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meurtres - mort d'enfant - violence - vulgarité - suicide - homophobie
Nouvelle-Orléans. 2018.
Le sang s’écoule lentement entre les rainures du parquet, rivières carmines qui surgissent en cascade du côté manquant de la face de Mike. La balle a traversé tout le côté gauche, explosant œil et cervelle dans tous les coins de l’appartement. Au loin, les hurlements d’une femme retentissent, déchirants, oscillants entre l’horreur et le désespoir.
Rune se tient là, au dessus du corps encore chaud de son meilleur ami. Il tend la main, effleure la joue intouchée du joueur de jazz, ne prend même pas la peine de fermer son œil unique quand il sait que la rigidité du corps le rouvrira. Ça ne sert à rien d’essayer de faire croire que Mike n’était pas effrayé dans ses derniers instants. Il a dû être terrifié, si ce n’est plus.
Et ces cris qui n’en finissent pas… qui lui tapent dans les tempes, l’enferme dans une espèce de claustrophobie où son propre corps est de trop. Rune voudrait partir, mais ses pieds sont collés au sol qui devient un peu plus rouge à chaque seconde qui passe. Mon bébé ! crie la femme et Rune secoue la tête, tente de la chasser de son champs de cognition, mais les battements de son cœur sont calés sur ses hurlements, comme une mélodie bien trop connue.
Et c’est à ce moment-là, devant le corps défiguré et sans vie de Mike, que Rune comprend. Ce n’est pas la petite amie de Mike, ni même une voisine ou quelqu’un qui passait dans le coin et vu la scène. C’est sa mère.
Mais pour cela il faut revenir près de vingt ans en arrière.
Nouvelle-Orléans. 1998.
Anis est mère de famille depuis maintenant quinze ans, depuis la naissance de leur premier fils, Cooper. Elle était comptable fut un temps, une belle femme toute en rondeurs très convoitée par les hommes. Lorsque Callum Sabatti a réussi à lui mettre la bague au doigt, tout le monde s’est demandé ce qui avait bien pu pousser une femme au caractère aussi trempé que celui d’Anis à accepter une demande en mariage de la part d’un type, certes malin et plutôt bel homme mais largement dépassé par ses addictions à l’alcool et aux jeux. La vérité c’est qu’elle se sentait en sécurité avec lui. Sa carrure d’armoire à glace lui conférait une certaine sérénité dans la mesure où elle-même avait grandi dans une famille brisée par la violence d’un père qui ne savait montrer son amour autrement.
Callum lui, est cuisinier. Il n’est certainement pas le meilleur cuisinier de la Nouvelle-Orléans, ni même du 9ème arrondissement, mais l’établissement dans lequel il travaille est un de ces restos concepts qui ne durera de toute façon pas plus de quelques mois. Il va de cuisine en cuisine, de saucier, à plongeur, tout ce qu’on lui laisse faire en fonction de son taux d’alcoolémie. Il aime jouer au poker le soir, et parier sur les courses de chevaux. Mais Callum n’est pas très doué pour les prédictions. Il fait des prêts pour rembourser ce qu’il doit, et les prêts passent en de nouveaux paris car Callum en est sûr, il finira par gagner le gros lot, et alors là… alors là, Anis arrêtera de le regarder comme un raté. Elle devra bien reconnaître qu’il avait raison et que grâce à lui, leurs enfants auront la meilleure vie possible.
Tous les deux, ils ont cinq enfants : Cooper, un punk qui ne s’en cache pas, du genre à traîner avec les loubards du coin et à dealer à qui voudra bien de sa came tout en sachant pertinemment que tout le monde en veut : quinze ans. Destiny, une petite tête aussi maline qu’acerbe qui sait comment jouer de sa frêle composition pour obtenir ce qu’elle souhaite : douze ans. Rune et Ruby, six ans, les jumeaux, inséparables, tantôt anges, tantôt démons, mais des enfants doux dans la moralité. Et enfin Franklin, le petit dernier, 3 mois.
Tout n’est pas rose, évidemment. Entre les addictions de Callum et l’énergie décroissante d’Anis à maintenir cette famille à flots, les combats sont légions. La violence physique n’est jamais là, mais souvent les mots échangés sont pires et Collum quitte le domicile pendant quelques jours afin d’aller boire jusqu’à plus soif dans son bar préféré. Il ne manque pas d’envoyer de l’argent à sa famille cependant, et dieu seul sait d’où il vient. Callum ne manque pas à Cooper, ni même à Destiny. Ces nombreux cadeaux qu’il se force à acheter pour se faire pardonner tombent toujours à côté et même si certains pourraient voir un acte désespéré de se rapprocher de ses enfants, Cooper et Destiny n’apprécient pas sa façon d’essayer de les acheter. Rune et Ruby, eux, sont trop pris dans leurs propres jeux pour offrir quelconque satisfaction ou fierté à Callum.
Il a l’impression d’avoir raté sa vie.
Il sort de plus en plus tôt, revient de plus en plus tard, les cernes sous ses yeux bruns se soulignent de noir. Anis ne tarde pas à comprendre que quelque chose ne va pas, mais il est impossible de lui en décrocher un mot sans qu’il ne s’énerve. C’est lui, le maître de famille, lui qui rapporte l’argent pour toutes les conneries qu’elle se borne à acheter, même bon marché : parfum, maquillage, livres pour les enfants, les seules fripes qu’ils ont sur leur dos sont des choses qu’on leur a donné ou bien qu’Anis a récupéré dans des brocantes. Il devient évident que Callum souhaite que tout le monde soit aussi malheureux que lui, et ça, Anis ne peut l’accepter. Elle lui demande de partir, quelques semaines, loin d’eux, et de revenir dans un meilleur état d’esprit. Il ne proteste même pas, il n’en peut plus de voir sa gueule à tous les repas et tous ces mômes qui demandent constamment son attention. Est-ce qu’il ne peut pas avoir un moment à lui ? Callum remplit un sac à la va-vite d’affaires quelconques : des slips, des chaussettes, des chemises et autres bermudas, et puis entre eux, les économies d’Anis qu’elle pensait pourtant cachées des mains sales de son mari.
Anis abandonne la charge de Franklin à famille, oncles, tantes, grands parents, cousins, qui peut aider pour surveiller le poupon, encore trop jeune pour être pris en charge par l’école. Elle trouve un petit boulot, réduit, de guide touristique des lieux les plus hantés de la Nouvelle Orléans, s’amuse de la peur des touristes devant les effigies vaudou, ou les anciens manoirs français qui semblent bien trop éteints pour ne pas habiter quelques décès. La culture de la mort et des superstitions fonctionne plutôt bien dans la région. Anis ne gagne pas grand-chose, mais c’est suffisant pour nourrir ses enfants et en ce moment, c’est tout ce qui l’importe. Elle n’a pas besoin de plus d’argent, ou en tout cas, c’est ce qu’elle croit.
Plus d’une semaine après le départ de Callum, une belle voiture noire se gare devant chez eux. Le genre de voiture qui, à n’en pas douter, se fera dépouiller en moins d’un quart d’heure dans un quartier comme le leur. D’ailleurs, Rune et Ruby, en voyant arriver celle-ci, ne peuvent s’empêcher d’être méfiants. Ils sont jeunes, très jeunes, mais ils vivent dans un arrondissement où des enfants plus jeunes qu’eux ont déjà été embarqués pour ne plus être revus, ou bien simplement tués, sur le coup, d’une balle perdue ou pire.
Le type qui sort de la voiture noire est un gros type blanc, au crâne dégarni et un petit air de porcelet. Même alors qu’il ouvre la bouche, Rune s’attend à l’entendre grogner. Mais l’homme est trop bien habillé pour faire partie du coin.
Il demande de son petit air potelet et supérieur :
« Callum Sabatti habite ici ? »
L’homme s’applique à faire des manières, montre ostensiblement la montre en or à son poignet qui suffirait probablement à payer tout un mois de nourriture pour la famille. Mais ce n’est pas la question, car si dans ses mots, l’homme est courtois, son regard est de glace, d’une haine blanche qui fait frissonner les enfants.
Instinctivement, Rune prend place devant sa jumelle, dont la main vient rejoindre la sienne en tremblant :
« Il est parti.
- Quand est-ce qu’il va revenir ?
- On sait pas, il a pris ses affaires et il est parti. »
Mais Rune voit bien que ça ne suffit pas. L’homme approche, encadré par deux armoires à glace qui oblige le garçon à lever la tête pour voir leur visage. Quoi qu’après coup, il ne se souvienne que de leur carrure et de la cicatrice sur le nez de l’un d’entre eux. Leur interlocuteur reprend, essuyant nonchalamment ses lunettes qu’il replace rapidement sur son nez. Son sourire apaisant, ou glacial selon Rune, toujours sur les lèvres, il ajoute :
« C’est qu’il me doit un paquet d’argent.
- J’suis désolée m’sieur, mais on sait pas où il est. »
Ruby s’est approchée, elle tente de lui faire les yeux doux d’enfant abandonné pour qu’il les laisse partir, juste cette fois. Mais à peine a-t-elle le temps de faire un pas, qu’un coup de feu résonne. Un liquide chaud éclate au visage de Rune, parsemant sa peau de milliards de petites larmes rouges.
Ruby s’écroule sans un bruit, pas même un dernier souffle, morte sur le coup.
Rune ne réagit pas, il ne comprend pas ce qu’il vient de se passer. Elle était là, juste là, à quelques centimètres à peine de lui, chaude et bien vivante. Et elle n’est désormais plus qu’une silhouette de chair sanguinolente dans le jardin qu’on a trop laissé grandir. L’homme saisit le menton de Rune, le force à le regarder dans les yeux :
« J’espère pour vous que ton père a un peu de jugeote et viendra régler ce qu’il me doit. Dis lui que sinon, tout le reste de la famille y passera. »
Rune ne répond rien, son souffle est court, ses jambes tremblent et quand le monstre le relâche, le garçon tombe à genoux devant le cadavre de sa sœur. Il tend une main vers elle, pose les doigts sur sa peau encore chaude, mais son regard est perdu dans le vide, déjà très loin de lui. Bientôt, il entend les hurlements hystériques de sa mère près de lui, Cooper qui lui parle sans qu’il comprenne les mots, qui tente de l’éloigner de la scène quand pourtant le mal est fait.
L’image est gravée dans sa rétine et les cris d’Anis lui broient le crâne, rend la scène irréaliste. Pourtant, au fond de lui, Rune sait que son tour viendra bientôt.
L’homme a promis.
Anis n’est plus jamais la même. Toute la famille n’est plus jamais la même. À l’église, Rune se tient tranquille et silencieux. Toute sa joie d’enfant a disparu quand sa sœur s’est éteinte. Il se borne au silence. Callum est revenu dès qu’il a appris la nouvelle et il a pleuré toutes les larmes de son corps. Rune ne peut pas le regarder dans les yeux. Il le hait du plus haut de sa colère d’enfant, il sait que c’est à cause de lui que sa jumelle, sa meilleure amie, lui a été retiré.
Ruby n’avait rien demandé à personne. C’était une gamine joyeuse, toujours le sourire aux lèvres et optimiste, un petit rayon de soleil face au charme lunaire de Rune. Cooper a quitté la maison, après une énième dispute avec leur père et Destiny se cache de plus en plus dans ses livres. Rune est seul face à son deuil et celui de sa mère. C’est lui qui sèche ses larmes, sans un mot, le soir lorsqu’elle vient dans la chambre qu’ils partageaient Ruby et lui. Il ne dit rien, il n’y a de toute façon rien à dire, rien ne ramènera Ruby. Souvent, Rune se dit que c’est lui qui aurait dû mourir à la place de sa sœur.
Elle était solaire, généreuse, intelligente. Elle aurait pu changer les choses, mais ce n’est pas le cas de Rune, le système scolaire lui offre des difficultés et lui, qui a toujours eu l’esprit pragmatique se rend bien compte qu’il devra trouver d’autres chemins pour se faire une vie.
Callum paie ses dettes, tout du moins il essaie. Il n’y a pas besoin d’être un génie pour voir que la culpabilité et le chagrin le bouffent. Il sait que ni sa femme, ni ses enfants, ne lui pardonneront jamais. Il voit dans leur regard toute la haine froide qu’ils lui portent.
À l’aube des années 2000, Callum Sabatti met fin à ses jours.
C’est Rune qui découvre le corps, il ne ressent rien, pas même la moindre étincelle de tristesse ou de dédain. Juste une sourde inquiétude quand il se demande qui va payer les dettes maintenant. Il n’a que huit ans, les problèmes d’adulte l’acculent et il refoule ses crises d’angoisse pour être fort pour sa mère. C’est elle qui paie les dettes restantes de son époux. La situation est injuste, mais rien n’est vraiment juste dans la vie que les Sabatti mènent. Cooper y met du sien aussi, il offre de l’argent sale, souillé par la drogue et la sueur des autres, mais Anis n’a pas le temps d’être regardante. Elle doit payer, protéger ses enfants, de toutes les façons qu’elle peut.
Rune a quatorze ans quand Anis finit de rendre ce que son mari a emprunté. Elle se croit libre, enfin. Pourtant
il revient le mois suivant, demande son paiement et quand Anis se montre confuse, l’homme se fend d’un sourire ostensible, cruel avant de lâcher : « les intérêts ».
Quand ce soir là, Rune voit sa mère s’effondrer en pleurs dans le canapé, il prend une décision qui changera toute la direction de sa vie.
Il va
le ruiner.
Roger Simmons est un homme bon. Il a une femme et deux enfants qu’il adore. Il paie pour eux toutes les commodités dont ils pourraient avoir besoin, Cours du soir, tennis, équitation, et même golf pour le petit dernier qui se passionne des verts gazons. Il donne de l’argent à son église et aux œuvres caritatives, plusieurs fois par mois. Roger n’est pas un homme riche, il est juste moyen.
Roger est moyen dans toutes les catégories.
Average.
Il ne le vit pas mal, se dit que c’est naturel pour les hommes de son âge. Roger a la quarantaine. Il fantasme parfois sur sa secrétaire, mais n’en a jamais rien dit, de peur qu’elle se moque de lui. Il devrait la virer pendant qu’il en est encore temps. Le procès lui pend au nez pour harcèlement sexuel, mais Roger soutient qu’il n’a rien dit de mal, sinon qu’elle était jolie. Peut-être un peu plus de fois que nécessaire.
Roger déteste la Nouvelle Orléans, n’avait aucune intention de s’éterniser ici, mais sa femme a fini par le convaincre et maintenant qu’il s’est batti un petit empire, il ne se voit plus le quitter. Callum Sabatti n’est qu’un nom parmi les centaines qui lui doivent de l’argent. À vrai dire, Roger ne se souvient même pas de son nom, juste un alcoolique perdu parmi les nombreux qui peuplent son agenda.
Bien sûr, Callum est mort, mais sa dette n’est pas réglée. C’est sa veuve qui règle les intérêts.
Mais de tout ça, Roger n’a qu’une connaissance minimale. Il sait se montrer présent pour être intimidant, mais ne s’embarrasse guère de plus. Aussi, lorsqu’on lui présente un certain Rudy, Roger n’a aucune raison de se méfier. Son visage lui dit quelque chose mais avec toutes les faces qu’il a vu, il pourrait tout aussi bien être le pèlerin qui prend le même bus que lui, de temps en temps. Roger ne s’en méfie pas.
Pourtant les reçus de Roger ne cessent de baisser.
Lorsqu’il demande autour de lui, il semble que chacun est pris au piège d’une toile qui délivre les informations au plus offrant, et qui finit dans les poches de la police. Il est surpris, mais pas assez pour s’en inquiéter, il est intouchable. Toutes ses coordonnées sont cryptées. Rien ne prouve qu’il a agi, de quelque façon que ce soit.
Roger aime bien le petit Rudy, il le trouve passionné par les affaires et bien qu’il soit clair que le gosse n’est pas encore majeur, Roger pense qu’il pourrait bien servir à ses œuvres. Car ce sont bien des œuvres, ces façons de dépouiller de toute valeur un homme qui vous supplie de lui donner de l’argent. Roger se dit artiste. Il explique à Rudy les ficelles du métier, sans trop en montrer. Roger est narcissique mais pas stupide et il n’est pas arrivé là où il en est en faisant du bénévolat.
« Vois ça comme un investissement. » dit-il un jour à Rudy. Et Rudy lui sourit, d’un sourire qui n’atteint pas les yeux. Ça, Roger n’a pas eu besoin de lui apprendre, le petit connaissait déjà.
Roger ne sait pas d’où vient Rudy, et de toute façon, ça ne l’intéresse pas plus que ça. Tous les gamins de la Nouvelle Orléans se ressemblent sur ce point : ils ont tous l’air d’être perdus, d’avoir été abandonnés à une ville qui les boufferait en moins de deux. Il n’y a qu’à voir la déchéance qu’est devenu le Vieux Carré. Tous ces homos qui se rassemblent pour s’adonner à on ne sait quelle pratique douteuse, ça lui fait froid dans le dos. Roger est un fervent catholique et en tant qu’homme de Dieu, il ne peut s’avouer qu’il a couché avec un de ces jeunes au corps souple de panthère du Vieux Carré. Il met ça sur le compte de son alcoolémie ce soir-là et refuse de reconnaître qu’il a aimé ça. Heureusement, Rudy ne ressemble en rien à ces tapettes, il a le dos droit et le regard de feu, intense. Il ira loin, de ça, Roger en est certain. Peut-être même que, quand viendra l’heure, Roger lui cédera le business. Il y songe de plus en plus souvent, sans savoir pourquoi ce sentiment plombe sur lui, comme s’il était au bord d’un gouffre et que le sol se dérobait sous ses pieds.
Un soir, alors qu’il rentre d’une énième affaire, Roger découvre une valise devant la porte. Sa femme ne lui ayant pas parlé d’un voyage impromptu, il ne peut s’empêcher de se poser des questions. Pire encore, il s’aperçoit que la serrure a été changée et qu’il ne peut plus entrer. Saisi par une forte angoisse, Roger déballe la valise pour y découvre quelques vêtements lui appartenant et une trousse de toilettes. Les papiers d’un divorce, le sien, et un petit mot, noté à la hâte sur un post-it : « ne remets plus jamais les pieds ici. Les enfants et moi nous savons ce que tu as fait. Tu es dégoûtant. »
À l’hôtel, Roger découvre qu’aucune de ses cartes de crédit ne fonctionne et lorsqu’il appelle sa banque, sa conseillère lui annonce froidement que tous ses comptes sont bloqués en raison d’une investigation policière.
Il tente, un à un, de contacter ses amis, mais tous refusent platement de lui parler, en expliquant qu’ils n’ont rien à voir avec lui. Ces mêmes amis qui semblaient bien contents pourtant il y a quelques semaines de se faire de l’argent en participant aux œuvres de Roger. Celui-ci n’a pas besoin de plus pour comprendre qu’on essaie de le ruiner et ça ne fait que le rendre encore plus en colère. En dernier recours, il appelle Rudy. Le petit sait y faire avec les ordinateurs et Roger ne doute pas un seul instant qu’il saura trouver la taupe et rétablir ce qui lui est dû, de droit.
Rudy accepte de le rencontrer dans un café, celui-là même où ils se sont rencontrés pour la première fois. Ça a quelque chose de familier et de rassurant pour Roger dont la vie vient d’être foutu en l’air royalement. Alors qu’il se lance dans une énième tirade sur la loyauté de nos jours qui n’est plus ce qu’elle était, Roger ne voit pas arriver la police dans le café. Il est trop tard pour fuir ou pour se battre, aussi Roger ne résiste pas quand on lui place les menottes aux poignets. Au lieu de quoi, la trahison se lit dans le regard qu’il adresse à Rudy.
« Pourquoi ? » voilà tout ce qu’il articule, mais Rudy ne prend pas la peine de lui répondre, lui offrant un sourire similaire à celui que Roger a affiché le jour où il a tué sa sœur.
Nouvelle-Orléans, 2018.
Rune n’en attendait pas beaucoup de la police, mais il est quand même déçu de voir que l’enquête concernant la mort de Mike est refermée aussi vite qu’elle a été ouverte. Dans le coin, la police se fout bien de tout, une bande de connards tout juste bons à mettre des contraventions. Des années d’expérience lui ont appris qu’à moins de leur servir les preuves toutes faites dans la bouche, ils ne prendront pas la peine de se bouger. Surtout pas pour les enfants perdus de la Nouvelle-Orléans.
Mike était un homme charmant, toujours dans l’humour et la bonne humeur. Il ne s’écoule pas une journée avant que Mike ne commence à lui manquer. Il a l’impression de le voir partout, dans les chansons qu’ils écoutaient tous les deux, dans les livres qu’ils s’échangeaient, dans le jazz qui lui emplit la tête du talent de Mike. Rune sait qu’il doit partir. La Nouvelle Orléans lui a trop pris et il n’en peut plus de se voir rappelé à une condition humaine beaucoup trop fragile. Mais avant ça, il a un compte à régler.
Il ne faut pas longtemps à Rune pour obtenir toutes les preuves dont il a besoin. Les caméras de surveillance, jusqu’à celles qui filment l’entrée de l’immeuble. Il pirate adresses mail et dossiers de la police, obtient toutes les informations qu’on tentait de lui cacher et il comprend tout à coup pourquoi l’affaire a été refermée si vite : le coupable est un policier. Mais Rune n’est plus l’enfant innocent et impuissant qu’il était quand on a tué sa sœur. Il a depuis acquis de nombreuses armes, des amis dans les codes et les nombres. Une réputation. Beaucoup de personnes lui doivent beaucoup pour ce qu’il a fait pour eux, et il se dit que ce n’est qu’un rare retour de justice.
Il poste toutes les informations du flic sur un forum spécialisé, crypté, avec une certaine forme de récompense en bitcoins. Deux jours plus tard, l’homme est retrouvé mort, torturé au-delà de la reconnaissance physique. On le pleure dans toute la Nouvelle-Orléans, un jeune homme si plein d’avenir et de gentillesse, personne ne trouve rien à lui reprocher, il était le gendre idéal dit-on. Mais Rune, sur le départ de cette ville maudite, est satisfait.
Œil pour œil, dent pour dent.