Concentrée, elle tourne. Encore et encore. Sur cette étendue gelée, elle glisse avec légèreté et grâce, sous l’œil avisé de ses parents, que la fierté semble gagner. Elle, elle n’est pas fière. Qu’ils la regardent, qu’ils épient la moindre défaillance dans sa technique, ça lui donne tout simplement envie de vomir. Mais elle fait abstraction d'eux. Du mieux qu'elle le peut. Si elle se concentre suffisamment bien, ils finiront bien par avaler le mensonge qu'elle leur sert à chaque réunion : ce n'est pas vraiment qui elle est.

Si à sa naissance, Soleine a fait la fierté de ses parents, trop heureux d'avoir une petite fille, c'est parce qu'ils l'ont longtemps voulu, ce bébé. C'est donc tout naturellement qu'ils ont attendu d'elle d'être le bébé, puis l'enfant et enfin l'adolescente parfaite, celle qu'ils rêvaient d'avoir. Celle qu'ils voulaient façonner. Toute petite, Soleine ne demandait que ça : faire plaisir à ses parents. Leur prouver qu'elle était l'enfant qu'ils avaient toujours désiré et qu'elle pouvait atteindre pour eux tous les rêves. Petite fille modèle, bien éduquée et qui suit les règles, elle n'a jamais été le genre à répondre à ses parents ou encore à dépasser les limites, bien au cercle. Elle a toujours suivi le mouvement sans un mot de trop. Ses parents ont tout claqué pour aller vivre dans la commune française qui avait vu naître son cher papa, Oullins, près de Lyon, alors qu'elle n'avait que quelques mois. Une raison simple et commune : le travail de sa mère. Son père pouvait travailler à distance, PDG d'une petite chaîne de banques en Floride. Une petite commune dans laquelle elle n'est pas née mais qu'elle chérit tout particulièrement puisqu'elle y a vécu jusqu'à ses trois ans. Après quoi ça a été au tour du travail de son père de manifester le besoin de déménager. Quitter la France a été un réel déchirement pour Soleine qui s'était habituée à sa petite ville, à ses copines à Lyon, et à parler tantôt français tantôt anglais, d'autant plus qu'à trois ans, elle perdait tous ses repères. En partant de là, même jeune, c'est une partie d'elle qu'elle a laissée.

Mais, contre toute attente, ce n'est pas en Floride que son allés s'installer les d'Artois, qui pensaient retrouver la vie qu'ils avaient laissé à la naissance de leur petit trésor, mais à Fall River, la ville dans laquelle son père avait grandi avant de partir à la conquête de l'Est américain. C'est aussi là qu'elle a grandi à partir du moment où ses souvenirs sont devenus les plus clairs possible.

C'est approximativement à ce moment qu'elle rencontre Lennon, la fille des Hawks, dont le mari est l'un des plus vieux amis du père de Soleine. Avec Lennon, le courant passe immédiatement. De la poupée aux gendarmes et aux voleurs, aucun jeu ne pouvait s'évader de leurs passes-temps. Deux petites filles très différentes en tout point et qui s'entendaient comme des soeurs jumelles. Le fait qu'elle aient le même âge les a surtout aidées à lier une relation fusionnelle, si bien qu'il est arrivé à Soleine de présenter Lennon comme sa soeur à bon nombre de personnes qui savaient pourtant qu'elle était fille unique.

Passionnée de sport et surtout de sport de glisse, à l'âge de dix ans, Soleine demande à ses parents de l'inscrire à la patinoire. Mais ils se méprennent quand elle leur demande de lui acheter des patins. Elle finit bêtement avec des patins de danse et non pas de hockey, comme elle pensait les avoir. Inscrite aux cours de patinage artistique, la petite fille n'a pas eu d'autre choix que d'y participer, se taisant pour continuer à être la petite fille que ses parents attendaient, de peur qu'ils ne l'aiment plus assez pour la garder avec elle. Une idée qu'elle s'était certainement faite en regardant un peu trop de films avec sa maman. Elle se tait donc, restant un peu plus tard pour regarder l'équipe junior de hockey, qui s'entraîne tous les soirs juste après ses cours. Jusqu'au jour où elle leur demande de participer et qu'elle ne découvre que ça lui plaît bien davantage que ce qu'elle aurait pu imaginer. Naît ainsi son tout premier vrai mensonge. Tous les soirs, après ses cours, elle s'entraîne donc avec l'équipe qu'elle rejoint très officieusement, ses coéquipiers et son coach dans la confidence.

Mais le mensonge a toujours fait partie de sa vie. Non seulement elle a toujours été avec ses parents celle qu'elle pensait qu'ils voulaient qu'elle soit, mais elle découvre un jour, en surprenant la conversation de ses parents, que la mort de la mère de celle qui est devenue sa meilleure amie n'est pas celle que tout le monde pensait. Pire encore, leurs pères trempaient tous les deux dans des détournements et des blanchissements d'argent, leurs ennemis s'agrandissant, l'un d'eux s'est vengé sur la pauvre femme. Dégoûtée, Soleine n'a compris qu'une seule chose en réalisant que les gens autour d'elle étaient des menteurs pathologiques : elle ne pouvait faire confiance qu'à soi-même. Et Lennon aussi. Mais Lennon, elle a voulu l'épargner. Alors, pour ne pas la faire souffrir en lui apprenant ses terribles découvertes, Soleine a gardé le silence, quitte à ce que ça la ronge.

Et comme un mensonge n'existe jamais seul, ses parents divorcent alors qu'elle est adolescente. La raison, elle ne l'apprendra que par hasard, bien plus tard, aujourd'hui. Le petit narrateur que je suis va tout de même vous la révéler. Avant de faire fortune dans la finance, Pierre d'Artois a eu, comme tout le monde un jour ou presque, besoin d'argent. Il existe en Amérique un moyen simple et rapide d'obtenir de l'argent pour un homme. Je vois où vous voulez en venir... mais non, il n'est pas devenu escort boy. Deux pâtés de maison plus loin que l'endroit où habitait Pierre d'Artois se trouvait une banque de sperme. Débile, n'est-ce pas ? Mais l'idée de le découvrir presque trente ans plus tard, avec une ribambelle de beaux-enfants qui ressemblent tous à son mari et à sa fille était insoutenable pour son épouse. Le secret bien gardé, Soleine n'a jamais compris pourquoi ses parents avaient divorcé.

Mais ce qu'elle garde en tête, aujourd'hui, c'est que même séparés et son père remarié à une insupportable trentenaire, ses parents continuent de se mêler de la vie de Soleine comme si elle était encore un petit bébé. L'enfant modèle n'est plus depuis l'adolescence. Si elle en garde l'apparence face à son père c'est pour ne pas lui exprimer tout le mépris qu'elle éprouve pour lui. D'autant qu'à cause de lui, elle a perdu la seule personne qui a toujours compté pour elle, Lennon. Obligée de vivre non loin d'elle tout en se faisant si discrète qu'on aurait pu croire qu'elle était partie... Soleine a fini par prendre de longues vacances de l'autre côté de la ville, à se faire discrète. Elle espère que le temps a suffisamment coulé sous les ponts pour que Lennon lui pardonne son silence. Toujours autant oppressée par ses parents, même sa vie amoureuse se doit d'être au diapason : depuis quelques années, elle est en couple avec l'un de ses coéquipiers à l'équipe de hockey. Ses parents ignorent toujours qu'elle n'est pas une patineuse mais bien une hockeyeuse. L'idée de la savoir en couple avec quelqu'un qui n'a pas un métier respirant la classe et les magouilles, visiblement, ça leur déplaît. Et le fait que leur fille se rapproche peu à peu de la trentaine ne les freine pas pour diligenter ses amours...

Sous leurs regards attentifs et impatients, elle fait son dernier salto et salue la foule. Tout sourire, elle se penche d'un côté, puis de l'autre. Son regard croise ceux de ses parents. Et sa stupide belle-mère. Son sourire disparaît. C'est à cause d'eux qu'elle doit se forcer. Elle déteste ça. Et elle déteste faire semblant. Sans davantage de révérence, elle glisse jusqu'à la sortie d'un pas furieux. Elle ne serait pas là sans eux...