Les grandes portes automatiques de l’hôpital se referment derrière toi alors que tu quittes ton lieu de travail. Tu n’es plus de garde depuis vingt minutes, ce qui t’a laissé assez de temps pour te changer et récupérer tes affaires avant de t’en aller. Reprendre le travail a été difficile, indéniablement. Tu n’étais peut-être pas si prête que cela, mais broyez du noir dans ton coin n’était pas l’idéal non plus. Tu sais que tu as besoin de te plonger dans ton boulot pour penser à autre chose qu’à cet accident. Alors tu fais comme si tout allait bien et lâches de grands sourires, comme pour duper ton monde, et même, toi-même ? Tu as cette idée folle en tête que si tu continues dans cette voie, tu finiras sûrement par te convaincre toi-même au bout d’un certain temps. Tu soupires longuement avant de reprendre ta route en direction de l’arrêt de bus. Tu as réussi à franchir l’étape d’entrer dans un véhicule, place arrière, mais impossible pour toi d’avoir un volant entre les mains ou de te placer à l’avant. Trop tôt. Tu voudrais réellement passer à autre chose et pouvoir te concentrer à nouveau sur les objectifs de ta vie. Après tout, tu n’allais pas rester une interne toute ta vie et il fallait que tu passes le palier suivant, soit celui de la résidence qui ouvrira la voie de la titularisation, celle pour laquelle tu travailles d’arrache-pied depuis le début. Tu t’accroches à cette pensée pour le reste de ton trajet pour rentrer chez toi et préparer ton planning pour les jours à venir. Une fois arrivée à ton domicile, tu constates que Lidye est déjà rentrée et ça te rassure de la savoir à la maison. Tu ne te laisses même pas le temps de te poser que tu débutes ton interrogatoire. « Salut toi ! Comment tu vas ? Pas trop fatiguée ? Comment s’est passé ta journée ? ». Tu essaies tant bien que mal de faire comme si le pire était derrière vous, mais tu as beaucoup de mal. Tu as clairement très mal vécu cet accident, encore plus la période de coma de ta meilleure amie, mais au lieu de l’admettre et de travailler là-dessus, tu préfères nier l’évidence. « Des douleurs à signaler ? Tu sais que tu dois te ménager, ne forces pas trop ». Aux petits soins avec Lidye – trop ? – tu sais que ce n’est qu’une question de temps avant qu’elle ne te le fasse remarquer, mais en attendant, tu fais ce qui te semble t’aider le plus pour repousser tes peurs et t’assurer que la brunette va bien, terrifiée par l’idée que tu pourrais la perdre comme ce fut presque le cas ces derniers mois.

La rééducation n'a pas été ton moment préféré de ta convalescence. Après autant de mois à rester allongée sur un lit d'hôpital, certains de tes muscles se sont atrophiés et reprendre un rythme qu'il s'agisse de tenir debout ou simplement de bouger et vivre ta vie a été assez compliqué en ce qui te concerne. Tu as vite compris que tu étais celle qui avait le plus morflé de cet accident, au vu de tous ces visages inquiets au dessus de ton lit quand tu as enfin rouvert les yeux. Pourtant, tu as quand même choisi de reprendre rapidement le travail, que ta rééducation soit terminée ou pas. Ce que ton kiné n'a pas su te refuser, sans doute car il est plus simple pour toi de te ménager au travail que de t'efforcer à réveiller des muscles qui ne l'avaient jamais été auparavant, même avant l'accident.

Ce jour-là, en revanche, tu n'as pas travaillé bien longtemps, vite fatiguée, ce que ta cheffe a remarqué aussitôt, te sommant de rentrer chez toi, ce que tu as fait à contre coeur. Tu as beau avoir du mal, ton travail reste la plus grosse partie de ta vie. En rentrant, tu t'es allongée sur le canapée, enfouie sous ta couette qui n'a de cesse de passer du salon à ta chambre, te suivant comme ton ombre, ou ta propre cape d'invisibilité, bien que tu n'arrives jamais à être complètement dissimulée sous celle-ci. La tête sous la couette, telle une adolescente, tu as passé tout ton temps à regarder les nouvelles sur les réseaux sociaux. Même si d'ordinaire le fait de ne pas avoir le temps te fait être totalement désintéressée de ceux-ci, ce sommeil longue durée t'a donné l'impression d'avoir beaucoup trop à rattraper. Aussi, depuis, tu ne les lâches plus.

Tu manques de sursauter en entendant la porte s'ouvrir. Du calme, ça ne peut être que Jules. Tu laisses de quoi avoir juste assez d'espace pour qu'un seul de tes yeux n'apparaisse et voit ce qu'il y a autour de toi. Et puis, devant cet interrogatoire que tous tes proches semblent à tout prix vouloir te faire passer lorsqu'ils te voyaient, tu te redresses et sort la totalité de ta tête de cette si réconfortante couette qui devrait pourtant passer du temps dans la machine avant de redevenir ta meilleure alliée.

- Ça va, rien à signaler, et toi ? Pourtant, tu le sais, tout va très vite en général dans le service et les ragots des infirmières arrivent vite aux oreilles des médecins et inversement. Aussi tu sais qu'elle n'est pas dupe. On croirait entendre Désirée... Désirée, ta cheffe. Elle n'a rien voulu entendre et m'a renvoyée à la maison au bout de même pas deux heures de travail. Le chèque de salaire ne va pas être bien élevé ce mois-ci.

Ta veste toujours dans les bras, tu serres le morceau de tissu en voyant Lidye dans cet état. Voilà longtemps que tu vois cette couette passer d’une pièce à l’autre et bien que cela ne te dérange en rien, il n’empêche que tu sais pertinemment que c’est peut-être son seul moyen de se sentir en sécurité. Ces derniers mois et semaines ont été compliqués pour toutes les deux, mais d’autant plus pour la brune qui a été obligée de réaliser qu’elle avait passé du temps dans le coma et qui s’est vu imposer un temps de rééducation pour récupérer des gestes qui semblent si anodins. Tu as fait de ton mieux pour être là pour elle et la soutenir autant que la jeune femme te l’autorisait, mais tu te doutes que ce n’est pas évident d’être celui qui porte la blouse de patient et de passer finalement de l’autre côté. Troquer sa place de soignant pour celle de patient est très difficile pour le corps médical et tu le sais tout aussi bien puisque ton cas a également nécessité des soins. Tu te rappelles la pénibilité de ton quotidien avec ce bras cassé que tu as trimbalé dans un plâtre trop longtemps à ton goût.

Mais jamais tu ne t’es plainte. Jamais. Parce que ce n’était rien, comparé à ce qu’elle avait vécu et ça te tord encore l’estomac rien que de t’en rappeler. Tellement de proches t’ont abandonné du jour au lendemain, ça t’a rendu malade de savoir que tu aurais pu perdre aussi Lidye. Tu es bien loin d’être démonstrative, loin également de celle qui s’attache rapidement. Au contraire, tu préfères mettre de la distance lorsque les choses deviennent trop sérieuses, et cela vaut pour toutes tes relations. Mais pas Lidye. Elle était cette personne dont tu as secrètement besoin et qui forme ta famille. Et tu as failli la perdre, ta famille. « Une journée classique, rien de très palpitant » que tu lui réponds en souriant, essayant tant bien que mal de ne pas montrer que tu t’inquiètes pour elle. « J’ose le dire, les rushs d’avant me manquent…presque » que tu poursuis sans être vraiment sûre de ce que tu avances, le rythme d’avant ayant été assez difficile par moment.

Tu ne peux t’empêcher de pouffer en l’entendant parler de Désirée, Dame bien connue de tout l’hôpital. « Je dois dire que ça ne m’étonne pas du tout venant d’elle ». Tu sais à quel point elle peut être protectrice malgré son côté strict et excessivement organisé. Et tu imagines également la frustration que cela a pu créer auprès de ta meilleure amie, 2 heures de travail seulement… Ce n’est définitivement pas assez pour les bourreaux du travail que vous êtes. « Ne t’en fais pas pour ça, le plus important c’est que tu ailles bien, tu reviens de loin Lidye… ». Rien que de mentionner la chose te crispe, mais tu gardes la face, ne te sentant pas légitime d’être mal face à la jeune femme. « Tu as déjà mangé ? On pourrait commander, je ne me sens pas de cuisiner quoi que ce soit pour être honnête ». La fatigue, la longue journée de travail, tes émotions en vrac et la femme se sont mêlées pour que tu n’aies qu’une seule envie : ne rien faire de la soirée. « Est-ce que tu travailles demain ? » que tu lui demandes pour savoir ce qu’elle avait prévu de faire et d'éventuellement calquer ton emploi du temps sur le sien, chose que tu fais depuis un moment déjà, voulant être disponible pour Lidye en cas de besoin.

À te regarder, sans nul doute que tu fais pitié. Dissimulée sous une couette deux fois trop grande car pliée sur toi, tu donnerais de la peine à n'importe qui, à vrai dire. Mais tu es surtout fatiguée, exténuée, et tu en as marre d'être toujours consignée dans ta chambre. Tu as passé tes dernières semaines privée de tout ce que tu as toujours adoré, tu n'as donc aucune envie de continuer dans ce chemin-là, très honnêtement. Mais toi, Lidye, tu ne le réalises pas.

Tu ne vois pas la détresse dans les yeux de Jules. Car si tout le monde, elle la première, a été soulagé de te voir rouvrir les yeux, tu n'as pas eu le luxe de savoir ce que ce soulagement suivait, tu n'as pas vu cette panique, cette angoisse quotidienne que tu as de longues semaines durant, imposé malgré toi à tout le monde. Ça t'arrive, parfois, de remarquer la culpabilité dans les yeux de Jules. Pourtant, c'était toi et pas elle qui conduisait ce soir-là. C'est toi qui aurais dû être plus vigilante même si vous n'étiez pas en tort. Et c'est toi qui ne remarque pas, tandis qu'elle te regarde comme du lait sur le feu, que Jules est inquiète en te regardant.

Tu éclates de rire.

- À qui le dis-tu ! C'est quand les choses ont commencé à être intéressantes à l'hôpital ce matin que ma cheffe m'a renvoyée à la maison. J'ai l'impression d'être en sucre, j'ai hâte de pouvoir leur prouver le contraire !

Tu roules des yeux. Depuis qu'ils sont rouverts et que tu es officiellement sortie d'affaire, tout le monde te ménage un peu trop à ton goût. Désirée la première, c'est vrai, mais tu l'as découvert ce jour-là avec beaucoup d'étonnement. Jules ne donne pas sa part au chien non plus. Et ça te fatigue parce que tu n'as aucune envie de la savoir inquiète surtout que tu n'as de cesse de le répéter à tout le monde :

- Je vais bien, je t'assure. Que tu reviennes de loin ou pas, tu n'en as pas conscience. Tu vas bien, seule l'énergie et le souffle te manquent, quelque chose de normal, tes muscles ayant commencé leur atrophie pendant ton sommeil. Mais la belle au bois dormant que tu as pu être est bel et bien réveillée et ce sans son prince, alors à quoi bon s'inquiéter à ce point ?! Vraiment.

Tu lèves les yeux vers elle, avec la subite envie de te recoucher, de t'enfouir de nouveau sous une couette comme dans l'espoir de devenir invisible si tu es parfaitement couverte. Mais tu te retiens.

- Je n'ai rien préparé, je suis désolée. Mais pourquoi pas, si tu veux commander, faisons-le. Puis tu secoues la tête. Tu es en mi-temps thérapeutique en plus d'avoir le strict ordre de Désirée de ne pas remettre les pieds ici avant la semaine prochaine, ta cheffe prête à te signer elle-même un arrêt maladie alors qu'elle n'est même pas médecin. Je suis libre, en principe. J'ai juste une séance de rééducation vers onze heures. Pourquoi ?

Entendre le son mélodieux de son rire te donne énormément de force. Tu es reconnaissante de savoir qu’elle est encore là et que tu peux être témoin de ces fous rires que vous aviez déjà avant l’accident. Ça te fait bizarre, de te dire que tu compares souvent la période de ta vie qui précédait l’accident et celle, d’après. Tu avais une vision de la vie tellement différente auparavant, tellement… insouciante comparée à maintenant. Cet accident aura bien changé des choses, en commençant par toi. Mais tu préfères mettre de côté toutes ces pensées intrusives pour te concentrer sur ta meilleure amie. « Intéressantes ? Comment ça ? ». Intriguée, tu t’assois à moitié sur l’accoudoir du canapé pour l’écouter davantage. Tu aimes ça, l’écouter. Parler de tout et de rien. Toutes ces choses qui étaient si banales. Aujourd’hui, tu t’y attardes beaucoup plus en prenant le temps nécessaire. Parce que ce sont les banalités qui t’ont manqué en priorité lorsque Lidye dormait comme la belle au bois dormant.

Ton muscle battant se serre à nouveau. Voilà que tu revois son corps animé par le seul son des machines. Cette image qui te revient dès que tu penses à tout ce qui s’était passé, qui ne veut pas te quitter. Peut-être que tu devrais réellement consulter et parler de tout ce que tu as vécu sérieusement avec quelqu’un ? Pas si sûr. Tu as déjà eu beaucoup de mal à faire comme tu allais mieux devant la psychiatre imposée par l’hôpital, tu n’avais pas spécialement envie de revivre tout le processus. Puis, tu ne te sentais pas prête à t’ouvrir et à parler de tout ce qui te ronge. « Tant mieux, je ne demande rien de plus » que tu lui réponds. Tu es consciente que ça doit être épuisant pour elle de le répéter à tout le monde, mais à chaque fois ça te rassure, de l’entendre.

« C’est parfait, ça nous donne une excuse parfaite pour commander dans ce cas ! ». Tu n’avais vraiment pas envie de te mettre devant les fourneaux, pas après cette journée éreintante. Tu sors ton portable de ta poche pour accéder à l’application Uber eats que tu côtoies si souvent déjà. « Une envie particulière ? Ça fait longtemps qu’on n’a pas mangé asiatique tiens ! » que tu lui lances en vérifiant si tu n’aurais pas un éventuel code promo. Il fallait dire que c’était souvent le cas puisque tu faisais régulièrement appel à ce service, ne prenant plus le temps ni de cuisinier convenablement à la maison, ni de manger à la cafétéria de l’hôpital, toujours par manque de temps. « Je m’étais dite qu’on pourrait passer un peu de temps ensemble, je ne travaille pas l’après-midi. On pourrait faire les courses, aller boire un café, traîner en ville… Si tu te sens d’y aller bien sûr ». Tu ne voudrais pas la forcer à sortir et encore moins à se fatiguer. Mais Lidye te manquait et tu n’arrivais pas à le lui dire ouvertement. C’était un peu ton moyen de le lui faire comprendre en lui proposant des futilités.

Parfois, tu ne réalises pas à quel point Jules a peur. Il t'arrive d'apercevoir une lueur dans ses yeux, cette même lueur qui, l'espace d'un instant, te fait un frisson d'horreur. Pourtant, tu as remarqué la différence. Ayem elle-même est différente avec toi. Votre relation ressemble davantage à celle que vous aviez avant son opération alors que vous étiez gamine. Et ce n'est pas forcément normal, surtout pour toi qui vois ça comme un revirement de comportement très soudain : tes semaines dans le coma, tu ne les as pas vécues, ou du moins pas comme les autres.

- Un cas super intéressant qui nécessitait une assistance sur une opération à coeur ouvert. La déception dans ta voix n'est pas dissimulée : tu aurais aimé être l'infirmière assistante sur l'opération. Et clairement, avoir été si brutalement renvoyée chez toi t'a fait l'effet d'une douche froide. Le même type de douche que tu prends chaque fois que tu veux te rendre utile et qu'on te renvoie chier depuis ton réveil.

Tu lui souris. Tu vois bien que tes paroles ne la rassurent pas pleinement. Tu vois encore danser les fantômes de l'accident devant ses yeux. Tu sais qu'elle a souffert. Et tu voudrais l'aider. Mais tu ignores simplement comment en sachant que tu es la seule responsable de tout ça.

- Vraiment, Jules. Ôte-moi ces ridules autour de tes yeux, à force de t'inquiéter trop elles vont finir par rester !

Tu continues à lui sourire doucement. Sans trop y réfléchir, profitant qu'elle se soit posée à côté de toi, tu lui reprends la main en signe de réconfort. Ça va aller. Il le faut.

- Très bien alors ! Hmmm... je crève d'envie d'un bol de ramen en ce qui me concerne. Toi ? Le fait qu'elle te propose un restaurant asiatique a clairement une corrélation avec cette envie meurtrière.

- SI JE ME SENS ? Si je me ... Tu t'indignes. Tu ne demandes que ça, de t'activer. Mais tout le monde prendre la peine de te ménager, à ton plus grand malheur. Mais bien sûr que je me sens, ça va pas ou quoi ?! Puis l'idée de passer du temps avec Jules ça te suffit à te motiver.

Tu ne peux qu'imaginer à quel point cela doit être frustrant d'être mise sur le côté alors que des cas pareils se présentent à soi. Toi non plus, on ne t'a pas laissé reprendre un rythme "normal" dès le départ. Et tu sens encore que tes collègues prennent des pincettes, surtout lorsqu'un accident de la circulation arrive dans ton service. Tu comprends, mais ça te fait rager quand même. Heureusement depuis, tu peux à nouveau travailler comme avant, mais il a fallu un temps d'adaptation à tout le monde avant de reprendre tes habitudes. « For god's sake... » que tu ne peux t'empêcher de répondre. Partageant la frustration de Lidye, tu t'indignes comme si c'était toi qu'on avais renvoyé sur le banc. « Ils se rendent compte à quel point c'est formateur d'assister à ce genre d'opération ? Vraiment, ils ne se rendent pas compte que c'est plus te desservir qu'autre chose d'agir comme ça... ». Parce que c'était le cas. Être extérieur à l'accident ne veut pas dire qu'ils savent mieux que vous. Certes, un point de vue objectif est plus utile, mais cela ne voulait pas dire qu'ils comprenaient et savaient mieux que vous si vous étiez prêtes à nous, en forme ou non pour la suite.

La douceur du geste de ta meilleure amie vient de suite calmer tes nerfs et cela t'arrache un sourire immédiatement. Mission échouée, tu n'as pas réussi à dissimuler ton inquiétude au point que la brune ne s'en rende pas compte. Mais toujours aussi bienveillante, Lidye savait trouver les mots et te faire comprendre les choses sans te juger ou te brusquer. « Tu sais comment me parler El-Azem ! » L'idée d'un grand bol chaud te fait saliver et tu défiles sur ton écran pour te rendre directement dans le menue des ramens. « Comme d'habitude ? » que tu lui lances pour savoir si elle voulait changer ce qu'elle prenait habituellement ou non, vous qui aviez vos habitudes de plats puisque vous n'étiez clairement pas à votre premier essai concernant ce restaurant.

« Alors c'est un deal que nous avons là ma très chère dame ». Te voilà déjà en train d'élaborer tout un plan pour ce moment que tu allais passer en sa compagnie, n'arrivant pas à décider par quoi commencer. Il fallait te rendre à l'évidence que tu n'allais pas pouvoir faire tout ce qui passait dans ta tête. « Tu as envie de faire quelque chose en particulier ? Tu as carte blanche et promis, je ne te limiterais en rien ». Tu imagines très bien à quel point Lidye a envie de sortir, de prendre l'air et surtout de pouvoir faire ce qu'elle veut sans qu'on lui demande d'y aller doucement, de se reposer et de ne pas se fatiguer. Mais tu ne seras pas l'une de ses personnes, tu n'as qu'une envie, c'est de retrouver ta meilleure amie. Tu as la chance de l'avoir encore à tes côtés et tu veux en profiter pleinement, dans la limite du raisonnable bien entendu. Le but n'était pas de l'épuiser, mais tu vois bien qu'elle a besoin surtout de se défouler et de montrer qu'elle n'est pas fragile.

Depuis l'accident, on te prend avec des pincettes tout le temps. Ça t'agace, sans doute parce que toi tu veux juste que la vie reprenne son cours, tu veux que tout soit comme avant. Tu sais bien sûr que c'est impossible mais quand tu vois Jules qui s'efforce tellement pour toi, quand tu vois ses regards pleins de culpabilité... ça te tue.

Tu hausses les épaules. Tu ne sais pas s'ils savent quoi que ce soit, mais l'excuse qu'on t'a donnée te met hors de toi.

- Tu comprends, j'ai déjà été l'infirmière sur ce genre d'opération, si je manque celle-ci, ce n'est pas grave, formateur ou pas. Je pense qu'ils doivent tous s'être mis en tête que l'accident m'a rendue inapte. Tu soupires. Ça aussi, ça te tue. Mais remettre en cause la hiérarchie n'aurait absolument rien mené.

Tu sens directement que le fait d'avoir ta main sur la sienne l'a calmée. C'est peut-être pas grand chose mais la voir beaucoup plus sereine te satisfait assez. Jules, c'est un peu une partie de toi, une extension de toi, même si tu n'aimes pas ce terme parce qu'elle est une personne et pas l'extension de quelqu'un. Mais sans elle, tu as clairement la sensation qu'il manque quelque chose à ta vie. Alors la voir dans un moment de détresse, ça te fout un peu en l'air.

- Bien évidemment que je sais te parler ! Je te pratique depuis assez longtemps, quand même. Tu lui souris et tu acquiesces. Oui, comme d'habitude. Elle te connaît et même sans ça elle saurait très bien quoi prendre pour être sûre que tu serais ravie de ce qu'il y a dans ton assiette.

Le sourire qui naît sur ton visage est très clair. Tu es aux anges. Complètement d'ailleurs. Jules te fait là un cadeau dont elle ignore peut-être l'importance à tes yeux. Te proposer de sortir sans s'inquiéter de te ménager, sans te dire quoi faire, sans te proposer plutôt de rester à la maison "à te reposer" comme tout le monde autour de toi semble s'éclater à le faire. Non, c'est mieux ainsi, et tu en es ravie. Parfait alors ! Tu as envie de faire quoi ?

Tu as beau essayer de comprendre, tu n'y arrives pas. Voilà plusieurs années maintenant que vous travailliez pour cet hôpital, à vous donner corps et âme aux patients pour leur donner les meilleurs soins possibles et donc améliorer leurs conditions de vie. Pourtant, après tant d'années de service rendu, c'était l'établissement qui vous freinez, bien loin d'imaginer que cela n'était pas nécessaire. Toi aussi, t'as eu l'impression d'être mise sur le carreau pendant longtemps, alors même que tu ne rêvais que d'une seule chose : te remettre en selle et t'investir à nouveau dans ton travail. Pour des personnes comme Lidye et toi, c'était le meilleur moyen de tourner la page plus vite. Mais encore fallait-il que vos supérieurs le comprennent... Tu as eu beaucoup plus de chance d'une certaine manière, toi qui peux à nouveau entrer dans une salle d'opération pour tenir le bistouri et non plus seulement pour être observatrice derrière cette grande baie vitrée. « Ça n'a aucun sens... Si c'était le cas, tu demanderais toi même à ne pas venir travailler, tu n'es pas stupide, à mettre la vie des patients en danger. Je me demande à quoi ils pensent par moment...   ». Ca te sidère de ne pas voir l'hôpital être derrière ta meilleure amie pour la soutenir davantage. Tu savais comment ils allaient réagir au vu de ce que tu as toi-même expérimenté, mais de là à ce qu'ils prennent d'autant plus de pincettes avec la brune, tu ne comprends pas. Après tout, elle s'était réveillée de son coma et était largement capable de reprendre son travail.

Tu ne peux t'empêcher de rire aux paroles de Lidye, tant d'années à ses côtés et c'était comme si vous vous connaissiez depuis toujours. Son amitié avait une importance inexplicable à tes yeux, toi qui a pourtant tant de mal à t'attacher aujourd'hui. Mais la brune occupait une très grande place dans ton cœur et dans ta vie et tu savais que jamais elle n'allait t'abandonner en cours de route comme toutes ces personnes en qui tu as cru un jour. « Un peu plus et on pourrait croire que je suis un cas que tu as étudié à la perfection » que tu lui lâches en riant.

Une fois sa confirmation obtenue, tu t'empresses de valider la commande qui n'a, d'ailleurs, pas été très longue étant donné que ce sont les produits que vous avez l'habitude de prendre. Le paiement accepté, tu valides les informations pré-remplies et affiche un sourire victorieux une fois la manipulation terminée. « D'ici 25 minutes, on va s'empiffrer comme jamais ». Rien que d'y penser tu en as l'eau à la bouche, surtout que désormais, tu commences à ressentir la faim à mesure que le temps passe.

« Tu vas très vite regretter de m'avoir posé cette question ». Tu as déjà tellement hâte d'être le lendemain, déjà parce que tu allais enfin sortir avec ta meilleure comme avant, mais aussi parce que tu avais imaginé un nombre incalculable de choses à faire. « Il faudrait que l'on se trouve une robe, c'est bientôt la grande soirée de fin d'année de l'hôpital, on ne va pas se priver d'y aller ! On pourrait aussi aller tester ce nouveau restaurant italien qui vient d'ouvrir le mois dernier, j'aimerais aussi passer dans une librairie, j'ai besoin d'un bouquin spécifique à étudier pour un patient, commencer le tout par un bon grand café, des chaussures aussi, tu sais à quel point j'aime ça, même si tu me répètes souvent que j'en ai trop, il faut bien une nouvelle paire avec la nouvelle robe... ». Tu marques une pause alors que tu te rends compte que tu n'as pas inspiré depuis plusieurs secondes et une fois chose faite, tu regardes Lidye en souriant. « Je t'avais dit que tu allais le regretter ».

Bourreaux de travail que vous pouvez être Jules et toi, tu sais très bien qu'elle comprend ta frustration. Ton besoin d'être de retour à trois mille pourcents, celui de donner de ta personne jusqu'à l'épuisement. Même si tu as été dans le coma, tu ne te vois pas comme une patiente et ça te rend folle de réaliser qu'aux yeux de l'équipe médicale c'est désormais ce que tu es. Pourtant, il y a des gens qui ont bien davantage besoin que toi. Et tu pourrais les aider... Mais te plaindrais-tu vraiment d'un peu de repos sur ton canapé ? À vrai dire, si c'était occasionnel, non. Mais là, tu as la sensation que les choses ont beaucoup trop duré.

Tu hausses les épaules. Tu ne comprends pas leur méthodologie et tu ne vas pas forcer. Tu n'en as pas envie et tu n'en as pas l'énergie non plus. Peut-être la seule chose sur quoi tu veux bien être d'accord avec eux, finalement.

- Oh ils ne pensent pas que je vais tuer le patient sur le billard, non. Juste que c'est trop d'un coup pour moi. Il vaut donc mieux que je la manque, tu comprends. J'ai vraiment l'impression qu'ils me prennent pour une assistée, désormais. J'en ai marre, Jules. Si tu savais... Au lieu de quoi, tu suis désormais plusieurs séances de psy par semaines, la kinésithérapie et la rééducation. À croire que les rendez-vous se démultipliaient pour ne pas avoir d'excuse pour t'ôter des tableaux d'opérations. Dire que tu avais l'habitude de certains binômes et que c'étaient tes collègues parfois bien moins patient.e.s qui s'occupaient de tout ça à ta place. Brrr.

Tu pouffes de rire.

- Bien évidemment que je connais ton cas à la perfection ! Il semblerait, demoiselle, que tu as oublié que je vivais avec toi en plus de te supporter à l'hôpital ! À quelque chose près, je te pratique vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Ton estomac commence à gronder alors qu'elle évoque le temps d'attente. Vous échangez toutes les deux un regard, le tien avec des yeux bien arrondis par la surprise et vous éclatez de rire tout à fait synchrones. Décidément.

- Je pense que mon ventre attend ces vingt-cinq minutes avec plus d'impatience qu'on ne peut le croire.

Puis ton sourire s'agrandit. Tu la connais tellement bien. Bien sûr qu'elle a tout prévu. C'est Jules, après tout. Ah oui, d'accord. C'est même plus des propositions c'est carrément un planning ministériel tout ça ! Mais je suis preneuse. De tout, bien entendu.

Tu la sens sa frustration et tu ne peux qu'être d'accord avec elle, ce sentiment de faire des choses inutiles, d'être relégué au second plan, comme si tu n'étais plus capable de faire toutes ces choses que tu avais pourtant l'habitude de faire au quotidien auparavant. C'est ridicule, tu le sais, mais encore fallait-il que les personnes pouvant y changer quelque chose le sachent et on était bien loin du compte. À vrai dire, tu n'es pas dupe, tu sais pertinemment que si l'hôpital prend des pincettes, c'est parce qu'il ne veut pas trop se mouiller en cas de problème. Le monde médical pouvait être une très belle expérience, enrichissante humainement parlant, mais comme tout autre domaine, il y avait aussi des parts d'ombre au tableau.

« Je peux imaginer à quel point ça doit être terrible... Mais ne baisse surtout pas les bras, à force de détermination, ils vont bien se rendre compte que tu es toujours aussi compétente et que tu peux largement reprendre tes fonctions. Ce service a le don de me faire sortir de mes gonds par moment, c'est incroyable ». Tu soupires lourdement, comme pour extérioriser toute exaspération que tu ressens, ce qui ne t'empêche pas de lui sourire tendrement juste après, persuadée qu'elle allait surmonter cette épreuve supplémentaire et leur montrer de quoi elle était capable. Tu as travaillé avec beaucoup d'infirmier.e.s au cours de ta formation, mais une comme Lidye, tu n'en as jamais croisé deux.

« Je m'avoue vaincue ! Tu me fais peur, parfois, tu me connais mieux que je ne me connais moi-même » que tu lui réponds en riant de plus belle. Lidye pouvait choisir les mots parfaits pour décrire tes ressentis, ce que tu vis ou ce qui hante tes pensées au point que ça te surprend presque à chaque fois. Ce n'était pas des mots en l'air lorsqu'elle disait qu'elle te connaissait absolument par cœur, jamais, tu ne t'es autant ouverte à quelqu'un depuis que tu as développé cette peur de l'abandon.

« J'espère que ça va vite arriver, tu m'as donné encore plus faim » que tu lâches en rivant tes yeux sur l'écran de ton portable, l'application te permettant de pouvoir suivre le trajet du livreur en temps réel. Tu fais une petite moue en te rendant compte que pour le moment, la commande était toujours en préparation par le restaurant, mais y étant une fidèle cliente, tu savais qu'ils étaient rapides et qu'il fallait juste prendre ton mal en patience. « Trop d'organisation hein ? Je ne perdrais jamais cette habitude je crois ». Ce perfectionnisme, qui t'aide énormément au travail, avait plus que déteint dans ta vie personnelle puisque tu ne pouvais t'empêcher de préparer quoi que ce soit sans avoir une organisation précise.

En parler avec Jules, ça te permet déjà de dédramatiser la situation. Ça te fait du bien d'évoquer à voix haute ce dont tu es témoin dans le silence, incapable de te rebeller parce que tu sais qu'au moindre faux pas ce n'est pas seulement toi qui est en jeu si on accepte que tu retrouves toutes tes responsabilités. Tu sais que l'enjeu est trop grand : tu travaillerais dans une toute autre branche, il n'en serait pas question, tu le sais, et tu sais aussi qu'on ne te fatiguerait pas avec des entretiens psychologiques et autres, juste pour le plaisir. Si tu étais derrière un bureau, tu n'aurais pas cette épée de Damoclès au dessus de ta tête et ça fait bien longtemps que tu aurais pleinement repris ton travail. Sauf que tu as beau être parfois assise à un bureau en train de regarder et trier des dossiers sur un écran d'ordinateur, ce n'est pas là le coeur de ton métier.

- Oui, tu as peut-être raison, oui. Je ne sais pas. Je t'avoue que je ne sais plus. Je me dis que l'enjeu est tout de même gigantesque. Et en même temps je suis sûre de moi : tout va bien, tout va mieux. J'ai vraiment récupéré. En être sûre, ce n'est pas pleinement dit, mais tout de même.

- Hé ! Il faut bien que toutes ces longues et ennuyeuses heures à t'entendre parler de toi soit rentabilisées ! lui annonces-tu toute fière avec un clin d'oeil. Tout en sachant pertinemment que c'est toi qui a tout fait pour lui sortir les vers du nez, alors.

Tu exploses de rire. Tu es certaine de n'y être pour rien, mais tu es d'accord pour prendre le blâme malgré tout.

- Ma faute hein ? Bon, bah... tant pis, y a plus qu'à espérer que ces vingt-cinq minutes passent comme vingt-cinq secondes. Le silence se fait. Une, deux, trois, quatre, cinq, six... Ces vingt-cinq secondes sont interminables... C'est mal parti, bordel.

Tu hausses les épaules par la suite, sans que ce ne soit ni pour évoquer un manque d'intérêt ni un manque de savoir.

- C'est comme ça que tu es et qu'on t'aime, on ne va pas te changer non plus. Puis moi, ça me convient très bien : tu fais la réflexion pour nous deux et je peux me reposer comme ça. Tu lui souris avec un petit regard en coin, totalement malicieux. L'excuse n'est pas réellement bonne. Mais dans l'immédiat, c'est le mieux que tu puisses faire.

« Hop hop hop mademoiselle El-Azem, arrête ça tout de suite. Tu n'as pas à douter de toi, j'ai pleinement confiance en toi et tes capacités et je sais que si tu ne te sentais pas prête à revenir, tu n'aurais pas pris de risques pour les patients. Si tu es de retour, ce n'est pas pour rien, ne les laisse pas t'enlever ça ». Tu es sûre de toi à 100%, Lidye ne serait jamais revenu travailler si elle n'était pas capable de le faire. Vous aviez toutes les deux une conscience professionnelle hors pair qui vous poussait à toujours agir dans l'intérêt du patient. Tu ne doutes donc pas une seule seconde qu'elle est largement opérationnelle pour prendre soin des patients, d'ailleurs, tu lui laisserais les tiens sans hésitation. Tu as toujours aimé sa manière de fonctionner à l'hôpital et sa bienveillance à l'égard des malades. Tout cela semble "normal" étant donné que leur service n'est pas le plus facile et que les patients sont généralement atteints de maladies avancées et graves, ce qui implique une délicatesse dans les gestes et surtout un sens humain du devoir. Mais pour Lidye, c'était bien plus que ça, elle créait un véritable lien avec les patients qui se sentaient tout de suite plus en confiance et rassurés face à leur condition médicale.

« Qu'est-ce que je ferais sans toi sans déconner ». Tu lui offres un tendre sourire, ravie de retrouver la Lidye d'avant, ta Lidye. Bien sûr que plus rien ne sera jamais comme avant, l'accident vous a tant marqué toutes les deux que vous n'en sortirez jamais sans ces blessures qui ne se voient pas à l’œil nu et aucun remède, si ce n'est peut être le temps, ne pourra jamais vous guérir. Ces choses-là ne s'oublient pas aisément malheureusement, mais tu sais que tu es bien entourée et Lidye est celle qui te comprendra toujours dans cette épreuve que vous avez passée ensemble. Quand tu penses que même dans ce terrible moment, vous étiez ensemble, ça te donne la chair de poule.

« Ok notre commande et prête et... le livreur est en route ! ». Tu ne peux t'empêcher de faire une espèce de danse de la joie en fixant l'écran de ton téléphone qui t'indique à présent que le livreur est en mouvement et qu'il vient de quitter le restaurant. « J'ai l'impression que quand on se plaint, ça marche bien. Demandons le million la prochaine fois ». Tu ris doucement, toujours lancée dans tes mouvements qui donnent davantage l'impression que tu es sous l'effet d'une boisson alcoolisée.

« Bah voyons, c'est que ça t'arrange bien alors ! ». L'ambiance est vraiment agréable et tu espères que cela continuera comme ça à l'avenir. Ça te donne l'espoir que vous alliez vous en sortir et que tout irait bien. « C'est surtout que... Je suis toute excitée à l'idée de refaire ces choses qu'on avait l'habitude de faire avant. J'ai eu si peur Lidye...  ». Tu t'arrêtes un moment, incertaine de vouloir continuer cette conversation, ne voulant pas gâcher votre bonne humeur et décidément pas prête à lui avouer toutes ces choses que tu as ressentis et que tu continues de ressentir ces derniers temps. « J'ai eu si peur de te perdre. Les membres de ma famille m'ont abandonné au fil du temps un par un et toi... Tu es tout ce qu'il me reste, alors l'idée de ne plus t'avoir... ça me rend malade ». Tu ne te rends pas compte de l'air grave que tu affiches et ouvrir ce sujet rappelle ton anxiété qui ne cherche qu'une excuse pour revenir t'embêter, mais tu ne peux nier que lui dire tout ça te fait du bien au fond. Et puis, garder ça pour toi ne fait que te maintenir dans ce tourbillon qui te ramène sans cesse au jour de l'accident. Ce n'est pas sain, tu le sais pertinemment, et même s'il est difficile pour toi d'en parler et que tu n'as pas du tout envie de rappeler l'événement à Lidye non plus, tu sais aussi qu'il faut que vous abordiez la chose une bonne fois pour toutes. Tu ne sais pas si c'est le bon moment, après tout, existait-il un moment propice à ce genre de conversation ? Tu sais bien que non et tu ne veux pas non plus imposer quoi que ce soit à ta meilleure amie, c'est pourquoi tu respecteras sa décision si elle préfère couper court et changer de sujet.

Tu hausses les épaules. Jules a peut-être raison, mais ça ne t'empêche pas de prendre conscience du vertigineux risque que ton retour pourrait engendrer. Pour autant, tu n'es pas non plus chirurgienne, tu laisses ça à ta meilleure amie. Toi, tu préfères assister les docteurs, faire le suivi des patients. Le risque de s'attacher n'importe que peu, leur confort compte plus que tes petits sentiments... et pourtant ce sont ceux-là mêmes qui te font angoisser plus que tout.

- On sait jamais. Ce n'est pas à toi que je vais apprendre que le risque zéro n'existe pas, pas vrai ? Tu lui souris, persuadée d'être victorieuse de cette petite boutade entre elle et toi. Et pourtant, si tu t'en sens capable t'as aucune idée de ce que ton corps pourrait ou ne pourrait pas supporter.

- Je pense que tu t'emmerderais sévère quand t'es pas au boulot. Et même là-bas, je te manquerai trop. Ton sourire s'agrandit encore. Jules et toi, c'est plus qu'une simple amitié. Elle est ta soeur, ton âme soeur et bien plus encore. Rien de romantique, bien évidemment. Mais une connexion profonde que tu ne saurais expliquer et dont tu ne voudrais pour rien au monde te passer.

Tu ricanes légèrement.

- AH BAH QUAND MÊME ! Ce petit côté drama-queen te va si bien. Pourtant, t'exagères clairement, le pauvre type ayant probablement juste eu l'occasion de pousser sa respiration qu'une fois aller-retour avant que tu t'exaspères d'attendre trop. Oh non. On voudra plus retourner travailler sinon. Ça me manquerait trop, je pense.

Dans toute ta maturité poussée, ton calme et ton self-control, tu lui adresses une grimace, la langue tirée. De toute façon, c'est comme ça et pas autrement, non mais oh !

- Bien sûr que ça m'arrange bien ! Ton côté prévoyant m'évite d'avoir à me prendre la tête, je ne peux qu'approuver. En même temps en ce qu'il s'agit de prendre une décision, t'es jamais vraiment la mieux placée. C'est donc mieux ainsi.

Tu te figes en l'entendant te dire ces quelques mots. Tu le sais. Tu le vois dans leurs regards. Ils te couvent, ils sont inquiets. Ceux d'Ayem. Ceux de Jules. Même ceux de Noah. Ceux des gens au travail. Pourtant t'es sortie du coma, t'es en vie. Mais on dirait qu'à tout moment tu vas clamser et ça te fout encore plus les jetons de voir la peur dans leurs yeux que de devoir affronter encore une fois cet accident si tel était ton destin. Mais Jules... je suis là. Malgré ta voix douce, on n'entend pas vraiment la compassion ou le tact dans ta voix. Tu peux pas l'engueuler. Parce que à sa place tu serais déjà en larmes à te rouler par terre. Mais c'est plus fort que toi. T'as du mal à accepter l'émotion alors que... tu es là, tout simplement. Tu la regardes un instant, puis tu cèdes, faisant claquer ta langue doucement sur ton palais et ouvrant grand les bras. Allez, viens là.

Le risque zéro, une des premières choses dont on t’a parlé lorsque tu t’es lancée dans des études de médecine. Bien sûr qu’il n’existe pas, même le médecin le plus doué, talentueux et compétent ne peut garantir une guérison parfaite pour tout symptôme ou prévoir le plus parfait des diagnostics. Les médecins sont aussi des êtres humains susceptibles de commettre des erreurs ou d’oublier des détails importants et cette situation est loin d’être quelque chose de rare, malheureusement pour les patients. « Le risque zéro flotte au-dessus de nos têtes en toutes circonstances parce qu’on porte des blouses Lidye, je maintiens que j’ai confiance en toi et que tu ne serais pas en poste si tu ne t’en sentais pas capable, c’est eux les responsables, à te faire douter de toi-même ». Tu restes derrière tes paroles, persuadée de ce que tu essaies de lui dire. Tu ne veux pas non plus faire preuve d’une certaine arrogance, bien sûr que tes supérieurs savaient mieux que toi sur de nombreux domaines, eux qui ont l’expérience et le vécu derrière eux, mais avoir vécu plus longtemps ne signifie pas toujours être plus sage et raisonnable pour autant, du moins, pas pour toi.

« Ouais, je pense aussi. Qui est-ce que j’irais voir d’autres pour me plaindre de Janice qui n’est pas foutue d’enregistrer le dossier d’un patient sans se tromper dans l’orthographe de son nom ? Vraiment incroyable, je sais pas comment elle fait pour se tromper aussi régulièrement, j'ai envie de lui refaire le portrait parfois ». Rien que d’y penser ça t’énerve. T’es la première à avancer que l’erreur est humaine et que c’est en en faisant que l’on apprend, mais tu ne supportes pas cette collègue qui cumule ce genre de boulettes sans cesse. Totalement un manque d’inattention que tu n’arrives pas à accepter vu le nombre de fois que ça arrive. Tu ne peux de toute façon rien faire d’autre que de râler après elle puisque tu n’es pas sa supérieure et que tu n’es pas légitime de la forcer à ce qu’elle fasse son travail correctement. Bon, d’accord, tu lui as déjà fait la remarque quelques fois sur un ton bienveillant pour qu’elle ne se braque pas, mais ça n’a définitivement pas l’air d’avoir eu l’effet escompté.

Tu fais une petite grimace après avoir fait mine de réfléchir sur la question. « Je sais pas trop, je ne serais pas contre des vacances à durée illimitée, je t’avoue ». L’idée que tu puisses te retrouver dans un lieu paradisiaque ensoleillé toute la journée, loin du stress et de tes responsabilités, ça te fait rêver. Tu ne veux pas l’admettre, mais oui, l’hôpital te manquerait au bout d’un certain temps. Enfin, surtout tes patients et ton devoir de faire tout ce qui est en ton pouvoir pour les soigner. Mais éviter la pression du boulot et se relâcher quelque temps ne te ferait pas de mal, au contraire. Peut-être même que ce n'était pas une si mauvaise idée que cela, tu devrais peut-être proposer à Lidye de partir en week-end dès que vos emplois du temps vous le permettent. Après tout, s’éloigner un temps de la ville et de tout ce qui te rappelle l’accident n’est pas de trop, c’était une bonne occasion de faire la fête et de s’amuser le temps de quelques jours.

La suite te fait rire encore plus qu’avant. C’est dans ce genre de moments que tu te rends compte d’à quel point vous vous complétez. Malgré vos différences – vos points communs étant nettement plus nombreux – vous arriviez à tenir un certain équilibre que seules vous connaissiez. « Je savais que j’étais le cerveau de cette relation » que tu lâches totalement sur le ton de l’humour avant que les choses ne deviennent un peu plus sérieuses… Par ta faute, qui plus est. « Je sais ». Tu n’arrives à rien dire de plus. Oui, elle est là, en chair et en os, mais cela n’enlève en rien que tu es passée par une période sombre où tu aurais pu la perdre. Bien sûr que tu es reconnaissante et soulagée de la savoir auprès de toi, mais ces semaines que tu as passé dans cette chambre d’hôpital à lui tenir la main, à vérifier ses fonctions vitales sans cesse jusqu’à finir par détester ces bips incessants sont inoubliables, malgré toi. Tu n’hésites pas une seconde lorsque ses bras s’ouvrent et t’invitent à te blottir entre eux, ce contact qui te fait énormément de bien et dont tu profites allégrement jusqu’à ce que tu entendes la sonnerie de la porte teintée. « Je te rends ta liberté, c’est l’heure de la célébration ! ». Impatiente, tu t’éloignes délicatement de la brune pour ouvrir la porte au livreur et récupérer la commande passée plus tôt, avant de le remercier et de retourner dans la pièce principale. Le sac ouvert, tu profites des odeurs savoureuses qui flottent à présent dans l’air et te fait saliver. Tu déposes les plats de chacune sur la table à manger et attrapes ta citronnade pour en boire quelques gorgées. « C’est tout prêt, time to eat ce festin ». D’accord, tu exagérais un peu la chose étant donné qu’il s’agissait de simples ramens, il est loin le buffet luxueux qu’on peut s’imaginer en parlant de festin, mais pour toi, c’est amplement suffisant et parfait, tu ne demandes rien de plus.

Comme d'habitude, Lidye préfère voir le bon côté des choses et tirer uniquement le positif de cette situation. Il est vrai que ça lui fait des heures de travail en moins et par conséquent, du repos en plus, denrée précieuse et rare dans le monde médical. Tout le personnel de l'hôpital croule sous le travail, que ce soit sage-femme, infirmier et infirmière, médecins, radiologiste et autres pièces importante de ce grand puzzle qui prodiguent ces soins quotidiens aux patients. « Tant pis pour eux, ils sont les perdants dans l'histoire et ne profiteront pas de tes compétences. Et toi, tu seras reposée, c'est pas plus mal finalement ». Tu essaies de faire comme elle, de ne voir que le bon là où d'ordinaire, tu t'énerves, mais c'est plus fort que toi, tu n'y arrives pas. Malgré tout, tu ne veux pas t'entêter et prolonger le débat à ce sujet, Lidye devant déjà l'affronter depuis son retour à l'hôpital, tu ne veux pas qu'elle y pense davantage une fois à la maison alors qu'elle peut enfin s'éloigner de toutes sources de frustration.

« J'suis sûre qu'au fond, elle le fait exprès. Ça doit l'amuser de nous voir reprendre tout le dossier et perdre du temps à tout vérifier et réécrire ». Tu ne saurais pas vraiment évaluer son travail en dehors de tes dossiers puisque tu ne travailles pas avec elle, ce dont tu ne te plains définitivement pas, déjà bien agacée par ce penchant que tu ne supportes pas. Tu sais que le rythme de l'hôpital est soutenu et qu'il est facile de faire des erreurs de ce genre, toi la première puisqu'au bout d'un certain seuil, tu ne peux plus lutter efficacement contre la fatigue, mais la répétition de ce manque d'attention te sidère. Rien d'important heureusement, la vie des patients n'est pas en danger, mais tu la maudis à chaque fois que tu perds de précieuses minutes à reprendre les dossiers alors que clairement, tu pourrais les passer à faire des choses plus essentielles et nécessaires.

« Même Madame Williams te manque ? Mais que t'arrive-t-il ? Tu as de la fièvre ? ». Tu te mets à rire de plus belle pour te moquer gentiment d'elle, il faut dire que cette patiente en fait voir de toutes les couleurs au service et ça te marrer à chaque fois que Lidye en parle, ayant toujours une nouvelle anecdote à raconter sur cette dame.

Tu n'arrives pas à éviter l'attaque surprise et laisses le coussin tomber à terre après avoir ricoché sur ton visage, ce qui te fait à nouveau rire. « C'est vrai je l'admets, je m'incline. Vous vous êtes passés le mot avec Noah ? Il n'arrêtait pas de me dire que j'étais une control freak, je vois d'où ça vient maintenant » que tu lui réponds, toujours sur le ton de la plaisanterie, ces deux-là n'en manquaient pas une pour se liguer contre toi, même si tu dois avouer que tu adores le lien qu'il y a entre eux et cette complicité qu'ils partagent. Heureusement qu'ils s'entendent bien que tu te dis, étant donné l'importance qu'ils ont chacun pour toi.

« Tu as raison... Promis, je vais tout faire pour ne plus m'inquiéter, comme tu le dis, on est là toutes les deux et il vaut mieux essayer d'aller de l'avant plutôt que de ruminer sur le passé. Juste, si tu sens qu'à un moment donné ça ne va pas, dis-le moi, c'est tout ce que je te demande ». Un bon deal à tes yeux, tu es prête à mettre tes inquiétudes et tes peurs sur le côté dans cette hypothèse parce qu'elle n'a pas tort après tout. Tu ne veux pas gâcher vos moments ou t'empêcher de profiter de l'avenir en restant coincée dans un passé qui n'a plus d'importance aujourd'hui.

« Woaaa toujours aussi incroyable, bon app' ! » que tu lâches après t'être installée à la table et avoir déjà pris une première bouchée à l'aide des baguettes fournies par le restaurant. Tu n'as pas eu beaucoup de mal à les dompter, il faut dire que lorsque les gestes médicaux sont acquis et que le bistouri est comme un jouet dans la main, utiliser des baguettes n'est qu'un jeu d'enfant ! « Au fait... Tu as des nouvelles de Noah ? ». Tu reprends quelques gorgées de ta boisson pour avaler plus facilement ta dernière bouchée, avaler devenant plus difficile à l'énoncé de son prénom. T'essaies de faire comme si de rien n'était et de poser la question en toute innocence, mais tu sais que c'est peine perdue et qu'elle va vite comprendre que t'essaies de soutirer des informations.