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« Le petit Diego ? Oui, je me souviens bien de lui. Un fauteur de troubles, toujours dans l’urgence de faire une bêtise. Il avait le regard animal et quand il était comme ça, c’est qu’il avait une idée derrière la tête. J’ai convoqué ses parents plusieurs fois, des gens adorables. Elle, femme de ménage, lui, policier. Il était très respecté dans le coin, c’est pour ça que j’ai hésité la première fois que j’ai dû lui parler. Mais il a été très courtois, il n’était pas de ces parents qui pensent leurs enfants incapables du moindre mal. Il m’a dit qu’il allait régler le problème. Et il le réglait ! Pendant un temps en tout cas… Tout le monde a été surpris quand les services sociaux ont été appelés. »

Ezequiel referme la porte derrière l’assistante sociale. Son pas est lourd, mais pas autant que ses poings. Elle babille sur le besoin de vérifier toute plainte et cela l’agace presque autant que sa présence en sa demeure. Il sourit, babines retroussées sur un sourire affable qui fait froid dans le dos à Diego. Il sait. Diego en est persuadé.
Il sait que c’est lui qui a parlé à la voisine.
Leurs regards se croisent et Diego plante un sourire factice sur ses lèvres, reflet du paternel. Il sait qu’il a tout intérêt à faire bonne figure. L’assistante sociale lui demande s’il va bien et Diego dit oui.
Elle lui demande si elle peut lui parler seul à seule et Diego dit oui.
Elle lui demande s’il est bien ici avec ses parents, et Diego dit oui.
Elle lui demande s’il a tout ce dont il a besoin et Diego dit oui.
Elle lui demande si elle peut voir sa chambre, et Diego dit oui.
Elle lui demande si ses parents sont gentils et Diego dit oui.
Oui. Oui. Oui. Il a mal aux joues à force de sourire. Elle lui dit qu’il n’aura pas de problèmes s’il lui explique la vérité, mais Diego sait que c’est un mensonge. Tous les adultes sont des idiots, ils sont incapables de voir ce qui se passe sous leur nez, et ils s’arrangent toujours pour lui attirer des ennuis. Si Diego avait su que sa petite discussion avec la voisine finirait dans les oreilles de quelqu’un d’autre, il ne se serait pas laissé attendrir par la citronnade. Il explique qu’il a menti. Qu’il voulait qu’elle ait pitié de lui car il était en colère contre son père pour l’avoir puni. Elle ne se fâche pas, mais il voit dans ses yeux qu’il a touché son point faible. Elle est déjà irritée. Il n’a pas grand-chose à faire de plus pour la faire partir et quand ses talons claquent dans le couloir, Diego a l’estomac qui se noue. Il voudrait lui crier de l’emmener loin d’ici, de les sauver, sa mère et lui. Mais il n’en dit rien. Il la regarde partir, la main de son paternel sur son épaule.
Et il serre, serre, sans se départir de son sourire.

« Je connaissais pas bien Diego, vous savez comment les gosses sont… on ne traînait pas dans les mêmes cercles et Diego avait déjà une sale réputation. Il était du genre à faire ses coups à l’abri des maîtres, et même nous on savait qu’on avait intérêt à ne pas dire à la maîtresse qu’il nous faisait des misères. C’était un coup à ce que ça devienne pire… Il paraît qu’il avait des problèmes à la maison, et franchement ça m’étonne pas. Dans les couloirs, on disait que c’était son daron qui avait fait disparaître sa mère… Mais c’était juste une rumeur. Tout le monde sait qu'elle s'est tirée avec son amant ! »

La seule chose que Diego voit d’elle, c’est sa masse de cheveux noirs, au sol, d’une main ensanglantée sur le parquet. Il n’a pas besoin d’entrer dans la pièce pour savoir qu’elle est morte. Il a entendu les cris, et même s’il a l’habitude, ceux-ci étaient pires qu’à l’ordinaire. Et puis, plus rien. Le silence dans la maison est assourdissant quand Diego entend son sang battre dans ses tempes, son coeur au creux des lèvres.

« Diego ! »

La voix de son père qui l’appelle. On ne désobéit pas à Ezequiel, pas dans cette maison, et Diego prend une seconde pour se recomposer et essuyer les larmes sur ses joues. Ezequiel serait furieux de le voir lâche et faible. Diego ne veut pas le mettre encore plus en colère qu’il ne l’est déjà. Qui sait si ce ne serait pas son tour après ça ?
Il se rend dans le salon où le spectacle est pire que ce qu’il avait imaginé. Diego se retient très fort de ne pas rendre son déjeuner. Le dernier qu’elle lui aura préparé.

« Va me chercher des gants et de la javel. »

Il pleut dehors. Diego enfonce la pelle dans le sol mou. La pluie goutte devant ses yeux, lui coule dans le dos et il frémit sous le vent froid de la nuit. Les gestes sont maladroits et la lumière est vacillante, provient de la cuisine, illumine le jardin d’un air tamisé, qui donne à la situation une atmosphère d’autant plus surréelle. À côté de lui, Ezekiel plante des coups méticuleux de pelle dans la terre.

« Ça devrait être suffisamment profond. Viens m’aider Diego. »

Et Diego suit, mécaniquement. Il ne se sent plus présent, c’est comme s’il voyait la scène, de loin.  Pourquoi n’a-t-il pas prévenu la police ? Pourquoi n’a-t-il pas fui ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Pourquoi ?
Mais Diego sait pourquoi. Il l’a laissée mourir. S’il avait dû intervenir, il aurait fallu le faire bien avant, quand les choses étaient encore rattrapables. Et quand il aide à descendre le corps de sa mère dans le trou au fond du jardin, quelque chose meurt en lui.

« Diego était un de mes potes. C’était un gars bien, toujours prêt à aider un ami, et c’était pas le genre à vous lâcher comme ça. Ouais, il avait des problèmes, mais comme tous les jeunes d’nos jours. Il faisait avec et il était ultra charismatique. Toutes les nanas voulaient sortir avec lui, mais Diego avait pas le temps, il bossait à mort au garage près de chez lui, il disait qu’il allait se tirer quand il aurait dix-huit ans. On parlait pas vraiment de choses personnelles mais c’était un type cool. On était tous persuadés qu’il s’en sortirait. Un jour il a disparu et on a jamais su ce qu’il était devenu… »

Diego ne sait pas comment c’est arrivé. Une seconde auparavant, son père lui enserrait le cou de ses deux mains puissantes, et la suivante, il est affalé sur lui et Diego a le goût du sang sur ses lèvres. Il n’a pas réfléchi, a attrapé le premier objet qui lui passait sous les doigts pour frapper son assaillant au crâne, délivrant une vague chaude et ferrailleuse, rouge comme des rubis. Diego n’a jamais vu de rubis en vrai, mais il imagine que leur couleur doit être similaire. Il tremble, et après avoir fait basculer le corps chaud et lourd de son père sur le côté, il vomit à même le sol. Le choc est intense mais Diego tente de garder la tête sur les épaules. Il fait le point sur les différentes options qui se présentent à lui et force est de constater qu’elles ne sont pas nombreuses.
Il pourrait appeler les secours, mais qui croirait à sa version des faits quand, dans le quartier, son père est révéré comme un saint, et que lui-même a la réputation d’être un voyou ? Il a presque dix huit ans et n’imagine pas passer sa vie en prison.
Il se rappelle l’assistante sociale, il se rappelle du soir de la mort de sa mère, et ne serait-il pas accusé pour ça aussi ? Il se relève, essuie le sang sur ses lèvres. Contemple le corps inanimé du paternel. Il a l’air fragile comme ça. Destructible.
Diego n’est pas un idiot, et son père lui a appris plus de leçons qu’il ne l’aurait voulu, à commencer par la première :
ne jamais laisser de traces.

« J’ai fait appel à Rainbow quand j’ai fui mon ex-mari… il était devenu alcoolique et violent, et j’ai eu peur pour le bébé. J’avais peur qu’il nous fasse du mal à toutes les deux. Je me suis installée quelques temps dans un foyer pour femmes, mais mon ex me suivait dès que je sortais de mon travail, il n’hésitait pas à m’interpeller, essayait par tous les moyens de faire en sorte que je lui parle et je ne me sentais pas en sécurité… C’est un ami qui m’a dit qu’il avait des connexions au sein des Southside Serpents… Je n’y connaissais rien à l’époque, c’était même plutôt effrayant ces histoires de gang, mais je n’avais pas beaucoup d’autres options… Mon ex m’a laissé tranquille dès que Rainbow a été le voir et le divorce s’est passé calmement. »