TW:

Grandir en étant le premier de la famille, ce n'est pas toujours évident. Encore moins facile quand tes parents décident, après la naissance de ton petit frère, de devenir famille d'accueil. Souvent, on m'a reproché de demander trop d'attention. Je savais, notamment en grandissant, que les premiers enfants avaient parfois besoin de devenir indépendant plus vite, pour laisser la place aux enfants d'après. Mais comment est-ce que c'est supposé se passer quand, ce qui vient après, c'est une ribambelle d'enfants placés, parfois certains adoptés, et deux autres petits frères et soeurs sortis du ventre de maman.

Alors, j'ai très vite dû prendre ma place de grand-frère et l'assumer. Honnêtement, c'est très vite devenu facile. J'ai eu une petite phrase rebelle au début de mon entrée au collège, mais ça s'est calmé quasiment aussi sec. Sûrement que c'était lié à un nouvel arrivant dans la famille, qui m'a fait me calmer sans même m'en rendre compte. Honnêtement, je ne me souviens plus. Je me suis toujours senti très proche de Uriah, sûrement parce qu'il est le frère avec lequel je partage la plus petite différence d'âge, et c'est normal.

Maman avait pour meilleure amie la mère de Romy, avec qui on a aussi beaucoup passé de temps enfant. Plus petit, j'avais l'impression de devoir passer mon temps avec une gamine. Déjà qu'elle avait trois ans de moins que moi, en plus, c'était une fille. Alors, autant passer du temps avec Uriah qui avait trois ans de moins que moi, d'accord, c'était un garçon, et on avait les mêmes jeux mais... Romy ? Non, merci. Je la trouvais trop fille, alors que si j'avais regardé avec un petit peu plus d'attention, tout ce que j'aurais vu, c'était qu'elle jouait aux mêmes jeux qu'Uriah, et que dans le fond, on se serait bien entendu. Alors quand en plus on ne s'est plus trouvé dans des types d'écoles différents, ça m'a d'autant plus soulé de devoir me la coltiner dès que maman faisait un truc avec sa mère. Mais soit, on jouait avec elle quand elle venait à la maison, et inversement.
Et puis, elle s'est trouvée quasiment à chaque fois dans les mêmes classes qu'Uriah, si bien qu'à chaque fois que je voyais mon frère, elle était là. La plaie, quoi !
Il aura fallu attendre qu'elle entre au collège, quand j'allais bientôt entrer au lycée pour que finalement, on devienne vraiment amis. C'est vite devenu comme une nécessité : la protéger, comme un grand frère. On est devenus amis, pour de vrai et pas par rapport forcé, à passer nos temps de pause ensemble. Souvent les copains me disaient que je perdais mon temps avec une gamine, et que je ferais mieux de la laisser jouer aux billes avec mon frère. Mais j'appréciais le temps passé avec elle.

Et puis, à force, j'ai réalisé que j'étais amoureux d'elle. J'avais quoi... 16, 17 ans ? Quand on a vraiment commencé à se voir différemment. On a commencé à sortir ensemble, et j'ai peut-être un peu délaissé Uriah pour passer du temps avec Romy. Elle me rendait meilleur, et me permettait toujours d'être plus patient avec les enfants en accueil. Grâce au souffle bienveillant qu'elle me donnait, j'ai été diplômé. Sauf qu'entre temps, on a limité le temps où on se voyait. J'étais majeur, et pas elle. Et je n'avais pas trop envie d'être taxé de quoi que ce soit, ni de lui créer des problèmes. Donc, une fois que j'ai eu mon diplôme, on a arrêté de se voir, ce qui correspondait plutôt bien avec ma licence, que j'ai commencée, et validée. Quand elle a eu dix-huit ans, on s'est remis ensemble, même si on n'avait jamais vraiment arrêté de s'aimer et de s'envoyer des textos. Juste que c'était... différent, disons, pour le bien de tous. Deux ans plus tard, on se mariait, et quelques mois après, on s'est tous les deux enrôlés dans l'armée. On était persuadés de ce qu'on faisait, d'autant plus après les attentats au détournement d'avion, le 11 septembre. On faisait la meilleure chose possible, on en était sûrs. Et tous les deux, on se sentait appelés dans ce rôle-là.

Sauf qu'il ne m'aura fallu que deux ans pour réaliser que l'armée, c'était pas pour moi. L'autorité, les restrictions demandées et les horaires ne me convenaient pas. Si ce n'était pas pour Romy, je n'étais pas heureux là-bas. On en a beaucoup discuté, elle et moi. Et on en a convenu que c'était mieux. On nous a donné une permission, moi celle de partir définitivement, et elle, un temps à la maison pour qu'on puisse s'installer dans notre chez-nous, qui pour une fois, n'était pas un logement de fonction. Romy, elle, a décidé de continuer l'armée. Elle s'y sentait bien, et c'était tout ce qui comptait.
De mon côté, j'ai repris mes études, et j'ai décidé de devenir professeur de littératures étrangères en faculté. J'avais déjà fait des études de langues étrangères en espagnol et en français, et j'ai appris l'allemand, ainsi que le suédois pendant des séjours linguistiques. J'aimais apprendre des nouvelles langues, et encore plus la culture qui passait par la littérature. Et, à défaut de me sentir en mesure d'enseigner un autre langage, la littérature me semblait un bon moyen.

La vie a continué assez calmement, pendant les années qui ont suivi. Evidemment, c'était difficile de vivre sans avoir Romy à mes côtés constamment. On s'est connus jeunes, on s'est aimés un peu moins jeunes, mais ça a tout de même été compliqué. Il n'y a eu qu'une fois où c'est réellement devenu difficile.

Je devais avoir bientôt 40ans, Romy 37. L'un comme l'autre, on ignore pourquoi, mais tout à coup, il y a eu beaucoup d'interrogations entre nous. Un gros moment de difficulté, et honnêtement, le fait de n'avoir jamais connu que l'un ou l'autre a joué. Je pense que ça venait principalement de moi. Mais on s'est connus jeunes, j'arrivais pas loin de la quarantaine, et quand j'ai fait le bilan... Honnêtement, je ne savais plus où j'en étais. Malgré l'amour que je portais à Romy, je n'étais plus sur que nous deux, ce soit la meilleure situation. J'ai même envisagé de divorcer, mais cette simple idée me tordait le ventre. On en a beaucoup discuté, et on a convenu qu'un break, une sorte de "pause" avant de définir ce qu'il adviendrait de nous, semblait nécessaire.
Un break qui a duré presque un an. Un an sans nouvelle l'un de l'autre. Pour être franc, je n'en menais pas large, mais j'avais apprécié cette liberté.

Et puis.. Et puis il y a eu cette fameuse passade, avec Rose. Je ne sais même plus comment on s'est rencontrés. Entre nous, il ne s'est rien passé. Un peu de flirt, jusqu'à ce que tout à coup, je réalise ce que je faisais. Elle n'était pas Romy. Elle n'était pas ma femme. Et j'aimais beaucoup trop Romy et ce qu'on avait pour tout foutre en l'air, pause ou pas pause. C'était après onze mois de pause avec mon épouse. Et finalement, la première chose que j'ai faite en rentrant, c'était de lui écrire une lettre. Une vraie lettre d'amour, dans laquelle je m'excusais, et que je lui racontais tout, toute la vérité, mais surtout et le plus important, que je n'étais pas capable de vivre sans elle, sauf si elle, elle décidait que c'était ainsi que les choses devaient se dérouler.

Un mois plus tard, nous avions convenu de nous revoir, et nous avons parlé, parlé et encore parlé, pendant toute une nuit, avant de reprendre notre amour là où nous l'avions laissé.

Les trois années qui suivirent, nous avons essayé au mieux possible de reprendre la vie comme nous l'envisagions. On a reprit le cours de nos quotidiens, en laissant une routine s'installer, oui mais la routine qu'on aimait, pas celle qui s'installe de force en essayant de tout ravager. Les permissions de Romy étaient toujours des moments forts, des moments purs et simple, comme si on ne s'était jamais quitté la veille, comme si on avait toujours dix-sept ans.

Jusqu'à.. Hé bien, jusqu'à la dernière permission. C'était il y a quelques mois, et pour une raison que j'ignore, la séparation m'a parue plus difficile. Je regrette d'avoir eu ce sentiment, notamment à cause de ce qu'il est arrivé ensuite. Je ne peux m'empêcher de me dire que c'est de ma faute. Que si je n'avais pas ressenti ça, rien ne serait arrivé. Parce qu'il y a quelques semaines, j'ai reçu un appel de sa base. Elle avait eu un accident. Honnêtement, c'est à peu près tout ce que j'ai retenu. Ils m'ont expliqué les tenants et les aboutissants de ce qu'il s'était passé... mais je n'ai rien entendu d'autre que son coma. Rien de plus que son retour forcé à Fall River. Qu'il allait falloir l'accompagner, bien que j'ignorais pourquoi.

Ce n'est qu'en allant à l'hôpital que j'ai su : elle avait fait une fausse couche. J'ignorais même qu'elle était enceinte... Pire encore : on m'a indiqué des lésions cérébrales minimes, mais dont on ignorait tout. Et voilà que, lorsqu'elle a ouvert les yeux, on m'a appris le pire : elle souffre désormais d'amnésie. J'ignore comment me présenter à elle... mais rien que l'idée que Romy ignore une immense part d'elle-même me fait plus de mal encore que de savoir qu'elle ignore tout de nous. Est-ce passager, est-ce permanent ? Les médecins n'en savent rien. Mais tout ce que je sais, c'est que je ne serai pas capable de l'ignorer, et de la laisser vivre sans essayer de rester près d'elle, qu'elle se souvienne un jour de moi ou non.