« MAIS TU TE FOUS DE MA GUEULE ?! » Un frisson te parcourt l’échine. Tu te crispes instantanément, la tête rentrée dans tes épaules comme si tout à coup, tu réalisais que ton animal totem était Franklin la tortue. Tu comprends pas ce qui te vaut une telle gueulante, mais elle a intérêt à être justifiée, suffisamment pour expliquer ta manette écrasée au sol, lâchée dans la surprise. Et à en juger par la puissance de la voix de Rose, t’as pas de doute : tu sais que tu vas passer un sale moment. Tiraillé par l’incompréhension, la peur, et l’émerveillement lorsque tu réalises qu’elle pourrait tout à fait avoir sa place dans un groupe de métal, tu retires ton casque : une chance que t’aies pas été en réseau, cette fois-ci.

Tu regardes ta belle avec des yeux de merlan frit, tu comprends pas tout de suite. « te faire des… ? » tu te coupes net quand tu vois la photo pincée entre ses doigts. Tu blémis. Oui, elle a de quoi être en colère. Pas que tu ne sois pas au clair avec ce que tu ressens pour elle, ça, t’as fini par l’accepter et t’en réjouir. Mais le sujet de Charlie est beaucoup trop sensible pour que tu puisses en parler sereinement. Pas parce que tu n’as pas confiance en Rose, loin de là : elle est l’une des seules personnes à qui tu fasses une confiance aussi aveugle ; la seconde étant… Romain. Paradoxal, quand on sait le peu d’estime qu’elle a pour elle. Si il savait comme tu lui en veux, de ce côté là ! Bon, il n’est pas idiot, tu sais qu’il s’en doute. Mais dire les choses lèvent quand même beaucoup de suppositions. Tu mords ta lèvre inférieure. Intérieurement, tu bouillonnes. T’es en colère parce qu’elle a fouillé jusqu’à l’intérieur de ta coque de téléphone. T’as honte parce qu’en apparence, elle a eu raison de le faire. Et surtout : tu sais que si tu sautes dessus et que tu te braques, t’es un homme mort. « oooké ? » que tu échappes, incapable d’articuler autre chose, dans la surprise. Et tu reprends tes esprits. T’essayes de rationaliser le truc, mais c’est bien de toi, Elliott Collins, le mec le moins rationnel de tout Fall River, dont on parle. « Chérie... » tu te coupes net, ses mots te tordent le bide tant ils sont violents par leur vérité « une morte. » t’as l’impression de vivre l’annonce une nouvelle fois et ça te fout en vrac. Comble pour un comédien, de ne pas être capable de cacher son trouble. Tu restes bouche bée quelques secondes « Ne parles pas comme ça de Charlie s’il te plait. » tu prends une grande inspiration, la gorge tellement serrée que c’en devient douloureux « je comprends pas ce que tu me reproches mon coeur. C’est qu’une vieille photo que je garde en porte bonheur autant pour elle que pour Roman. C’est juste un groupe de potes en train de faire les cons, que tu vois là, rien de plus. J’comprends pas ce que tu jalouses. » En fait, si. Tu comprends sa peur. Sans doute même qu’à sa place, tu serais dans le même état, peut-être même pire quand on sait que tu donnes ton coeur une fois tous les millénaires tant t’as peur qu’il soit piétiné. Devant Rose, t’as l’impression d’être un enfant qu’on engueule, t’as cinq ans à nouveau. Timidement, tu t’approches d’elle « ma puce s’te plait. T’as rien à craindre, j’te promets. » niveau argumentaire ? On repassera. Pourtant, on ne pouvait que difficilement faire plus sincère que ton intention envers elle.

Rose a raison. Elle n’a pas mal parlé de Charlie mais pourtant, t’as l’impression que le seul fait d’évoquer sa mort est déjà de trop. Comme si, quoi que t’en dises, tu étais toujours dans le déni. Pourtant, tu le sais qu’elle ne reviendra plus. Tu t’es fait une raison et ce n’est pas pour rien que toutes les photos de cette époque révolue sont toutes planquées dans une boite rangée sur l’étagère la plus haute de ton dressing. Le cadenas est fermé à double tour, la clé rangée dans ta table de nuit. Tu ne veux plus les voir, ces photos, elles sont trop douloureuses. Elles témoignent de ton plus gros échec. De ta plus grande culpabilité, aussi. Parce que quoi qu’on en dise, tu te sens être le seul responsable de sa mort, et ce depuis autant d’années qu’elle vous a quittés. Tu sais que c’est irrationnel, peut-être même idiot. Mais pourtant, le calcul pour toi est limpide : si tu n’avais pas doublé ta dernière année, t’aurais pu réussir ce pari que tu avais fait avec le sablier : devenir oncologue avant que la maladie ne la rattrape, il était là, le projet. Aussi dingue et irréalisable que les trois quarts de ce que tu entreprends. Sauf que d’habitude, il y a Romain, pour te remettre les pieds sur terre. Secrètement, tu penses que lui aussi espérait que tu y parvienne. En plus de te sentir coupable, tu sens le poids de la déception dans son regard. Il ne te l’a jamais dit. Mais tu l’imagines. Ça fait des mois que tu travailles là dessus, avec ta psy. Tu prends conscience que ce sont des projections, que le seul coupable ici, c’est ton mental. Tu es ton propre bourreau et en vérité, tu t’en moquais pas mal, jusqu’à ce que Rose ne débarque dans ta vie à nouveau. Parce qu’avec elle, tu le vois, le bout du tunnel. Tu la sens, la fin de l’errance et tu sais qu’elle a raison. Enfin : disons plutôt que pour une fois depuis le décès de Charlie, t’es au clair avec tes sentiments et tu as envie que ça marche. Mais tu sais aussi que ton obsession pour cet échec passé n’est pas sain. Parce qu’il renvoie à Rose des choses qui ne sont pas et te détruit à petit feu. De mémoire, tu n’as jamais vu Rose aussi en colère. T’es fébrile, tu te sens impuissant. Déglutir te fait mal et tu fronces les sourcils, tes lèvres articulant dans le vent des mots qui ne parviennent pas à sortir. Qu’est ce que tu dirais, de toutes façons ? Ces derniers temps, tu passes tes nuits à revivre sa mort. Voilà, pourquoi tu l’appelles. Mais tu ne le diras pas. Du moins pas tout de suite. T’as peur que Rose ne comprenne pas, et surtout, t’as peur d’empirer les choses. En fait, t’as terriblement peur de la perdre. T’as l’impression de sentir le sol se dérober sous tes pieds et tu t’assieds de nouveau, tête dans les mains, secouant la tête « Tu te trompes, mon amour. T’as rien à lui envier. » tu prends une grande inspiration et lèves doucement ton regard vers elle. Tu prends ton courage à deux mains et de nouveau, tu te relèves, te rapprochant d’elle à mesure que les mots te viennent « J’suis désolé que t’aies pu penser que je t’accordais pas d’importance. Que t’étais en compétition avec Charlie. J’veux pas que tu penses que c’est le dépit ou la solitude qui me poussent à rester avec toi… Je t’aime Rose. J’t’aime comme j’aurais jamais pensé pouvoir aimer de nouveau. J’suis désolé que tu m’aies entendu, ces derniers temps. Mais c’est pas ce que tu crois… » tu soupires et hausses les épaules « quand on a décidé de se mettre ensemble, j’ai décidé d’aller voir un psy. J’voulais pas que toute cette histoire pèse sur tes épaules. Mais finalement… ça fait tout l’inverse. J’veux pas récupérer ce que j’avais avec elle. Ça m’intéresse pas. Parce que ce qu’on a toi et moi, ça vaut tout autant. C’est juste… que des choses pas cool remontent à la surface. J’fais des cauchemars. C’est pour ça que je l’appelle. Si j’tiens pas à récupérer mon passé avec elle, j’tiens pas non plus à la voir nous quitter tous les soirs. » que tu lâches d’un ton aussi las que désabusé. Tu te sens comme le pire des connards. Ta main passe sur ta nuque et tu soupires « C’est plus elle que j’ai en fond d’écran. Depuis des mois. T’as regardé dans ma coque, mais est-ce que tu as seulement regardé dans mon salon ? Sur mon frigo ? Est-ce que t’as déverrouillé mon téléphone ? T’es bien plus présente que tu ne le penses, Rose. » tu hausses les épaules, ta main se niche dans la poche de ton survet’ « mais si ça te rassure, alors j’peux la retirer de ma coque, cette photo, je suppose. » tu passes une main sur sa joue que tu caresses et tu murmures à son oreille « et prends pas Roman et ses discours pour argent comptant. Il ne te connaît pas. Il ne sait pas ce qu’il perd. » en vérité, tu trouves même ton pote d’une connerie infinie, concernant Rose. Si elle savait combien de fois t’avais cherché à le remettre à sa place, à son sujet ; peut-être aurait-elle été rassurée quant à tes intentions à son égard…

Tu te sens con, Elliott. Tellement con. Parce que tu prends conscience des choses. Tu comprends que t’as tellement voulu que ça fonctionne que t’es en train de tout faire foirer. T’arrives pas à sortir Charlie de ta tête. Ou plutôt, t’arrives pas à sortir la culpabilité qui te ronge depuis maintenant si longtemps. Parallèle maladroit s’il en est, tu te surprends à comprendre la douleur de Charlie, à se sentir détruite et impuissante par quelque chose de beaucoup plus fort que soi. Chez elle, la maladie. Chez toi… tu ne sais pas. Ta psy tourne autour du pot, comme si elle avait peur de quelque chose. De ta réaction, peut-être ? À moins que ça ne soit toi, qui sois mort de trouille. Tu veux tellement que tout soit parfait pour Rose dans ta vie, que tu ne réalises pas à quel point t’as jamais fait ton deuil, ou du moins, à quel point le mal te ronge. T’as mal de voir Rose souffrir pour celle que t’as aimé avant elle. T’as honte. Tu sais que les pensées qu’elle a actuellement, tu n’y es certainement pas étranger, et tu te sens sale. Véritable connard. Félicitations, t’as réussi à lui faire ressentir tout le contraire de ce qu’elle représente pour toi. Toi le tombeur de ces dames, le joli coeur en goguette, t’as franchement pas de quoi faire le beau. T’es pas plus intéressant qu’une branche de céleri dans une cagette de légumes. Finalement, ce que t’as fait ressentir à Rose, c’est ton essence même. Tant bien que mal, tu essaies de lui expliquer. Tu ne cherches pas à te justifier, mais la voir douter de ta bonne foi te rend malade : t’as mis tellement de temps à accepter tes sentiments pour elle, comment lui faire comprendre qu’ils sont vrais, que tu ne joues pas au con comme t’as si souvent pu le faire ? Elle, croit en toi. T’as pas le droit. T’essaies de l’aider à rationaliser, mais ça ne fonctionne pas. Tu prends ton téléphone de sa main, sans répondre à sa question « très bien. J’imagine que je n’ai qu’à le faire moi même. » tu t’exécutes et lui montres ton fond d’écran. Cliché mais pourtant vitale pour toi, la photo de votre premier baiser, le soir où tu t’es échappé de tes obligations. Ruy Blas n’est plus qu’un homme avec des préoccupations de mortel. Quelle meilleure représentation que celle-ci, finalement ? La réalité se mêle à la fiction. « qu’est ce que tu vois, Rose ? » pas de réponse. Tu l’as sans doute surprise, tu penses. Tu réitères « dis-moi ce que tu vois, mon amour, par pitié ! » le silence s’installe. Tu déglutis et finis par répondre à sa place « tu vois la fille que j’embrasse sur cette photo ? Je pourrais… tout pour elle. Je sacrifierais ma carrière. Ma famille. J’me damnerais, si elle le demandait, sans hésiter. Et surtout… surtout : j’veux vivre avec elle jusqu’à la fin de ma vie, et même au-delà. Une vie, c’est pas assez pour tout ce que je l’aime. Et j’m’en fous de ce que peut dire Roman, ou n’importe qui d’autre. C’est elle que j’aime. Personne d’autre. » une larme roule sur ta joue. « c’est pas stupide Rose. J’suis désolé de t’avoir fait ressentir tout ça. »T’es terrorisé à l’idée de la perdre, elle aussi. Idée qui te glace, lorsqu’elle propose de te laisser. T’attrapes sa main que tu serres dans la sienne «  Non. Reste. S’il te plait. » que tu lances en l’entraînant contre toi sur le canapé. Tout ce dont tu rêves ? La serrer contre toi jusqu’à la fin des temps ou, dans un premier temps, jusqu’à la fin de l’après midi, ça sera déjà pas mal, pour soigner vos deux coeurs blessés.

Tu ne sais pas vraiment si t’es soulagé ou non. En vérité, tu te sens creux, vide. Coupable d’avoir pu lui laisser penser qu’elle était remplaçable. T’aimerais qu’elle puisse ressentir, voir ne serait-ce qu’une seule seconde, ce que tu ressens pour elle. T’aimerais échanger, le temps d’une journée. Tu ne sais pas l’exprimer. Tu ne sais pas non plus le décrire avec des gestes et ça te rend dingue. T’essaies tant que tu peux de la rassurer, calmer le jeu, comprendre. Ta main ayant attrapé la sienne, tu déposes un baiser sur le dos de celle-ci et la serres contre toi « Tu peux remercier Savannah. Tu te souviens ? La fille avec qui t’as sympathisé, au repas de la troupe ? Elle a compris où je courais, quand je suis descendu de scène. Elle a voulu… immortaliser le moment ? » tu ricanes. Tu remercies en revanche, beaucoup moins ce lèche cul de William, qui n’a rien trouvé de mieux à faire que de montrer cette photo à Romain, par la suite. Tu lui adresses un sourire et caresses tendrement son dos pour tout réconfort « c’est rien mon coeur. » c’est con, mais tu ne lui en veux réellement pas, bien trop soucieux de savoir si elle va bien ou du moins, si elle va mieux. Tu soupires et secoues la tête « toi non. Mais moi, j’en ai besoin. Pas d’oublier. Mais j’veux plus que tout ça ait le pas sur moi. Encore moins que ça t’éclabousse. » Tu lui adresse un sourire et finis par te caler confortablement, Rose contre toi, tu vires la manette de derrière ton dos, la pose sur la table basse, et tu fermes les yeux, ton visage se nichant contre ses cheveux. Tu réfléchis encore à ce qui vient de se passer : t’as conscience de ce que tu aurais pu perdre, pendant cette dispute. Tout comme t’es reconnaissant à Rose pour cette vie que tu apprécies un peu plus tous les jours à ses côtés.

Tu te sens con, nul, t’as envie de t’enterrer dix pieds sous terre, les six habituels n’étant pas suffisants. T’es nerveux, tiraillé entre la peine d’avoir perdu Charlie et la peur de perdre Rose, comme des relents de malédiction. Ce n’est pas elle le problème, ça ne l’a jamais été. Toi, tu la considères plutôt comme la solution. Mais si tu passes ta vie à perdre les femmes que tu aimes, c’est peut-être tout simplement que t’es pas fait pour ça ? Tu t’imagines tout à coup à cinquante ans, seul, avec un chat ; enroulé dans ton peignoir, tes chaussons et ton seum : t’auras trop teasé étant plus jeune -y’a qu’à te voir rentrer à des heures indécentes sans aucune autre pression que celles que tu bois sans modération ; vieux choppeur de minettes, ça t’a toujours dégoûté. Tu auras tout simplement tiré ta révérence, acteur à la frontière du mauvais, aigri. Le tableau te tord le bide et tu en réalises bien vite la cause : dedans, il n’y a pas Rose. Peut-être que, finalement, t’es pas tant à jeter que tu peux le penser. Tu soupires et secoues la tête. T’es malheureux de l’avoir faite souffrir. « c’est moi qui suis désolé, mon amour. T’aurais jamais eu à ressentir des trucs pareils, si j’avais pas été aussi con. » que tu conclus en grimaçant. C’est à ce moment que tu couches ta dernière carte. Dernière chance de lui faire réaliser que non, ce qu’elle a pu voir ou penser n’était pas forcément vrai. Ou du moins : qu’elle n’a pas à gérer ce ressenti seule. Tu l’observes et souris légèrement en voyant sa réaction devant la photo que tu redécouvres toujours avec la même joie. Une fois posé, tu récupères ton téléphone et hoches la tête. Oui. Tu comprends et tu sais qu’elle a raison. Mais c’est quand même étrange, de se dire que tu dois parler de ton ex avec Rose : après tout, c’est avec elle, que tu fais ta vie, maintenant, non ? Tu te promets d’essayer de lui en parler, au moins. Tu sais que c’est déjà une première étape à ne pas négliger « t’as raison. J’suis désolé mon coeur. J’vais essayer. » que tu lances, toi non plus sans grande émotion, avant de te lover contre elle. Tu profites du calme après la tempête, mais les pensées qui fusent dans ta tête refusent de te foutre la paix. Tu sens que t’es en boucle. Débat stérile avec toi même, tu finis par proposer « hey… Tu crois qu’on pourrait aller prendre l’air, tous les deux ? » au programme ? Un café, un restau, n’importe quoi qui pourrait vous aider à vous vider la tête et surtout, pour toi, à ne plus penser à Charlie et à la culpabilité que tu ressens à l’égard de Rose…