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Déjà minot t’avais un certain talent pour régler tes conflits avec les poings. C’était peut être pour ça que tu t’étais retrouvé loin de ton Shire natal, le vieux sac militaire de ton père sur le dos pour seul bagage, et moins de dix petits dollars américains en poche. T’avais peu d’espoir de voir débarquer ton oncle dans la seconde alors t’avais fait un tour dans le centre commercial de l’aéroport où tu t’étais juré d'épouser la jolie fille qui t’avait vendu une gaufre, parce qu’à priori t’allais passer le reste de ta vie ici, alors autant qu'elle soit jolie à regarder cette vie. Des années plus tard elle te haïrait sans que tu ne puisses le lui rendre mais à l’époque tu ne le savais pas encore.

Quand ton mystérieux oncle d’Amérique a débarqué avec sa vieille bécane et un side-car, t’as vite compris que tu pourrais plus jouer les merdeux comme dans ta petite banlieue de Worcester à moins d’avoir envie de recevoir de sacrées corrections. Ce vieux con t’as demandé avec sa voix rocailleuse si tu comptais encore rester longtemps à te toucher la nouille en le fixant bêtement, et c’est là que t’as compris que tu allais bien t’entendre avec lui.

T’aurais pu être trauma, rester prostré comme un pauvre môme fragile qui aurait pas fini son œdipe. Mais tu t’es vite intégré à Fall River. T’y avais trouvé ta place. Tes vieux s’étaient débarrassés de toi comme on se déleste du vaisselier de mamie qui pue la mort et la vieillesse. Mais c’était pas comme si ça t’avait atteint. A vrai dire rien ne t’atteignait vraiment à l’époque. T’étais invincible. Du moins c’était ce que tu pensais.

Fier comme un coq et plus arrogant qu’un gosse de riche, tu t’étais vite fait une petite réputation qui t’avait valu une place de choix chez les Southside serpents. Ton oncle en faisait partie, alors toi aussi t’avais eu envie d’en faire partie. Logique implacable de morveux plein de fierté. Puis les choix de vie douteux c’était un peu comme les paquets de clopes, tu les collectionnais pour une raison qui échappait à toute forme de logique. T’étais comme ça, un marmot foiré, fini à la pisse. Alors quand t’as commencé à traîner avec les jeunes qui vendaient de la drogue pour le gang, t’as fait tes preuves en refaisant le portrait de tous ceux qui pensaient pouvoir vous impressionner.

Cuir estampillé sur les épaules avec ta première bécane et ton tatouage tout frais, t’as continué d’aller voir Rebecca et ses gaufres qui s’est vite laissée tentée sur la seule promesse que tu lâcherais pas les études pour correspondre à l’image que ses parents se faisaient du gendre idéal et que tu finirais par lâcher le gang le jour où il s’agirait d’être adulte. Ta rempli ta promesse à 50% parce que t’avais toujours été du genre à négocier des jeux dangereux avec la vie, puis, elle t'aimait déjà trop pour te laisser planter là. Tellement que quand elle est tombée enceinte à 24 ans, vous avez fait des plans sur la comète comme deux jeunes cons, puis elle a arrêté ses études de médecine pour te laisser vivre ton rêve.

Ton rêve c’est elle qui te l’avait donné, alors bien entendu tu l’as épousée. C’est pas comme si tu ne l'avais pas décidé 9 ans auparavant. Vous vous êtes mariés sans faire de vague, sans trop de monde, de toute façon tu n’avais plus de nouvelles de tes géniteurs depuis longtemps alors à quoi bon les prévenir ? C’était digne de ces romans à l’eau de rose mal bités qu’on pouvait trouver dans la librairie de la ville. Une grange, quelques fleurs et ton oncle pour servir de pasteur. Vous étiez dans l’air du temps, et plus libre que jamais. Puis vous aviez fait la fête jusqu’au bout de la nuit, et même encore le lendemain au Groov, avec la seule famille que tu avais jamais porté dans ton cœur : les Serpents.

C’est entre deux verres bien dosés que tu l’as lancé: Beckett, ce serait son prénom. Puis t’es reparti finir tes études en musicologie en espérant comme les autres que votre groupe ne tomberait pas dans l’oubli.




Les yeux rougis par des larmes qui ne coulaient plus, t'étais planté là, droit comme un piquet, à l’écart de la foule qui était venu dire au revoir ou dieu sait quelle connerie à Beckett. Ton fils. Ton ptit gars à toi, ce gamin au sourire angélique que t’avais pas voulu voir grandir. Quand tu l’avais trouvé gisant et froid, les yeux révulsés à côté de son lit, une seringue encore plantée dans le bras, t’avais pas eut cet espoir vain qu’ont les parents normaux, à se jeter sur son corps inerte, à hurler à s’en décoller les poumons. Non. Tu l’avais simplement pris dans tes bras pour lui fermer les yeux et le bercer doucement, tout contre toi, en lui chantant une des chansons de ta composition qu’il adorait tant quand il n’était encore qu’un môme. Les secours que tu avais appelé mécaniquement ont déboulé avec ta femme sur les talons, dont l’expression un peu perdue s’était muée en terreur en posant les yeux sur son petit garçon.

De cette nuit maudite de l’hiver 2022, tu te souviens de l’étrange froideur des équipes de secours, des cris et des pleurs de ton ex femme et de la violente véritée de ton échec cuisant en tant que père. Ils l’avaient simplement mis dans un sac. Plus tard, on avait mis son corps dans une boîte. Et cette boite on s'apprêtait à la mettre dans un trou. T’aurais aimé croire en dieu comme ta femme qui t’avait condamné à l’enfer pour avoir engendré cette tragédie. Aimé croire un traître mot de ce que le vieillard qui tenait la paroisse du coin déblatérait en ce moment même. Mais toi tu savais que la vie après la mort, le pardon du seigneur tout ça, c’était des conneries. Tu savais que ta femme avait raison, que tout ça, bah c’était de ta putain de faute. Tu savais que tu ne les avais pas assez protégés. Tu savais que t’aurais dû quitter les Serpents quand t’en avais encore l’occasion et, choisir comme tout le monde de te faire enculer par la société pour arrondir tes fins de mois. T’avais ramené le poison dans la maison. T’étais le poison. Tu pouvais t’en prendre qu’à toi-même.

Sur ta silhouette ternie par le poids de ta culpabilité, pesaient les regards de ta belle famille et celui de Rebecca.

“Tu aurais mieux fait de ne pas épouser une petite frappe, voilà ou ça t’a menée.“

Que le beau père avait osé balancer à une mère endeuillée. Et puis comme l’annonce solennelle de ton exécution la belle mère t’avait craché au visage que, dans cette triste boite, c’était ton cadavre qu’on aurait dû trouver. Et tu ne leur en avait pas tenu rigueur. Ils avaient raison.


T’as fais tes affaires alors que tout le monde trouvait un mot réconfortant à prononcer dans l’église pour être sûre de s’acheter une place au paradis. Comme si les mots avaient le pouvoir de ramener les morts à la vie. Puis t’es parti. A quoi bon rester, ta femme te maudissait et ta fille n’osait même plus te regarder.

T’es descendu encore plus pas que tu ne le pensais possible, à écumer the Groov jusqu’aux premières heures du matin pour chasser les cauchemars qui menaçaient de te rendre fou. T’exécutais tous les sales boulot que les Serpents pouvaient confier tant qu’il ne s’agissait pas de vendre de la drogue, ce que tu t'obstinais désormais à refuser en boucle. Les monstres comme toi étaient faits pour nettoyer. Et des fois, tu te réveillais fiévreux à côté du corps de ton fils, à côté de celui d’Heath, qui les mains agrippées autour de ton cou tentaient de t’emmener une bonne fois pour toute avec eux. T’aurais pas vraiment refusé si l’occasion s’était présentée, de rejoindre ces deux gamins que t'avais été incapable de protéger. T’avais même fait noter et valider dans ton dossier médical que tu ne souhaitais pas être réanimé.

Et jour après jour, t’attendais juste la mort.




Toujours en vie bien malgré toi, le temps, ce vieux fou, s’était chargé de panser les blessures profondes qui entaillent ton âme.

T’avais signé bien sagement les papiers du divorce sans rien demandé, acceptant ton sort comme un condamné. Trois ans après, te battre pour ce mariage aurait autant d’effet que de pisser dans un violon.

Par un miracle qui t’échappait encore, t’avais réussi à garder ton taff de manager pour Sumerian Records qui t’avait sûrement pris en pitié face aux évènements que tu avais traversé. C’est la tatoueuse des Serpents, Raylee qui t’a traîné jusqu’aux alcooliques anonymes pour te remettre sur les rails. Elle t’a probablement sauvé la vie, mais ça t’es trop fier pour le lui avouer, puis bon faut pas déconner tu la connais depuis qu’elle est haute comme 3 pommes.

T’as pas vraiment lâché l’alcool. Eux par contre tu les as vite lâchés, le jour où t’as poussé la porte de la réunion d'à côté. C’est aux narcotiques anonymes que t’as appris à connaître des gamins comme ton fils ou comme Heath. Que t'as appris à connaître des gens à qui personne n’aurait pu éviter ce parcours parce que le monde était ce qu’il était: Cruel. Puis t’as appris que si tu pouvais pas te pardonner, tu pouvais au moins en aider d’autres à ne pas finir à la morgue avant d’avoir eu 27 ans. C’est devenu régulier, comme si ça t’aidait à imaginer ce que ton rejeton aurait pu devenir si t’avais au moins essayé d’être un bon père.

C’est comme ça que t’as finalement eu le courage de répondre à Ache et à sa supplique de reprendre les Scarlet Zombies en management. T’as promis ta tête à Sumerian records si ça partait encore en vrille et t’as juré à chacun des membres du groupe que si tu voyais encore passer le moindre gramme de drogue chez eux c’est toi qui les achèverait.



Papa... Mon frère me manque.
Comment on fait ?
Pour que ça arrête de faire mal...
Le 04/04/2024 - 1h46 am