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Je suis née il y a vingt-six ans de cela, à Sainte-Hyacinthe dans la banlieue de Montréal, au Québec. Je suis née d’une famille aisée et conservatrice. Moi et mon frère aîné, Honoré, avons été élevés dans le but de perpétrer la tradition familiale : mes parents, mes grands-parents avant eux et encore mes arrières grands parent j’imagine, tous sont artistes. Pas n’importe quel art : la musique classique. Mes parents dirigent un conservatoire, mon frère est chef d’orchestre. Sa future femme une violoncelliste hors pair. Et moi, je n’ai aucun don pour la musique. Mes parents ont essayé pourtant. Ils m’ont mis tout un tas d’instrument dans les pattes. De la flûte au violon, du clavecin à la guimbarde. Ils ont même essayé de me faire chanter de l’opéra. Rien y a fait. Absolument rien. Les notes sonnent faux quand c’est moi qui les joue. Je les entends, je les comprends mais je suis incapable de les restituer. Je crois qu’il faut trop se concentrer. Je ne sais pas faire cela. Un compromis a été trouvé : la danse classique. Un art qui donne à mes parents l’illusion de ne pas avoir échoué avec moi. Un sport qui m’impose une discipline que je suis incapable de m’appliquer si je n’ai pas un cadre pour le faire. J’ai toujours eu l’impression d’être le vilain petit canard de la famille, celle qui sort du moule.

La danse classique m’a vite ennuyée. Comme tout, tout m’ennuie. J’aime danser mais j’ai eu besoin de m’essayer à autre chose. Mes parents ont accepté de m’inscrire à l’école de danse contemporaine de Montréal et de m’y envoyer pour terminer mes études. Un soulagement, pour eux comme pour moi. Ils ont pu se concentrer au cursus hautement important de mon frère. Moi, j’ai commencé à faire les choses pour moi-même et plus dans le prisme de ce qui est convenable ou non pour les Renoir. C’est là que j’ai fait mes premières expériences, j’ai bu, fumé, aimé. Je dois dire que j’ai vite arrêté l’alcool. Avec mon tempérament, ça ne fait pas bon ménage. Et puis, la danse reste la chose la plus importante de ma vie, mon corps doit être en parfaite santé. J’avais promis à mes parents que je reviendrais une fois mon diplôme en poche. Mais j’ai menti. Je ne suis jamais revenue.

A Montréal, j’ai enfin découvert qui j’étais. Je ne suis pas faite pour diriger des chœurs avec une baguette. Je ne suis pas faite pour assister à la messe tous les dimanches. Je sais que je dépite mes parents par ma passion pour l’astrologie. Nous, les natifs du Verseau, avons tendance à être originaux et inventifs mais n’aimons pas les restrictions et la routine. Je me reconnais bien là. Et à Montréal, je n’ai pas de routine. Je paye les factures en dansant dans les bars qui en ont besoin. Un différent chaque soir, je ne vois pas les mêmes têtes, je ne discute pas avec les mêmes gens. Je suis une fille qui a besoin que sa vie soit vivante. Je ne suis pas que tombée amoureuse de Montréal, j’y ai fait une rencontre. Une histoire sérieuse, pour une fois. Un homme nommé Lénaïck. Gentil, attentionné mais extraordinairement chiant. Avec lui, il y a une chose que j’ai découverte sur moi : mon infidélité. On est restés ensemble pourtant, malgré mes aventures qu’il faisait semblant d’ignorer. Et quand il a été muté à Fall River je l’ai suivi. Je me suis dit qu'à plus de six heures de voiture de notre Québec natal, j’arriverai à être fidèle.

A Fall River, j’ai trouvé un job qui me plait. J’étais sceptique au début mais finalement, j’ai toujours aimé séduire et danser. Alors finalement, le strip-tease, c’est un peu ça. C’est comme ça, sur un bout de scène en bois, que j’ai rencontré Clyde. Je ne le savais pas, au moment où j’ai souris pour lui dire bonjour, qu’il deviendrait bien plus qu’un collègue. J’ai dansé ce jour-là. Dansé jusqu’à en avoir mal partout. Je me suis dévêtue un nombre incalculable de fois, le directeur a été séduit par ce qu’il a appelé, une alchimie entre Clyde et moi. Il est Lion, c’est un signe de feu. Il ne doit pas beaucoup aimer la routine non plus et cela ne m’étonne pas qu’il gagne sa vie comme ça : Le Lion aime être sous le feu des projecteurs, c’est le Roi de la Savane après tout. Si j’adore, Lénaick déteste. Il s’est montré jaloux, presque violent. Je ne sais pas comment on a tenu huit mois avant que je ne me décide à partir. Je suis allée frapper chez Clyde, avec rien d’autre qu’un sac qui contenait un pyjama et une brosse à dent. Il a ouvert, je suis entrée. Je ne pensais pas que je serais encore là, un an et sept mois plus tard.

« Iris, maquilles toi mieux que ça. T’as pleuré. Si moi je le vois, il le verra également. »

C’est la voix pleine de bienveillance d’une de nos collègues qui me rappelle à l’ordre. Je hoche simplement la tête avant de regarder mon reflet dans le miroir. C’est vrai, j’ai pleuré. Mes joues sont comme coupées en deux par les sillons humides qu’elles ont tracé sur ma peau. Je dois me ressaisir. Comme on dit, un de perdu dix de retrouvés. Elle est nulle cette expression, putain. Il y a beaucoup d’homme dans ma vie mais Clyde est le seul avec lequel je me sens chez moi. Du revers de la main, j’essuie mon nez et je farde mon visage pour donner le change. Les spots capteront les paillettes et personne ne se rendra compte que j’ai chialé toute la journée. Donner le change, encore une expression bien pourrie.

On s’est disputé, salement, il y a quelques jours. C’est de ma faute. Pas parce que je suis infidèle ou parce qu’il a une libido débordante, nous avons trouvé un moyen de régler ça. Il a fallu règlementer et ajuster, mais notre couple fonctionnait bien. Jusqu’à ce que j’oublie, encore, de payer ma part du loyer. On s’est engueulé si fort qu’Uranus, la plante verte de l’entrée, a fait un vol plané jusque sur le carrelage. Cela fait trois jours que je dors à l’hôtel. Et ce soir, nous devons danser. Dans ma tenue de scène, les paillettes cachant la tristesse qui s’est peinte sur mon visage, je prends sa main quand le rideau se lève. Minutieusement, j’exécute le moindre mouvement de la chorégraphie qu’il a mise au point. Il ne faut pas que le public se rende compte de quoi que ce soit, c’est le problème quand on est amoureuse de son partenaire de scène, le professionnel et le personnel finissent par se télescoper. Le show termine, je suis allongée sur la scène et il me surplombe. Je crois que mon maquillage coule encore et qu’il n’a pas l’air bien lui aussi. « Je t’aime. » J’ai murmuré, pour la première fois.

C’était il y a… quatre ? cinq ans ? J’ai oublié. Mon erreur de loyer, mon erreur de timing dans ma déclaration qui m’a valu une engueulade de plus. Depuis, je suis revenue à la maison. Depuis, on a changé d’appartement. On a repris notre vie sans routine. Je vais voir mes parents une semaine par an, la visite diplomatique. Maman s’obstine à écorcher le prénom de Clyde, Papa n’en parle pas, Honoré passe pour le fils modèle. Et moi, je crois que je suis heureuse en Fall River, Massachusetts. Pour la première fois, jusqu’à la prochaine fois, jusqu’à ce que je finisse invariablement par m’ennuyer.