leur relation par la même occasion : que Noan le lui dise en la regardant dans les yeux. Au vu de la tournure des choses, elle savait pertinemment qu’il allait le faire et que ça allait la briser davantage, mais elle avait besoin de ça pour se rendre compte de la réalité. “Tu sembles avoir pris ta décision donc j’imagine qu’il n’y a plus rien à dire, je vais te laisser”. Sa voix tremblait légèrement en prononçant ses mots, parce qu’elle est sur le point de s’écrouler et de céder à ses vives émotions. Elle avait besoin à tout prix de partir, de s’éloigner de lui, mais tout son corps la suppliait de s’accrocher à lui. Ça lui arrache le cœur et l’âme, mais si elle restait encore, elle allait craquer et il était hors de question qu’Adèle se ridiculise encore plus que ça n’avait déjà été le cas. Il n’avait pas le droit d’avoir encore une emprise sur elle, il n’avait plus le droit de rien. Elle se refusait de lui offrir ce spectacle, lui qui devait se sentir victorieux à présent, d’avoir joué avec ses sentiments. Adèle s’était levée, non sans difficultés, prête à s’en aller au plus vite, prête à s’éloigner de ce cauchemar et de cette réalité qu’elle n’arrivait toujours pas à accepter.

Adèle, il est fou d'elle. Il l'aime plus qu'il n'a jamais su aimer de toute sa vie. Avec elle, Noan a découvert le véritable sens de l'amour et toutes les proportions que cela impliquait. Bien sûr qu'il ne peut pas se passer d'elle. Pourtant, il est là, devant elle, en train de lui jurer qu'il n'est pas certain de ce qu'il ressent pour elle. C'est tellement injuste d'en arriver là, tellement insensé. Surtout qu'il a eu tout l'été pour mesurer l'impact de leur relation sur sa vie. Mais il s'est oublié dans ses bras, trop bien pour décider d'en bouger, trop heureux pour s'imaginer une autre vie que celle-ci. Et désormais, la réalité lui éclate au visage comme une bombe lâchée en pleine première guerre mondiale. Non, clairement, il aurait préféré avoir autre chose à faire, autre chose à dire que cela. Il se sent tellement minable. La seconde erreur qu'il a faite, c'est taire ses histoires familiales, son problème pour vivre. S'il a fait ce camp, c'est surtout parce qu'en plein été, il n'a pas grand chose à faire à la réserve. Alors, forcément, il lui fallait un revenu supplémentaire. Des dépenses en moins. Et ainsi il a pu gérer sa vie comme il l'entendait. Tomber amoureux. De cette fille géniale. Si géniale qu'il était en train de la blesser à cet instant précis, dégoûté de son attitude et de ces choix qui n'en sont finalement pas. « Je pense que, toi comme moi, on s'est trompés là-dessus. » Il ferme les yeux comme pour ne pas voir tous les mensonges qui s'échappent de sa gorge. « On ne l'était pas. Le camp nous l'a laissé croire. Et maintenant, c'est évident. »

Noan n'a jamais eu à rompre dans sa vie. Pas de façon aussi cruelle, tout au moins. Il ne peut que s'imaginer la tempête de questions et de sentiment qui doit envahir la jolie brune. Il aimerait la prendre dans ses bras, la réconforter, lui dire que ce n'est qu'un moment à passer, qu'il n'est qu'un con... Mais il ne peut pas. Parce que, justement, le problème, c'est lui. Parce qu'il mérite la haine qu'elle doit ressentir envers lui et qu'il se donnerait des baffes si seulement il le pouvait. S'il pouvait revenir en arrière, il se serait contenté de lui dire la vérité. Mais maintenant, c'est le coeur lourd qu'il lui dit au revoir. Il ne réalise pas que le choix, il l'a. Il réalise juste qu'il est attaché à elle, qu'il l'aime et que tout ça est une torture. Il a besoin d'elle et voilà qu'il se sépare d'Adèle comme on jetterait à la poubelle de vieux tissus abîmés. Pourtant, elle est loin d'être aussi peu importante à ses yeux. Elle veut tout dire pour elle. Le réconfort qu'il n'a pas eu de ses parents, c'est auprès d'elle qu'il l'a trouvé. L'assurance que tout peut être beau, c'est elle qui la lui a donné. La confiance en l'avenir, tout ça. Elle l'a appuyée puisque ce sont son frère et sa soeur qui lui ont d'abord montré la voie... et voilà qu'il met tout au feu. Comme s'il n'avait pas le choix. C'est ce qu'il pense, il en est persuadé. Il soupire, conscient que ses paroles vont être déterminantes. Mais il n'a pas le coeur à être un connard jusqu'au bout. « Je ne sais pas, Adèle. Mais, pour l'instant, ça me semble n'être la seule solution. » Il a soufflé ces paroles, si bas qu'il espère qu'elle n'a entendu que le début. Et pourtant la suite de ses paroles sont claires. Elle se lève, prête à partir. Instinctivement, il se lève à son bras et lui retient le bras. Il sait qu'il n'a pas le droit. Il sait qu'il vient de jeter au feu tout ce qui la retenait vers lui et pourtant, c'est lui qui la retient. Juste le temps de lui dire la seule chose vraie de ce discours. « Je suis désolé, Adèle. »

Elle ne sait pas quoi faire Adèle, elle se sentait complètement perdue. L’ascenseur émotionnel qu’elle était en train de vivre était un vrai cauchemar. Son visage s’était illuminé lorsqu’elle avait franchi la porte et que son regard s’était posé sur Noan. Parce que c’était l’effet qu’il lui faisait, il la rendait heureuse. Plus qu’elle ne l’avait jamais été jusqu’à présent. Et maintenant, elle devait se faire force pour retenir ses larmes et la haine et la tristesse menaient un combat sans nom dans son esprit. Elle voulait le détestait à tout prix, peut-être que ce serait plus facile à accepter. Après tout, Adèle avait l’impression que Noan s’était joué d’elle. Ses doutes ne semblaient pas être récents et elle ne supportait pas l’idée que son esprit se posait déjà des questions depuis un moment. Parce que pendant ce temps, elle, elle vivait un rêve éveillé et elle était plus épanouie que jamais. Mais elle s’était trompée apparemment, du moins, c’était ce que prétendait Noan. Qu’ils s’étaient trompés tous les deux. Alors tout ce qu’elle avait l’impression de ressentir ces derniers temps n’étaient que mensonge ? Pourtant, elle se souvenait de ses rires, de son regard malicieux et de ses gestes affectueux, ils ne pouvaient pas être faux, ce n’était pas possible. Adèle était persuadée que quelque chose clochait, parce que le Noan qu’elle connaissait n’aurait jamais agi de la sorte. Elle avait envie de le secouer dans tous les sens et de lui demander d’arrêter cette scène ridicule et de la prendre dans ses bras. Mais ce n’était pas possible. Ce n’était plus possible. Une évidence, comme il venait de le lui dire. “Ce n’est pas le camp qui est responsable Noan, c’est toi. Ce qui semble être une évidence pour toi aujourd’hui était un bonheur pour moi”. Quelque chose avait changé entre eux et il était impossible de revenir en arrière. Même si cela n’empêchait pas la jeune femme d’aimer toujours autant Noan, il venait de briser quelque chose en elle, qui semblait irréparable. “C’est toi qui m’as menti pendant tout ce temps où tu avais des doutes. Je ne suis qu'une idiote et tu en as bien profité”.

Ça lui fait mal à Adèle, de lui dire ces choses-là. Mais c’était ce qu’elle ressentait à cet instant précis. Elle se sentait utilisée et trahie. Elle n’arrivait toujours pas à comprendre pourquoi il ne lui avait pas parlé plus tôt de toutes ces questions qu’il se posait à propos de leur relation et de leur avenir commun. Pourquoi lui balancer toutes ces choses maintenant que le camp prenait fin ? N’était-elle donc qu’une histoire temporaire à ses yeux depuis le début ? C’est un mélange d’émotions différentes qui l’animent désormais. Elle a envie de lui cracher toute sa colère au visage, parce qu’elle se sentait vraiment comme la dernière des idiotes à l’avoir laissé jouer avec elle autant. Elle a aussi envie de s’accrocher à lui et de lui dire qu’elle ne veut pas qu’ils se quittent comme ça, pas après tout ce qu’ils avaient vécu. Elle ne voulait pas d’un après-camp sans lui, il en était hors de question. Adèle avait l’impression d’être enfermée dans une impasse. Elle ne pouvait pas rester, mais elle ne pouvait pas fuir non plus. Impuissante, elle assistait à la fin de son amour sans pouvoir y faire quoique ce soit. À mesure que Noan parlait, elle s’engouffrait dans une confusion plus grande encore. La solution à quoi ? Pour l’instant ? Adèle n’était pas dupe, elle avait bien compris que Noan ne lui disait pas tout et qu’il lui cachait quelque chose. Mais elle avait abandonné l’idée de creuser et de tenter de le raisonner. Parce que s’il lui avait réellement fait confiance, il lui en aurait parlé bien avant. Il ne se servirait pas de cette excuse pour rompre avec elle. “La seule solution à propos de quoi au juste ?”. Adèle n’en pouvait plus, une fois encore elle avait l’impression que Noan la tenait à l’écart de quelque chose le concernant. Mais plus elle y pensait, plus elle se disait que ça ne valait pas la peine. “En fait, laisse tomber, je ne veux pas savoir. Si tu m’avais fait confiance, tu m’en aurais parlé plus tôt”. Elle est en colère Adèle, en colère parce qu’elle a l’impression d’avoir vécu des choses inoubliables avec Noan alors que ce dernier venait d’avouer clairement qu’elle avait été toute seule à avoir tous ses sentiments. C’en était trop, la jeune femme voulait s’éloigner de lui. Il lui était impossible de croiser à nouveau son regard sans perdre l’équilibre. Prête à fuir comme une voleuse, Adèle venait de tourner le dos à celui qu’elle aimait plus que n’importe qui. Lorsque sa main se pose sur son bras, c’est tout son corps qui ressentait un électrochoc, parce que c’était ce qu’elle ressentait à chaque fois que Noan la touchait. En entendant ses dernières paroles, elle n’avait pas pu empêcher sa tristesse de s’écouler le long de ses joues rougis. Adèle ne pouvait plus se retenir, c’était bien trop lui demander. Le visage trempé, c’était une dernière fois qu’elle avait posé son regard sur Noan, tant pour mémoriser les traits de son visage que pour lui montrer du regard à quel point il venait de la blesser. “Ca ne suffira jamais”. Parce que c’était vrai, peu importe à quel point il pouvait s’excuser, Adèle n’allait jamais lui pardonner. La jeune femme s’extirpa de son emprise en retirant brusquement son bras pour sortir de la pièce sans se retourner.