Pour les musiciens, et pour le Conservatoire surtout, la fin d’année rimait avec auditions, concerts, évaluations, présentations, répétitions. Bref, pas de repos quoi. Je finissais bien plus tard que habituellement. Heureusement que je n’étais pas un gros dormeur et plus une créature de nuit. Donc j’étais fatigué, mais ça aurait pu être pire. Au moins le soir je dormais chez moi et non dans un bus où le confort n’était pas top pendant qu’on roulait vers la prochaine scène. Le temps des tournées avec les Scarlett Zombies me semblait loin aujourd’hui. Pourtant, j’avais l’intime conviction que bientôt on serait à nouveau sur les routes. Dans l’immédiat on se contentait de répétitions régulières et de petites scènes du coin, mais si on maintenait cette cadence, peu de doute qu’on pourrait reprendre une tournée locale dans moins d’un an.

En attendant, j’étais rentré ce soir à presque minuit. Et est-ce que j’allais juste me laisser tomber dans mon lit ? Oh non. Déjà, il me fallait une bonne douche et après, un snack. Certes, j’avais dîné en début de soirée, mais ça creusait que de passer sa soirée à bosser. Oui, même si ce soir c’était surtout mes élèves qui étaient montés sur scène pour faire le show, il avait bien fallu que je donne du miens aussi, que je prouve à leurs parents et proches qu’ils ne payaient pas le Conservatoire pour rien. Bref, je me fis rapidement des nouilles instantanées que je mangeais tout en relisant les partitions qui traînaient sur mon piano. Certains disent que je n’arrête jamais et ils n’ont pas tort. Quand je rentrais j’aimais bien passer quelques minutes à jouer. Alors oui, toute la journée, je donne des cours de piano et on pourrait croire que, quand je rentre, la dernière chose dont j’ai envie, c’est entendre une note de plus. Et pourtant, non. Au contraire, c’était ma façon de décompresser de ma journée, de me vider l’esprit.

Oh oui, ça embêtait sans doute mes voisins, parce que c’était un rituel que je faisais toujours que ma journée se finisse à dix-huit heures ou à minuit. Mais je dois avouer que je faisais pas vraiment attention à l’heure. Puis, pour avoir parlé avec plusieurs de mes voisins, la plupart m’avaient dit que, soit ils n’entendaient rien, soit ça ne les dérangeaient pas et qu’au contraire, ils trouvaient ça relaxant. Tous…. Sauf un. Evidemment, il en fallait un. Le fameux voisins qui faisait chier tout les autres. Ce gars je crois qu’il m’avait dans le nez depuis le déménagement de toute façon. Même si je ne jouais pas de piano à pas d’heure, il trouverait une raison pour se plaindre. Rien qu’à mon physique je savais qu’il me détestait. Puis comme je n’étais pas du genre à me laisser marcher dessus, il n’était pas rare qu’on s’engueule tous les deux. Bref, une bonne ambiance dans l’immeuble quoi.

Après mes quelques minutes de piano, j’allais rejoindre Rackham dans le canapé. Bien sûr que je n’avais pas oublié ma petite chatte. Elle avait eu le droit à son repas aussi, mais elle était rapidement retournée se coucher. Alors qu’elle dormait à mes côtés en ronronnant, je relisait mes partitions et mes notes. Quand je vous dis que je n’arrête jamais. Tout ce bazar, c’était des compositions. Certaines étaient pour les Scarlett Zombies, d’autre étaient des projets perso. Il y en avait partout sur la table basse, sur le canapé, par terre autour. Pour un bourreau de travail, je n’étais pas très organisé. Mais j’arrivais tout de même à m’y retrouver.

Je ne sais pas combien de temps c’était écoulé depuis que j’avais commencé à bosser, mais je devais être plus fatigué que je le pensais. C’est la sonnette de l’appartement qui me réveilla. Au début, je pensais que c’était un rêve, j’attendis un peu en me disant que c’était peut-être rien, peut-être quelqu’un qui s'était trompé de porte ou que sais-je encore. Mais la personne à la porte se faisant insistant, je fini par grogner, pousser Rackham qui dormait sur moi et me diriger vers la porte. Je n’étais habillé que d’un jogging, en passant j’attrapai un sweat noir que je j’enfilai rapidement avant d’ouvrir la porte. Ok, de toutes les personnes qui auraient pu se trouver en face de moi, je ne m’attendais pas à un pompier. Immédiatement, l’homme me salua et me présenta la raison de sa visite.

Mon cerveau mit un moment à analyser la situation. Je regardais mon interlocuteur de haut en bas. Je pensais que les pompiers beaux gosses ce n’était qu’une légende qu’on voyait dans les téléfilms et les séries. Pendant une seconde, je me demandais si ce n’était pas une sorte de blague ou une surprise. Zep serait bien du genre à payer pour qu’un danseur se pointe à ma porte pour me faire un show. Mais là, ce n’était pas mon anniversaire, on avait fait aucun pari récemment non plus. Puis, cet uniforme me semblait bien trop de bonne qualité pour n’être qu’un déguisement. De toute façon j’étais trop fatigué pour quoique ce soit, alors je choisi l’option la plus simple, c’est à dire, d’arrêter de réfléchir trop et partir du principe que le pompier était bien un pompier.

- Euh bonsoir et… euh… Bah non, vous rentrez pas chez moi. Enfin, vous voyez de la fumée là ? Vous avez chaud vous ?

Je levai un sourcil. Je devrais sûrement être plus sympa avec les agents du service publique qui risquent leur vie tous les jours. Mais là, il devait être quoi, une heure ? deux heures, peut-être ? J’avais juste envie de retourner me coucher. Une personne plus intelligente aurait sans doute pas hésité un seul instant avant de laisser entrer le pompier pour qu’il fasse son travail de vérification qui aurait sans doute pas pris plus de quelques minutes. Mais je suis con et mon cerveau avait du mal à se convaincre qu’il s’agisse vraiment d’un pompier :

- Putain, on dirait le début d’un mauvais porno… C’est quoi cette blague…

J’avais plus marmonné cette phrase pour moi-même que pour mon interlocuteur. D’ailleurs je m’apprêtais à refermer la porte. Non mais il est gentil le gars, mais j’avais envie de de dormir et en plus, j’étais presque sûr que si je laissais la porte ouverte trop longtemps, Rackham allait finir par se barrer dans le couloir et j’allais passer ma nuit à essayer de la rattraper.

Visiblement, ce n’était pas une blague. Au final, je crois que j’aurais tout même préféré trouver un chippendale à ma porte, plutôt qu’un pompier voulant chercher de la fumée dans mon appartement. Ça m'apprendra à prendre mes rêves pour une réalité. On ne peut pas m’en vouloir non plus, à cette heure, j’avais toutes les raisons du monde pour ne pas avoir la tête sur les épaules et assez de neurones pour bien analyser la situation. Heureusement le pompier, bien qu’il manquait d’humour de mon point de vue, ne manquait pas de patience. Il était là pour faire son job et c’est tout. Je ne me retins pas pour lâcher un long soupire et bâiller.

Tout ça, c’était sans compter le collègue, beaucoup moins patient que le pompier que j’avais sous les yeux. Immédiatement, mon sang ne fit qu’un tour. Je posai sur le deuxième homme un regard noir. Il avait de la chance que je sois fatigué et que son supérieur ait réagit plus rapidement que moi, parce que je n’aurais eu aucune pitié à lui en coller une avant de lui fermer la porte au nez. Je n’étais vraiment pas d’humeur pour une joute verbale. J’étais presque sûr que, légalement, fumé ou pas, j’avais le droit de leur refuser l’entrée. Le premier pompier repris la parole, toujours patient mais mon regard restait à fusiller le dénommé Hilton.

- Hm.

Ce fut ma première réaction à l’argumentation du lieutenant. Je ne pouvais pas le contredire. Plus vite on en aurait fini avec ça, plus vite je pourrais retourner me coucher. Même si, malheureusement, j’avais le sommeil léger et j’étais du genre à avoir du mal à retourner au lit si je me levais en pleine nuit. Enfin, ce serait le problème pour plus tard. Réalisant que ma réaction n’était pas une réponse suffisante, je dirigeai de nouveau mon regard vers mon premier interlocuteur :

- Ok, ok. Vas-y, rentre, on va pas y passer la nuit. Mais que toi, pas lui.

Un nouveau regard noir pour le collègue. Non, je ne prenais pas le lieutenant en otage, je n’avais pas l’intention de lui faire quoique ce soit. Je n’avais juste pas envie d’entendre davantage de ce Hilton. J’en savais assez pour savoir que je ne l’aimais pas et que je ne voulais pas de ce genre de type chez moi.

- Toi par contre tu restes là.

Je vous l’avais dit, ça faisais trop longtemps que la porte était ouverte, Rackham s’était levée pour venir voir ce qu’il se passait. Je laissais le pompier rentrer, puis rattrapai ma chatte avant de claquer la porte.

- Du coup, ça se passe comment ? Vous voulez vérifier quoi au juste ?

Évidemment, on ne change pas une équipe qui gagne, je fus obligée de laisser Rackham partir parce qu’elle commençait à cracher contre l’inconnu et à se débattre dans mes bras. Je regardais mon chat partir se cacher, indifférent :

- Hm, elle est pas très sociable. Bon, quitte à être réveillé… Tu veux un café ?

Je n’avais aucune idée pour combien de temps le pompier en aurait. Mais je savais que si je ne prenait pas un petit coup de boost tout de suite, j’allais juste continuer de piquer du nez et de bâiller. Hors de question que je m’endorme alors qu’il y avait un inconnu chez moi. Sans attendre de réponse de la part du lieutenant, j’allais dans la cuisine pour démarrer la cafetière. Si le reste du loft était un beau bazar composé majoritairement de partitions abandonnées dans tous les coins, la cuisine était impeccable. Ouais, j’étais une sorte de maniaque mais pas trop. Je faisais souvent le ménage, mais je m’étalais aussi facilement quand je bossais. J’espérais que ça n’allait pas rendre la tâche plus compliquée au pompier.

- Vous avez inspecté tout l’immeuble comme ça, ou c’est juste chez moi ?

Je n’avais pas l’impression de les avoir entendu frapper chez les voisins. Mais en en même temps, je dormais plutôt bien avant qu’ils arrivent et j’étais sûr et certain de ne pas avoir entendu la sirène de leur camion avant.

Au moins, Hilton avait le mérite de respecter son supérieur. Même s’il faisait une sale tête lorsque je fermai la porte, il ne fit pas mine de vouloir rentrer avec son collègue. Je n’étais pas sûr que ce soit très légal non plus pour le coup, pour une question de sécurité des agents et tout… Quoique, le lieutenant était un homme majeur et responsable et même si j’étais très grand, j’étais presque sûr que je n’avais pas beaucoup de chance contre lui. Le pompier était sans doute bien mieux entraîné que je ne l’étais, même si je faisais de mon mieux pour me tenir en forme. Déconnez pas, le cardio c’est super important quand on est chanteur, il ne faudrait pas être à bout de souffle après deux chansons en plein concert. Ce serait la honte.

Je hochai la tête pour montrer que je comprenais, mais en réalité mon cerveau fatigué n’avait assimilé que la moitié des infos. Bon, au moins le pompier savait ce qu’il faisait, il avait une procédure à suivre, vu qu’il n’y avait pas de début de feu, ça ne durait sans doute pas très longtemps. J’eus un sourire en coin lorsque nous parlâmes de mon chat. Je l’aime cette boule de poil, j’espère que vous l’aviez compris. Je failli dire à mon interlocuteur que j’avais rarement vu Rackham apprécier un étranger, mais je me retins. Je pense pas que le type avait très envie de passer sa nuit à m’écouter parler de mon chat. A la place j’allais me faire un café, une tasse, puisqu’il n’en voulait pas.

Pendant que la cafetière faisait son travail, j’observais le pompier depuis la cuisine. J’avais aucune idée de ce qui se passait dans son esprit, mais je me disais que c’était assez étrange de le voir dans ce paysage. Dans mon salon en bazars avec ma table ensevelie sous des partitions, des factures, des pages de notes et autres récépissés. Littéralement, j’avais pour habitude de rentrer et vider mes poches sur cette table avant de passer à autre chose. Et quand j’avais besoin de bosser, je poussais tout dans un coin. Normalement, il y avait mon pc portable quelque part sur cette table. Puis si ce n’était que ça… Il y en avait partout que ce soit, ouais beaucoup de partitions et de notes, des compo plus ou moins avancées, certaines froissées et jeté au sol. Des fois il me prenait de faire du rangement et souvent je retrouvais des chansons dont j’avais totalement oublié l’existence.

Quand mon regard se posa à nouveau sur le pompier, mon esprit revint à la réalité et à des questions de circonstances. Je hochai la tête face au dépit du pompier. J’imaginais bien qu’un canular pareil c’était un risque potentiel de prendre du retard sur une autre intervention. Le genre de truc qui pourrait coûter la vie à quelqu’un, à cause d’une sale blague de mauvais goût. Les gens avaient vraiment du temps à perdre dans cette ville.

- Hm, ouais, ça m’étonnerait pas…

Vous avez vu ma tête ? Evidemment qu’il y aurait au moins un voisin qui ne pourrait pas me saquer et… Oh putain, je crois que je savais parfaitement qui… Ce connard… Je sentais ma colère monter :

- A tous les coups c’est le vieux Sanderson ça… Il peut pas me blairer, ça fait des années que ça dure… Putain…

Je posais ma tasse de café sur le comptoir de la cuisine pour traverser la pièce vers le salon. Je m’arrêtai près du mur sur lequel était suspendu, d’un côté un Ukulélé et de l’autre une guitare basse, remembrance de mon ex. Je tapai alors contre le mur en gueulant :

- SANDERSON ! Espèce de vieux connard ! Les pompiers ? Sérieusement ? T’es vraiment rien d’autre à foutre de ta vie ? Mais si je te fais tant chier, va te trouver une chambre à l’hospice !

Sérieusement, j’étais à deux doigts de quitter mon appart pour aller défoncer la porte du voisin et lui casser les trois dents qui lui restait. Ce vieux croulant, je vous jure… De toute la résidence, il était le seul à me faire autant chier. Il m’avait déjà volé trois fois mon paillasson, laissé ses poubelles devant ma porte. Je pense que c’est lui aussi qui avait glissé des lettres de menaces dans ma boîte aux lettres. C’est bête pourtant, j’avais déjà croisé sa petite-fille à plusieurs reprise, car elle vient s’occuper de lui régulièrement, et c’est une jeune femme adorable. Quelque part, heureusement pour elle qu’elle ne tenait de son grand-père. Il restait peut-être encore un peu d’espoir pour les générations à venir. Quoique, je dis ça, mais elle devait avoir à peu près mon âge. Je notais qu’il faudrait que je l’invite à boire un coup un jour, je suis sûr que ça ferait bien chier son grand-père si on devenait potes. Et peut-être qu’elle arriverait à le convaincre de me foutre la paix. Ou j’arriverai à la convaincre elle de mettre son vieux à l’hospice.

Les excuses du pompier ne me faisaient ni chaud ni froid. Ce n’était pas de sa faute si mon voisin était un connard fini. Je haussai les épaules en guise de réponse. Je ne vois pas trop de quoi il était navré d’ailleurs. Au moins cette histoire avait rapidement été tirée au clair, même si j’étais maintenant trop sur les nerfs pour espérer pouvoir me rendormir rapidement. Tant pis, de toute façon, il me restait encore quelques partitions à corriger. Ouais, j’aimais bien proposer à mes élèves de se lancer dans la compo. Bref, ce ne serait pas ma première nuit blanche. Je n’étais plus à ça près. Au moins le café que je venais de faire ne serait pas gâché.

Quoique, encore plus que de corriger des partitions, j’avais très envie d’aller rendre visite à Sanderson. Je jetais un regard noir au pompier. Il n’avait rien demandé, mais je détestais qu’on me dise de me calmer quand j’étais dans cet état. Comme si le fait de me le dire allait arranger la situation en un claquement de doigt. J’en avais ras le bol de vivre à côté d’un type qui était assez chiant pour appeler les pompiers en pleine nuit, juste pour me réveiller et saboter les quelques heures de sommeil que j’aurais pu gratter. J’attrapais la carte de mon interlocuteur sans grande conviction. Ca va, je connaissais les numéros d’urgence, ce n’était pas la peine de me donner une carte.

Je savais vraiment pas quoi faire du bout de carton et j’étais toujours énervé, mais d’entendre que le pompier allait mentionner mon voisin dans son rapport, voilà qui me mettait un peu de baume au cœur. Enfin, dans l’hypothèse où j’avais un cœur. Je restais tout de même convaincu qu’un nez brisé serait plus efficace. Et maintenant, on essayait de m’acheter avec des pancakes. Sérieusement, je commençais à avoir des doutes sur mon interlocuteur. Il était trop gentil et chill, ça cachait forcément quelque chose. Il était peut-être juste comme ça : un gars bien. Mais Hendrix sait que ce genre de personne me mettait mal à l’aise. Sans doute parce que je savais pas quoi répondre à leur gentillesse. Je grimaçais. L’idée d’aller prendre un petit-déjeuner avec toute une bande d’inconnus ne me réjouissait guère. Sociable, mais pas trop. Je me connaissais, j’étais déjà pas très aimable en temps normal, alors dès le réveil, je vous raconte pas.

- Hm, t’as des arguments solides, mais je suis pas assez sociable pour ça je pense je…

Et là, je sais pas ce qu’il s’est passé. Peut-être à cause de la fatigue, de la redescente de l’adrénaline dû à ma colère soudaine. Mais j’ai commencé à me sentir pas bien, très vite mon corps m’a juste lâché. Je me suis senti tombé, puis plus rien. Finalement, c’était pratique d’avoir un pompier chez soi. Si j’avais été en capacité de réfléchir, je me rendrais compte que je n’avais pas beaucoup dormi cette semaine, entre les sorties, les concerts, le travail. Je n’étais pas un gros dormeur, mais j’étais humain, j’avais besoin de sommeil et là, mon corps me disait juste que, c’est bon, il appuie sur off. Ou alors il existait un dieu des Pancakes qui n’avait pas été satisfait de ma réponse au petit-déjeuner et avait décidé de me punir sur place. Qui sait.

Je me souviens avoir entendu le pompier me répondre, puis plus rien. Il y eu un bref instant où j’ai senti que ça n’allait pas, mais je n’ai pas eu le temps de prévenir avant de me sentir tomber et perdre connaissance. C’était tout de même une belle coïncidence que je trouve le moyen de m’effondrer un jour où les secours sont chez moi pour une fausse alerte. Ou alors Mr. Sanderson avait des talents de devin et savait ce qui allait arriver. Mais j’en doutais fortement. S’il avait su, mon voisin aurait plutôt été du genre à me laisser crever dans mon coin. Si j’étais un peu plus branché ésotérisme et spiritualité, j’aurais pu douter que ce soit lui qui aie passé ce coup de fil.

C’était vraiment le vide total. Je ne sentis même pas qu’on m’avait porté pour me mettre sur un brancard, puis dans le camion des secours en direction de l’hôpital. Comment j’aurais pu me douter que la soirée allait se finir ainsi ? Alors que quelques minutes plus tôt, je n’avais pas l’impression d’être dans un si mauvais état, c’était juste la fatigue, non ? Rien qu’un café ne pouvait soigner. Au final j’en avais bu qu’un gorgée de cette tasse et encore. Si j’avais été un peu plus lucide, j’aurais peut-être pu me rendre compte que ça faisait plusieurs jours que je n’avais pas eu une nuit complète et mes repas, n’en parlons pas. Je grignotais plus que je ne mangeais réellement. Donc en plus de manquer de sommeil, j’avais sûrement quelques carences. Mais vous pouvez être sûr que si j’étais conscient, je me serais plaint que je n’avais pas le temps pour tout ça. La musique passe avant.

Heureusement que je n’étais pas conscient pendant tout le trajet d’ailleurs. Bon ,ça ne rassurerait pas le pompier qui était avec moi, mais au moins ça m’épargnait de savoir ce que mon inconscient réussi à faire échapper de mes lèvres. Dans un tel état, on pourrait s’imaginer que mon cerveau endormi irait chercher de l’aide auprès d’un proche, une personne réconfortante. Si on demandait au Achilles conscient vers qui se tourner dans ce genre de situation, il répondrait sans hésiter : maman. Je sais, ça peut paraître ridicule, mais je ne nierai pas, j’aime ma mère et on a toujours été très proche. Et si ce n’était pas elle, alors mon beau-père peut-être, ou Hailey, ou Zep… Mais apparemment, il y avait une personne à qui mon inconscient tenait encore et la culpabilité étant plus forte que le reste…

Sans rien contrôler de mes geste ou de mes paroles, je serrai une main dans la mienne. A moins que ce ne soit un poignet. Mais dans mon esprit, j’avais l’impression qu’il s’agissait d’une main que je serrais comme si j’avais peur qu’elle s’en aille :

- Je suis désolé… Je suis tellement désolé, Heath…

Ma voix était faible, si je n’étais pas inconscient, on aurait presque pu croire que j’allais me mettre à pleurer. Autant vous dire que ça ne serait jamais arrivé si j’étais en pleine possession de mes moyens. Après ça, ce fut à nouveau le vide. Je ne ressentis rien des secousses dues à la route, n’entendit pas les échanges entre les deux collègues. Tout ce que je sais, c’est qu’à mon réveil, j’étais dans un lit qui n’était pas le mien. Le décor ressemblait vraiment à celui d’un hôpital. Sérieusement, j’avais l’impression d’avoir la pire gueule de bois de ma vie. Il faisait jour dehors et les malgré les rideaux, la lumière du soleil matinal m’éblouissait. Je fis une grimace en grognant et vis l’aiguille plantée dans mon bras. Super j’étais même sous perfusion. Je lâchai un soupire accompagné d’un magnifique :

- Putain…

Si vous saviez à quel point ça me saoulait d’être ici. C’est un peu cliché, mais je n’étais pas un grand fan des hôpitaux. En même temps, je crois que personne n’aimait être ici, c’était rarement signe de bonne nouvelle. Mais je n’étais que vaguement inquiet pour ma santé. Ma première pensée était “quelle perte de temps”. Il ne restait qu’à espérer qu’on accepte de me laisser sortir rapidement.

J’essayai de remonter le fil de ma soirée pour comprendre comment j’avais bien pu finir ici. La période où j’enchaînais les excès était finie. Donc on pouvait exclure la théorie du coma éthylique ou d’overdose. Et encore, ça ne m’était jamais arrivé d’abuser au point qu’on appelle les urgences. De toute façon, tout me revint relativement vite, la fin de journée au taff, ma tentative de somme sur le canapé et puis les pompiers. A croire que de penser à ces derniers fut le déclic, une voix me salua pour me demander comment j’allais. C’était le même gars qu’hier soir. Il portait toujours la même tenue. Il était resté là toute la nuit ? Je savais qu’il avait l’air d’être un type sympa, mais il avait pas d’autres trucs plus urgents à gérer ?

Ok, la déclaration du pompier venait compléter le bout d’histoire que j’avais. Hm, je me souviens à peu près maintenant, j’étais en train de m’énerver contre mon voisin quand plus rien. KO technique. Mon regard se porta sur la perfusion à côté de moi qui allait se planter dans mon bras avant de revenir sur le pompier.

- Hm, bonjour… J’ai connu de meilleurs jours. Merci…

Je n’étais pas très éloquent mais je ne voyais pas trop ce que je pouvais dire de plus. J’aurais été dans un meilleur état, j’aurais peut-être râlé qu’on m’aie amené ici. Après, le gars avait fait son job, quelque part, heureusement qu’il avait été là. Est-ce que je devrais remercier mon voisin aussi du coup ? L’intervention de l’infirmière mit fin à tous mes questionnements et était la bienvenue, ça me donnait un prétexte pour ne pas chercher un autre sujet de conversation.

- Ok, hum, quelqu’un à contacter là, tout de suite ? Merde hum… Je peux engager une babysitter ?

Sur le coup j’avais trouvé ça drôle. Quand j’y repense, je me dis que c’est assez triste que personne ne me vienne à l’esprit pour s’occuper de moi. Enfin si, j’avais des proches qui pourraient s’occuper de moi, mais que ce soit les membres des Scarlett Zombies ou ma famille, tout le monde travaillait aujourd’hui. Je ne voulais pas les faire paniquer non plus. Cependant, je n’avais pas le choix, sinon ils ne me laisseraient pas sortir et j’avais pas envie de passer ma journée ici :

- Je… Je vais voir si ma mère peut venir.

Je n’avais pas de doute que ma mère plaquerai tout pour venir me chercher. Mon seul problème, c’est qu’elle devait être à l’université aujourd’hui et si elle était en plein cours, il y avait peu de chance pour qu’elle me rappelle de sitôt. Ma réponse semblait avoir suffit à l’infirmière qui quitta la chambre avec un sourire satisfait. Je me retrouvais donc seul avec le pompier. L’atmosphère n’était pas aussi pesante que ce que j’avais imaginé.

- J’imagine qu’il est trop tard pour les meilleurs pancakes de la ville ? Désolé, de t’avoir fait raté le petit-déj. D’ailleurs, il est quelle heure ?

C’est à croire que mon cerveau se réveillait enfin et que les connexions s’y faisait à nouveau. Il faisait jour dehors, c’était définitivement le matin, mais depuis combien de temps le soleil était levé. Je cherchais mon téléphone du regard. Est-ce qu’il était là ? Est-ce qu’il était resté chez moi ? Je me redressais dans un élan de panique près à quitter mon lit, malgré le mal de crâne et les vertiges causé par ce mouvement brusque et soudain :

- Putain, merde, je peux pas rester, j’ai cours. Il faut que j’y aille, est-ce que j’avais mon tel sur moi en partant ou je peux t’emprunter le tiens ? Il faut que je prévienne le conservatoire…

Mes collègues et élèves se douteront bien qu’il se passe quelque chose en ne me voyant pas me pointer à l’heure. Mais il fallait que je les prévienne. Je n’étais pas du genre à m’absenter sur un coup de tête. Je n’étais d’ailleurs pas du genre à m’absenter tout court d’ailleurs. Et ils étaient bien mignons les médecins avec leur repos et leurs 48h accompagnés, mais j’avais des cours à donner, je ne pouvais pas abandonner mes élèves comme ça, surtout en période où les auditions et concerts étaient légion. Certes, je n’étais pas le seul prof de piano du Conservatoire et je n’étais pas irremplaçable. Je n’aimais quand même pas faillir à mes devoirs et mes engagements.

Etrangement, j’étais rassuré par la présence du pompier. Pas par sa profession ou par le fait que j’étais là grâce à lui. Non, il avait une présence rassurante. Et vous savez quoi ? Bah, ça me faisait chier de devoir admettre que je commençais à l’apprécier. On parle quand même d’un type qui avait débarqué chez moi en pleine nuit pour une fausse alerte. Comment je pouvais être rassuré d’être en présence d’un gars à qui j’avais parlé quelques minutes à peine ? Qu’est-ce qu’ils me saoulent ces gens parfait à vouloir me redonner foi en l’humanité là… C’est pas ça qui donne matière à écrire des tubes. On sait très bien que les drames et les tragédies font les meilleures musiques. Non sérieusement, je crois que j’étais juste mal à l’aise que quelqu’un fasse attention à moi et soit bienveillant à mon égard.

Vu mon état, je pouvais bien céder un peu et, pour une fois, abaisser un peu ma garde. Après tout, on peut faire confiance aux secours, non ? C’est censé être le cœur de leur métier. Puis j’étais quasiment sûr de ne pas trouver qui que ce soit pour venir me chercher à cette heure, alors, autant accepter l’invitation. Cependant la réalité me rattrapa rapidement. J’étais censé travailler aujourd’hui, j’avais des cours à donner, alors, même si les pancakes me faisaient grandement envie, il y avait des priorités à avoir. Puis ouais, comme le disait le pompier, lui aussi avait mieux à faire que de passer la journée à me babysitter.

J’acceptai le téléphone de mon interlocuteur en le remerciant. Je n’étais toujours pas si sûr de la personne que je devais appeler. Mais en repensant à mes cours, il me semblait important de prévenir en premier le Conservatoire. J’avais un cours dans… Moins de quinze minutes, ce serait pas mal de prévenir mon élève que ça ne servait à rien de venir. Parce que même avec la meilleure des volontés du monde, j’y serais pas à l’heure. Par contre, je ne connaissais pas par cœur le numéro de mon lieu de travail. Je fis donc une rapide recherche sur internet pendant que le pompier proposait que je fasse mon cour en visio.

- Alors, ça aurait pu être une solution, mais ça va être trop compliqué. Enfin, sauf si vous avez un piano à la caserne. Puis même si vous en aviez un, j’ai un peu de mal à me figurer comment je pourrais faire un cours en visio. Je vais juste annuler pour aujourd’hui et je trouverai un moyen pour rattraper mes cours plus tard.

Si ça avait été un cours de solfège encore, j’aurais pu me débrouiller. Il avait fallu qu’il s’agisse d’un cours particulier, je les enchaînais en plus ce matin là. En plus c’était pour des préparation à des auditions pour la plupart. J’avais vraiment choisi mon moment. J’appelais donc le Conservatoire. C’était Amy au standard, une personne adorable qui accepta sans problème de prévenir mes élèves de la journée et essayer de recaser des cours selon nos emplois du temps respectif.

- Au moins ça de réglé. Je me permet, j’envoie un sms à ma mère. A cette heure-là, je pense qu’elle bosse, j’ai pas envie de la faire paniquer.

Aussitôt dit, aussitôt fait ! J’envoyais un message à ma mère en essayant d’être bref, mais en la rassurant aussi. Je doutais qu’elle puisse dégager sa journée pour venir me chercher que ce soit ici ou à la caserne, mais j’avais foi en elle, j’étais sûr qu’elle me trouverai une solution. De toute façon, c’était juste pour aujourd’hui. Le médecin avait beau avoir dit 48h, je pense que d’ici demain je pourrais retourner bosser tranquillement, personne ne viendrait me fliquer. Je rendis son téléphone au pompier.

- Merci euh… C’est quoi ton nom ?

Au stade où on en était, je pense qu’on pouvait faire connaissance, puis j’en avais un peu marre de l’appeler “le pompier”.

- Bon, du coup, je suis libre pour le petit-déjeuner. Je sais pas pour toi, mais je crève la dalle…

En même temps, je n’avais pas mangé depuis la veille et mon dîner avait été assez léger. J’avais bien envie de partir maintenant. Mais il allait falloir attendre l’autorisation du médecin. Il avait intérêt à pas me laisser croupir là pendant des heures.

Pendant quelques instant j’avais oublié où nous étions et je crois que c’était la première fois de ma vie que j’avais hâte d’aller dans une caserne de pompier. Je suis désolé, mais on me parle d’un piano en peine, évidemment, il faut que j’intervienne. Rien que pour cette raison j’allais commencer à penser qu’il faudrait que les musiciens portent un bip similaire à celui des pompiers. Histoire qu’on puisse nous contacter en cas d’instrument tristement délaissé et voué au désaccord. Rien que d’y penser me mettait l’âme en peine. Plus sérieusement, j’étais étonné qu’une caserne aie un piano, mais pourquoi pas à vrai dire. Il y avait bien des salles de pause au Conservatoire avec un babyfoot.

- Si ce n’est pas un piano électrique, il n’y a pas de raison pour qu’il ne fonctionne pas. A moins que quelqu’un ne se soit amusé à aller couper les cordes à l’intérieur. Il peut être désaccordé, mais cassé, c’est peu probable. Attends, t’essayes vraiment de m’attirer à la caserne, non ?

Sans manquer de respect aux pancakes et à la cuisine de la collègue. Mais réparer un piano à l’abandon me semblait bien plus attirant qu’un petit déjeuner. C’est sans doute à cause de ça que j’oubliais bien trop souvent de manger et que je me retrouvais à présent dans ce lit. Que voulez-vous, personne n’est parfait.

- J’imagine bien. On a pas une société qui a été conçue pour vivre à travers des écrans.

Je n’allais pas sortir un discours de vieux, qui consistait à dénigrer la technologie. Mais il fallait se rendre à l’évidence qu’on ne pouvait pas tout faire depuis son ordinateur. C’était un outil très utile et en musique, il était même essentiel maintenant pour tout ce qui est mixage, montage, enregistrement, etc. Peut-être que je pourrais faire mes cours en visio. Toutefois, sans préparation au préalable ça me semblait compliqué. Et pour sauver la vie de quelqu’un, une visio ne valait rien. Bref, je passais mes coups de fils avant de remercier le pompier et lui demander son nom au passage. Quitte à passer du temps ensemble, c’est plus sympa de savoir à qui on s’adresse.

- Eamon, ça me suffit. Enchanté et merci de m’avoir sauvé la mise Eamon.

C’était son job de sauver des vies, je sais et je ne serais peut-être pas mort de m’être évanoui de la sorte, surtout que j’étais parti pour dormir quand il avait sonné chez moi. Mais ça ne me coûtait rien de le remercier. Surtout que si ça n’était pas arrivé ce soir, vous pouvez être sûr que j’aurais fini par tomber à un autre moment.

- Moi c’est Achilles. Hightower si t’aime les noms de famille. Mais tout le monde m’appelle Ache. Choisis ce que tu veux. Tant que c’est pas un surnom ridicule.

Je doute qu’Eamon s’amuse à m’inventer un surnom alors qu’on se connait depuis quelques heures à peine et sur ces quelques heures, j’en ai passé une bonne partie dans le coma.

- J’ai pas si faim, mais à ce qu’il paraît il faut que je mange et j’entend un piano qui crie pour mon aide.

Je lui adressais un sourire et quelques minutes plus tard, nous étions sortis. J’avais eu la permission du médecin qui était passé pour être sûr que tout allait bien, que j’arrivais à me lever sans problème. Les premiers pas furent compliqués à cause de tout le temps passé au lit, mais mon corps retrouva vite ses marques. Direction donc la caserne en compagnie de Eamon. Je crois que je n’avais pas réalisé avant que j’allais m’incruster à un petit déjeuner chez les pompiers.

- T’es sûr que ça dérange pas que je vienne en réalité ? Maintenant qu’on est sortis je peux juste rentrer, vous avez sans doute mieux à faire à la caserne…

Habituellement, je m’en foutais royalement de m’incruster quelque part. Si vous saviez le nombre de soirées que j’avais fait alors que je n’étais pas invité. Mais là on ne parlait pas de jeunes qui allaient passer les prochaines heures à boire et qui allaient oublier dans quelques heures qui était invité ou non. Il s’agissait des secours de la ville. Des travailleurs sérieux, citoyens intègres et des sauveteurs quoi. Bon, j’imagine qu’ils n’auraient aucun regret à me planter s’ils avaient une urgence, mais quand même.

Il était assez aisé d’imaginer un piano dans une salle de pause. Après tout, il y en avait bien dans les gares, les centres commerciaux et autres lieux publics. Cependant, il fallait s’attendre à ce que les pompiers n’aient pas de temps à s’attarder derrière un clavier. Après, je ne dis pas qu’il était impossible d’être musicien et d’avoir un autre job à côté. Simplement, sauver des vies est éreintant, du peu que j’en savais, les secours avaient des horaires intenses et on pouvait facilement en conclure qu’une fois en salle de pause, tout ce dont ils avaient envie c’était, eh bien, de se reposer, de profiter du calme avant la prochaine tempête.

- Ce n’est pas une mauvaise déduction. Après il y a beaucoup de paramètres à prendre en compte, l’utilisation, le modèle de piano, son usure, la température de la pièce. Ce n’est pas toujours facile de juger au premier coup d'œil.

Autant la plupart des instruments à cordes étaient simples à accorder, autant pour les piano, c’était toute une histoire. Beaucoup de pianistes ne savaient pas le faire. Vous vous doutez bien que je ne faisais pas partie de cette catégorie, sinon je n’aurais pas proposé mon aide. Je ne dis pas ça pour me valoriser, me positionner au-dessus des autres. Déjà parce que je n’étais pas le seul musicien au monde à savoir accorder un piano et merde quoi, c’était littéralement mon job. C’était un peu comme si Eamon se vantait de savoir se servir d’un défibrillateur. Peut-être qu’il avait raison, que nos métiers respectifs avaient plus en commun qu’on ne pourrait le croire au premier abord. Pourtant je hausse les épaules pour répondre :

- Techniquement, il me serait pas impossible de donner des cours en visio. C’est juste que ça me semble compliqué et moins intéressant. Parce que le son n’est pas le même en présentiel qu’à travers un écran. Mais avec du bon matériel, ce serait réalisable. Dans ton cas, peu importe les moyens mis à disposition, clairement tu peux pas éteindre un feu à travers un écran ou réanimer quelqu’un.

Certes, il pouvait donner des indications aux personnes sur place pour agir. Mais ça ne remplacerait pas le travail des professionnels. Je hochai la tête pour montrer que le choix d’Eamon me convenait. Peu de personnes m’appelaient par mon prénom complet. A part ma mère, personne ne me venait à l’esprit. Je crois qu’il existait même des gens qui ignoraient que Ache était un diminutif de mon prénom et pas qu’un pseudo. Ce qui n’était pas totalement faux, non plus, vu qu’il s’agissait techniquement, il s’agissait de mon nom d’artiste. Je répondis au sourire d’Eamon et nous nous mîmes en route pour la caserne.

- Tu vis à la caserne quoi. Du coup, ton prochain service c’est demain ? Tu fais quels horaires à peu près en général ?

C’était de la pure curiosité. Quitte à faire un bout de route ensemble, autant poursuivre la conversation. Puis Eamon était quelqu’un de sympathique, j’imagine que ça faisait partie de son job. Si t’aime pas l’humanité, tu choisis pas un travail où tu passes ton temps à essayer d’en sauver le moindre individu. Après quelques minutes de trajet, je pouvais voir la caserne, sérieusement, en descendant du véhicule, ma première pensée fut que je n’étais pas à ma place. De toute façon, est-ce que je me sentais à ma place ailleurs que sur une scène, au conservatoire ou dans un bar ? Bon il y a chez moi aussi et chez ma mère… mais à l’échelle du monde entier, ça représente pas beaucoup d’endroits.

Ah, tous ces pauvres instruments laissés à l’abandon. Pourtant ça part toujours d’un bon sentiment que de mettre un piano dans une caserne, une gare ou un autre lieu public. Mais personne pour en prendre soin, évidemment. J’avais beau être dépité par ce mauvais traitement, je comprenais aussi. Haussant les épaules, je répondis :

- En même temps, la personne à l’accueil a sans doute mieux à faire.

Dans une caserne tout le monde avait sans doute mieux à faire que de s’occuper du piano. Puis, je n’étais pas mécontent d’avoir une bonne raison de me rendre là bas. Au moins, je n’aurais pas l’impression de venir seulement pour subtiliser des pancakes. Je n’avais même pas vraiment faim. Mais il fallait que je mange. Après hier soir, je me doutais que Eamon ne me laisserait pas repartir le ventre vide. C’était un coup à risquer un nouveau malaise.

- Hm, j’ai pas trop d’avis sur la question pour être honnête. Je suis pas dans un domaine où on fini sa carrière ailleurs qu’avec ses élèves. Même si j’ai pas l’intention de donner des cours toute ma vie.

Mais chaque chose en son temps. Les Scarlet étaient loin ne serait-ce que de frôler à nouveau un carrière professionelle. Je pourrais bien me lancer à mon compte et vendre mes composition. Après le décès de Heath, Taylor me l’avait proposé, mais j’étais pas en état de produire quoique ce soit. Puis, non. La musique ce serait avec les Scarlet ou rien.

- Hm, je vois, c’est sûrement moins fatiguant comme ça.

Définitivement, à écouter Eamon parlé, je savais que je ne pourrais pas faire son job. Pompier… C’était vraiment une vocation si vous voulez mon avis. Heureusement, il y avait tout de même des personnes à qui ça plaisait. Si on devait compter sur des types comme moi pour sauver des vies, on serait plus beaucoup sur terre. En arrivant à la caserne, je ne m’étais jamais aussi peu senti dans mon élément. Ce n’était pas tant le bâtiment qui m’impressionait. Mais c’est ce que cru Eamon.

- Hm. J’espère.

De toute façon, si on me mord, je mord en retour sans chercher à comprendre ce qu’il se passe. Ca a toujours été. Je n’étais pas vraiment inquiet, juste mal à l’aise. Je suivi Eamon jusqu’à l’intérieur du bâtiment. Quelques uns de ses collègues étaient là. Je les saluais respectueusement, mais laissait à Eamon l’honneur de nous présenter. Je vous jure, j’avais l’impression d’être un gosse qui se cache dans les jupes de sa mère. L’odeur des pancake règnait dans la salle de repos qui avait une ambiance apaisante. Je sais que je devrais manger, mais j’avais plus envie d’aller m’occuper du piano laissé à l’abandon. Je le désignai d’ailleurs du menton en demandant à Eamon :

- C’est lui mon patient ?

Un vrai bout-en-train, je sais. S’il y avait bien une personne ici sans qualification médicales, c’était bien moi. C’était là, la blague, même si j’avais parlé le plus sérieusement du monde. Je n’osais tout de même pas faire le moindre geste sans y avoir été autorisé. Je n’étais pas si réservé d’habitude, mais là, j’étais fatigué et pas assez à l’aise dans cette pièce pour être extraverti.

J’eus un sourire en écoutant le discours d’Eamon, décidément, on ne faisait pas partie du même univers. Pas que je sois pour passer ma vie derrière un bureau, mais je ne pourrais pas non plus passer ma vie à courir au secours de tout le monde. Ca ne me dérangeait pas de passer du temps dans les transports, quand on était en tournée avec les Scarlet, on faisait beaucoup de route et on vivait dans notre bus ou presque. Et j’avais ma dose de contact humain avec les élèves du conservatoire, mais clairement, j’avais pas envie de leur consacrer tout mon temps non plus. J’aimais rentrer chez moi le soir et être tranquille.

- Je crois que je ne peux qu’admirer les gens doués de patience en général. Que ce soit assis devant un bureau ou pas.

J’imagine qu’après m’avoir vu râler contre mon voisin de merde, ma réplique n’étonnerai pas Eamon outre mesure. Là, j’étais totalement HS, donc ce n’était pas évident à voir, mais si j’avais assez d’énergie, croyez moi que j’étais une sorte de yoyo émotionnel en permanence. Ça en devenait même étonnant que je connaisse la définition de la patience. Et pourtant, quand il s’agissait d’enseigner, je savais en faire preuve, enfin je crois. Ça en étonnait pas mal, mais je n’étais pas le genre de prof qui s’énerve quand son élève n’arrive pas à progresser comme il le voudrait. Mais la musique, c’était un autre univers, quand j’étais plongé dedans, je n’étais plus la même personne.

Personne ne semblait trop perturbé de mon arrivée à la caserne. Eamon les avait sans doute prévenu avant. Les présentations furent assez rapides, je doutais de réussir à retenir tous les noms. Mais est-ce que c’était bien grave ? Puis je sentais l’appel en détresse de ce pauvre piano que j’entendais plus fort que celui de mon estomac. Je ne pensais pas que ma blague ferait rire le pompier, ne serait-ce qu’un peu. Il faut croire que mon humour n’était pas si éclaté que ça. Malheureusement, je n’allais pas avoir le droit de toucher ce beau clavier avant d’avoir avalé quelques pancakes. J’adressais une mine boudeuse à Eamon. Je vous jure, j’étais comme un gosse, la fatigue m’avait fait régresser de vingt ans.

- C’est bien parce qu’il le faut hein…

Suivant l’exemple du pompier, je me servis quelques pancakes et commençai à manger. Et dès les premières bouchées…

- Oh putain, t’avais raison… Ils sont incroyables ces pancakes ! Félicitations au chef et merci pour l’invitation. C’est ça tous les matins ?

Je continuais de manger. En fait, j’avais vraiment faim. Je n’avais pas mangé depuis la veille et encore, mon dîner avait été vraiment léger.

- Je suis vraiment en train de reconsidérer l’idée de changer de métier là.

Il ne fallait pas. Je serais un mauvais pompier. Avec ma patience inexistante là, il n’y avait aucun moyen pour que j’arrive à sauver des vies. Je serais plus du genre à achever le patient que l’inverse. Non vraiment, il valait mieux que je reste à ma place. D’ailleurs en parlant de ça, je désignais le piano de ma fourchette :

- C’est quoi son histoire à lui d’ailleurs, comment il s’est retrouvé là ?

C’était peut-être un truc ultra banal, de “on l’a acheté pour apporter un truc en plus à la salle” ou un truc totalement épique du genre “on l’a sauvé des flammes et son propriétaire nous en a fait cadeau pour nous remercier”. Mais par curiosité, je préférai demander. Tant pis si ce n’était pas une histoire palpitante, ce n’était pas ce que je demandais non plus. J’avais juste envie de savoir. D’ailleurs, dans cette lignée, je regardais les collègues d’Eamon pour demander à tout le monde :

- Vous en jouez parfois un peu ?

C’est aussi comme ça qu’on entretien un piano. Un instrument non utilisé est voué à se désaccorder et se modifier avec le temps. Du genre, les manches de guitares avaient tendance à vriller, par exemple. L’important c’était d’en prendre soin en fait.

Maintenant que j’y pensais, je ne m’étais jamais imaginé bosser derrière un bureau toute la journée. Pourtant, il m’arrivait de le faire. Pas quand j’étais au Conservatoire, mais je pouvais aisément passer une journée ou une nuit entière devant mon ordinateur à écouter de la musique, monter des sons, faire du mixage, tester des choses ou juste essayer d’écrire des textes pour de futures chansons. Ce n’était pas toujours fructueux. Mais une fois que j’étais lancé, que j’avais la tête dedans, je ne voyais plus les heures passées. Ca se finissait souvent quand je tombais de fatigue ou que je me rappelait enfin qu’il était essentiel de manger. Je sais, j’allais finir par me flinguer la santé. Ce n’était pas comme si j’en faisais exprès non plus.

- Hm, possible. Je pense que ce n’est pas trop difficile quand on fait quelque chose qui nous plait. Tout le monde n’a pas la même énergie à dépenser. Puis ça fatigue quand même de faire fonctionner ses méninges pendant des heures, c’est un peu une forme de dépense aussi. Même si elle est pas physique.

Après je n’allais pas nier que se dépenser physiquement était important. Pour preuve, je faisais du sport régulièrement et ça me faisait un bien fou. Bon aussi, parce que j’avais ce besoin de me canaliser pour ne pas partir en vrille et il me fallait un bon cardio pour assurer sur scène. Il ne fallait pas sous-estimer l’importance de ses capacités respiratoires quand on est chanteur. C’est pour cette raison que j’avais arrêté de fumer après la mort de Heath. Bon, ce n’était pas la seule raison, il y avait aussi une histoire d’addiction dont je ne voulais plus entendre parler.

Pour le moment, je me concentrais sur mes pancakes. Si l’idée de manger me retournait l’estomac, finalement, ce dernier était bien heureux de se remplir un peu. Je ne regrettais pas d’être venu, ces pancakes étaient incroyables, je ne m’y attendais pas. Ma réaction eu l’air d’amuser Eamon et je hochai la tête pour répondre à ses explications. Je veux bien ne pas être le type le plus poli de la terre, mais j’avais été bien élevé quand même, je n’allais pas parler la bouche pleine. De toute façon, je ne voyais pas trop ce que je pourrais lui répondre. Je ne me rendais pas bien compte à quoi pouvait ressembler une “grosse garde”. Donc je ne pouvais que m’en remettre aux propos du pompier.

- Mh, ça m’étonnes pas. Je t’avoue que j’ai peut-être parlé trop vite. Je pourrais pas abandonner mon taff. Sauf si je peux m’engager chez vous et passer mon temps à jouer du piano.

Si on était dans une partie de Donjons & Dragons, j’aurais clairement été le barde du groupe. Malheureusement, dans la vraie vie, la musique n’était pas encore capable d’éteindre des feu, ni de soigner des plaies. Elle pouvait adoucir les mœurs à la limite et apaiser les esprits et encore, pas sûr que ça fonctionne sur tout le monde.

- Nan vraiment, je serais pas un cadeau pour votre équipe.

Au stade où j’en étais je ne pouvais plus nier avoir un sale caractère et aucune patience. Donc en plus de ne pas être un cadeau pour l’équipe, je n’en serais pas un pour les victimes d’accidents non plus. Puis pas sûr que je réussisse à vivre avec les visions qu’ils devaient avoir chaque jour. Je préférai encore changer de sujet plutôt que d’imaginer ce genre d’images.

- Hm, je vois, un homme de bon goût en tout cas ! C’est un piano assez classique, c’est pas impossible qu’il l’ait récupéré d’un collège ou d’un lycée qui s’en débarrassait ou un truc comme ça. C’est pas totalement une entrée de gamme, mais presque quoi. Normalement une fois accordée, il devrait avoir un bon son.

Après, ce n’était que de la théorie, plein d’histoires étaient possibles. On ne saurait sans doute jamais la vérité à moins de l’avoir de la part de cet ancien chef. Sur ces bonnes paroles, je fini mon assiette. Posant ma fourchette, je levai le regard vers Eamon :

- J’ai le droit d’aller jouer maintenant ?

Comme un gosse. En même temps, c’était un peu l’énergie que j’avais aussi à l’idée de m’occuper de cet instrument délaissé. Il me faudrait un peu de matériel pour l’opération, mais j’étais presque sûr que les pompiers pourraient bien me trouver ça quelque part.

- Je vais avoir besoin de quelques outils assez spécifiques par contre…

Si j’avais su avant de m’évanouir, j’aurais pris le nécessaire avec moi. Mais il s’était passé beaucoup de choses ces dernières heures que je n’avais pas prévu du tout. Après, ce n’était pas très grave, je réussirai bien à me débrouiller avec ce qu’ils avaient, avec un peu de chance, si l’ancien chef était un aussi grand passionné de piano, il avait peut-être de quoi le réaccorder dans un coin, sait-on jamais. Même si clairement, ce n’était pas le genre d’exercice à porté du premier venu. En attendant de trouver les outils, je me dirigeai vers le piano et commençai à le démonter pour avoir un accès facile aux cordes à l’intérieur.

- Normalement, ça devrait pas me prendre plus d’une heure. Si t’as la patience et le temps d’attendre jusque là.

Ca allait dépendre des dégâts, l’accordage d’un piano pouvait prendre entre quarante cinq minutes et une heure et demie. Je ne comptais pas non plus faire quelque chose de complexe, ce n’était pas un piano d’orchestre, il n’avait donc pas besoin d’une rigueur à toute épreuve. J’espérai simplement que Eamon n’avait pas prévu de repartir trop vite. Je me doutais bien que ses collègues ne me mangeraient pas si je restai seul avec eux. Mais j’avais plus confiance en lui que les autres, il était un peu ma seule référence ici, je n’osais pas tant parler aux autres.